Trois légendes, juillet-août 1934
§ Introduction Progrès du Finistère
Une belle promenade aux portes de Quimper. Le Stangala.
« Parlons-en toujours, mais n'y allons jamais », pourrait-on dire du Stangala. Combien de nos compatriotes, parmi les jeunes surtout, ne connaissent sinon par oui-dire les beautés de la « Petite Suisse » ? Combien ont parcouru ses vallons nombreux tout frissonnants de verdure, ses gorges solitaires que vient seule animer la chanson murmurante des eaux, la pointe du Griffonez majestueuse et désolée et tant d'autres sites pittoresques, les uns riants et les autres sauvages, qui font du Stangala la plus ravissante promenade qui se puisse rêver ?
Promenade un peu négligée, semble-t-il, depuis l'avènement de l'automobile et la maladie de la vitesse, et que le Syndicat d'Initiative de Quimper s'efforce, si l'on peut dire, de remettre à la mode.
Tous les fidèles de la marche à pied, tous les automobilistes raisonnables (il en reste) qui préfèrent à la monotonie des routes nationales « l'ombre et le frais » des chemins, tous ceux enfin qui considèrent le tourisme comme une promenade et non comme une course, apprendront avec joie l'heureuse initiative qu'ont pris quelques fervents du Stangala. M. le commandant Debled, ancien attaché du Service Géographique de l'Armlée, vie,t, en effet, après plusieurs explorations méthodiques poursuivies dans la vallée de l'Odet, de relever une carte très complète et très claire du Stangala.
Cette carte dont l'exécution a été confiée à l'Imprimerie Cornouaillaise et qui constitue, du point de vue typographique, une magistrale réussite, va être prochainement mise en vente à Quimper. Elle comprend les courbes de niveau et les moindres méandres de la rivière avec tous les sentiers qui permettent d'y accéder ; enfin, les points de stationnement pour vélos et autos d'où l'on peut, à pied, se rendre, sans
risque de s'égarer, aux sites merveilleux que sont : la pointe du Griffonez, le rocher du Corbeau, le rocher du chasseur, le Moulin du Poul, etc ...
Tous les petits touristes quimpérois et aussi les grands voudront posséder la carte du commandant Debled.
Tous voudront faire cette excursion, facile autant qu'agréable, dont M. Le Guennec, dans le dernier numéro de « Quimper et la Cornouaille », célèbre, d'une plume fervente, les multiples agréments.
Unanimement sacré « la plus jolie rivière de France », l'Odet semble ne devoir ce titre flatteur qu'aux beautés sans rivales de son incomparable estuaire qui, du « Cap Horn » à Bénodert, ont navigué à travers le prestigieux pays de « la mer dans les bois » si cher à Georges Suarez et André Chevrillon. Mais les rares mérites du petit fleuve quimpérois ne se limitent point seulement à la partie de son cours où, pour parler en termes mythologiques, les tritons couronnées d'algues du vieux Neptune viennent, deux fois par jour, célébrer leurs noces, aussi vite dénouées qu'accomplies, avec les nymphes sylvestres et les Oréades aux fronts ceints de feuillage vert (j'eusse plus tôt fait de dire tout simplement : où remonte la marée).
En amont de la ville, le site du Stangala vaut bien aussi d'être connu, visité, admiré, en dépit des difficultés d'accès qui, aux yeux de beaucoup de personnes, en font une sorte de domaine interdit, de paradis dont on rêve en se résignant à n'y jamais mettre le pied. À une époque où les gens, gâtés par d'extrêmes facilités de transport, ont perdu l'habitude des longues marches si saines et si réconfortantes, au point de jeter les hauts cris dès qu'on leur propose d'arpenter une douzaine de kilomètres, la visite du Stangala est considérée comme une sorte de prouesse sportive, demeure le privilège de quelques intrépides pedestrians, amoureux de la nature vierge, pêcheurs à la ligne, ramasseurs de moules perlières, tranquilles promeneurs qui s'y réfugient, loin des routes cimentées de goudron et de leurs relents d'essence brûlée.
§ Qu'est-ce que le Stangala ? ...
Qu'est-ce que le Stangala ? - Tout simplement le plus curieux, le plus extraordinaire de tous les paysages « terriens » de la Basse-Cornouaille. L'Odet, échappé des monts de Laz, a d'abord roulé ses ondes fraîches à travers de mollens ondulations de coteaux, des terroirs bocagers, de longues prairies. Puis, à trois lieues de Quimper, brusquement, il se taille un fossé étroit et profond et vient décrire, autour de l'altière falaise du Griffonnez, un surprenant « virage en épingles à cheveux » creusant ainsi, au milieu des riants terroirs d'Ergué-Gabéric et de Kerfeunteun, un ravin sauvage et sinueux encadré de taillis, de rochers, de landes mélancoliques.
De la terrasse naturelle du Griffonez, le coup d’œil est d'une ampleur, d'une beauté saisissantes. À cent mètres au-dessous de vous, parmi les blocs, l'eau rapide précipite sa course en bouillonnant. La vallée sinue entre des versants abruptes, d'âpres mamelons, des collines que les saisons revêtent tour à tour d'un rutilant manteau d'or fleuri ou d'une toison fauve nuancée des tons bronzés, rougis ou cuivrés les plus somptueux. Au loin émergent les flèches de la cathédrale, et tout à l'entour, l'agreste Cornouaille du Sud développe les courbes lentes de ses horizons qui se reculent en plans successifs, de plus en plus vaporeux, jusqu'au ras du ciel, festonné d'une frise de montagnettes bleues comme la mer.
Ce n'est là qu'une sommaire vision d'ensemble. Mais que de détails, de coins charmants et pittoresques dans ce vallon qui, de Tréouzon au moulin de Penhoat, mesure plus de trois kilomètres et se divise, pour les gens avertis, en Grand et en Petit-Stangala ! La pointe vertigineuse de Griffonez domine le premier de son échine taillée en coutre de charrue, tout hérissée de buis et de houx arborescents, d'où l'on dégringole, par le plus imprévu des sentiers casse-cou, au moulin du Poul, qui tombe en ruines, près de sa passerelle modernisée.
Le Petit-Stangala, d'aspect moins farouche, a pour attraits principaux sa « Roche du Corbeau » et son « Rocher du Chasseur », blocs gigantesques demeurés en suspens sur l'abime, ses sentiers courant sous l'abri des feuillages ou en bordures de la rivière, dans la rumeur berceuse de l'eau murmurante et du frisson des feuilles au passage du vent. Le poète Adolphe Paban préférait ce décor aux lignes adoucies et l'a chanté fort joliment dans ses Roses de Kerné. Quoi qu'il en soit, l'un et l'autre Stangala ont leurs charmes, et le mieux est encore de tout apprécier, de tout admirer en bloc, après avoir cheminé dans un enchantement presque continuel, d'amont en aval ou d'aval en amont, au gré des chemins et de sa fantaisie.
Bien entendu - nous ne sommes pas pour rien en Bretagne - la légende a plongé ses racines séculaires dans les interstices de ces rochers, au flanc de ces solitaires collines.
Le saut de saint Alar [6]
Le nom de Stang-Ala lui-même rappelle un épisode merveilleux de la légende de saint Alar ou Ala, le même, croit-on, que saint Éloi, l'orfèvre du roi Dagobert, puisqu'il patronne, comme lui, la race chevaline. Un jour, une bande de sacripants assaillit le pauvre anachorète qui avait dans ces parage sa « maison de prières », et le poursuivit en dessein de l'occire. Aveugler, pétrifier, foudroyer sur place ses malheureux eut été pour le saint l'affaire d'un moment, mais il jugea plus humain de s'enfuir. La meute le poussait vers un ravin à pic où il devait choir et se tuer en tombant, à moins qu'il ne se rendit. Alar fit mieux. Un bond gigantesque au-dessus de la vallée le porta sans encombre à l'autre bord, et il regagna paisiblement la ville de son protecteur et ami le roi Gradlon, après avoir béni, par delà le gouffre où grondait la rivière l'Odet, ses agresseurs ahuris.
La fontaine de saint Alar [6]
L'emplacement de l'ermitage de saint Alar se trouve non loin de la grande papeterie Bolloré. On en montre encore la fontaine, dont l'eau possède, parait-il, une singulière vertu, celle de se changer en vin, une fois tous les cent ans, pendant une heure. Certaine après-midi, on battait le blé à la ferme voisine, le soleil tapait dur, et les travailleurs avaient asséché les deux cruches de la maison. Vite, on dépêche une des servantes à la fontaine pour les remplir. En revient un peu haletante, car la montée est rude.
Mais voici qu'en vidant leurs bols, les batteurs assoiffés s’aperçoivent, avec surprise et ravissement, que c'est un vin blanc du meilleur cru qui leur coule dans le gosier et leur ragaillardit l'estomac. L'heure fatidique dont parlaient les vieux a donc sonné. Il s'agit d'en profiter sans perdre aucune de ses précieuses secondes. Chacun saisit le premier récipient qui lui tombe sous la main et se précipite à toutes jambes vers la source miraculeuse. Hélas ! le premier qui y puise crache sa gorgée avec une grimace de désappointement et de dégoût. Trop tard ! l'heure du bon vin a déjà atteint son terme, et désormais, pendant tout un siècle encore, la fontaine ne donnera plus qu'un fade « sirop de grenouille ».
Le griffon du stang-Alar [6]
On raconte aussi qu'un griffon redoutable avait jadis son repaire dans une caverne de la pointe rocheuse qu'on appelle toujours, en souvenir de lui, le Griffonnez. Ce dragon exigeait qu'on lui livrait chaque mois une jeune fille de vingt ans pour se repaître de sa chair friande, et, moyennant cet horribl tribut, il épargnait à peu près les habitants du pays, se contentant de mettre leurs troupeaux en coupe réglée.
Le sort tomba un jour sur l'héritière du riche seigneur de Penhoat, une ravissante penn-herez, que le fils du manoir voisin de Kermahonet, noble et pauvre gentilhomme, aimait en silence sans oser prétendre à sa main. Désespéré d'apprendre que celle qu'il chérissait allait devenir la proie du monstre, le jeune homme osa attaquer celui-ci dans sa caverne et le combattit avec une telle rage qu'il en vint à bout. Vainqueur, il rentra chez lui tellement épuisé, déchiré, empoisonné par l'haleine empestée du griffon, qu'il dut rester un mois malade. Pendant ce temps, un autre prétendant sans scrupules s'était vanté d'avoir lui-même exterminé la bête, et avait obtenu pour cette prétendue prouesse, la main de celle qui, à l'en croire, lui devait la vie.
Heureusement, le fils de Kermahonet avait coupé et emporté, en témoignage de son triomphe, la langue fourchue de sa victime. Il la présenta au seigneur de Penhoat sous le porche de l'église de Cuzon, au moment où le mariage allait être célébré, confondit son misérable rival, que le comte de Cornouaille fit jeter en prison pour félonie et mensonge, et épousa lui-même « la rose de Penhoat . Une statue en raccourci du dragon, avec ses ailes de chauve-souris et ses pattes griffues se voit encore dans la cour de Kermahonet.
§ Conclusion de Quimper et la Cornouaille ...
Une bonne nouvelle pour terminer ce bref aperçu sur l'une de nos richesses touristiques les plus dignes d'être visités, mais à qui l'embarra de s'y rendre par des chemins mauvais et incertains n'a pas permis jusqu'ici, d'attendre à la notoriété qu'elle mérite. M. le commandant Debled, au cours d'une vingtaine d'années d'explorations poursuivies méthodiquement, a relevé, avec toute la compétence que lui confèrent ses anciennes fonctions d'attaché au Service cartographique de l'armée, la carte du Stangala à très grande échelle, y compris les courbes de niveau et les moindres détails des méandres de sa rivière et de ses sentiers.
Cette carte si soigneusement dressée, il a eu l'amabilité de la mettre à disposition du Syndicat d'Initiative, après en avoir repéré et jalonné les principaux itinéraires qui permettent d'explorer toutes les parties intéressantes du site. Grâce au labeur et au geste généreux du commandant Debled, le Syndicat va pouvoir publier la carte en couleurs du Stangala à une échelle réduite, mais très suffisamment claire, et la mettre à la disposition des hôtels, des services d'autos, des particuliers. Nul doute que de telles facilités si opportunément offertes, n'orientent bientôt des quantités de visiteurs vers ce beau et émouvant paysage qui évoque, au seuil même des « Jardins enchantés de Cornouaille », les sites les plus tourmentés et les plus désertiques de la Bretagne pétrée.
L. GUENNEC.
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Version longue du griffon, août 1929
§ Introduction sur le manoir de Kermahonec ...
Kerfeunteun. Nos vieux manoirs à légendes. Le manoir de Kermahonec.
À trois kilomètres de Quimper, sur le versant ouest du joli vallon boisé où courent parallèlement les eaux mutines du Frout et la grande route de Châteaulin, une vieille maison ombragée de quelques hêtres et sapins subsiste du manoir de Kermahonec. Diminuée et remaniée, elle conserve encore de l'époque gothique une porte en arc brisé d'un tracé très pur, et la base d'une tourelle à pans coupés dont la chute d'un sapin vétuste emporta le faîte, il y a quelques trente ans. Naguère, l'un des pieds-droits du portail extérieur montrait un petit personnage accroupi, élevant ses bras pour soutenir une sorte de console sur laquelle devait retomber la nervure de l'arceau. À l'entrée de la cour, un bassin circulaire est surmonté en son milieu d'une figure de dragon d'assez belle taille, sculpté en granit, le corps squameux, la gueule ouverte, la queue enroulée, les ailes griffues. C'est le fameux « dragon de Kermahonec », dont je dirai tout à l'heure la légende.
La manoir appartenait en 1481 à Charles Le Chevez, archer en brigandine parmi les nobles de Queuzon ou Cuzon à la « montre de Cornouaille » tenue cette année. En 1536, il avait passé par vente judiciaire à maître Daniel Le Gubaer, qui en fournit aveu au cardinal Simonella, évêque et administration de l'évêché de Cornouaille. Son fils, maître Jean Le Gubaer, se présenta à la montre de 1562 ; il était en 1564 bailli de la cour des Régaires et laissa postérité fondue au siècle suivant dans une autre maison de judicature héréditaire, les Le Goazre. La famille de Penandreff possédait par alliance ce manoir de Kermahonec au temps de Louis XV.
Dans son aveu fourni à l'évêque en 1740, Messire François-Joseph de Penandreff, chevalier, seigneur de Pendreff, Kerstrat, Kermahonec, ancien capitaine au régiment de Picardie, réclame en l'église de Cuzon de curieux droits honorifiques, écussons armoriés dans les vitraux, tombe haute, chapelle prohibitive s'ouvrant par une porte particulière dont il a la clef, privilège d'avoir le premier les honneurs du pain bénit à l'office, de recevoir le premier un rameau de buis de la maison du recteur le dimanche des Rameaux, et de marcher aux processions immédiatement après le clergé. Son fils, Sébastien de Penandreff, était, en 1774, major du bataillon d'infanterie garde-côtes de Pont-Croix.
Voici la légende en question. Sous le règne du comte Hoël ou de Budic-Meur, vivait à Cuzon un jeune homme de noble race, pauvre et fier, appelé Mahonec. Il habitait avec un vieux serviteur une maison chétive, un petit ker qui, selon l'usage portait son nom. À quelques distances, un puissant chef résidait dans une sienne villa, au pied de la montagne de Penhoat. Sa fille était très belle, et Mahonec l'aimait d'un violent amour, sans cependant rien espérer, car une aussi riche héritière était destinée d'avance à l'un des grands feudataires du comte de Cornouaille.
Or, il arriva qu'un sanguinaire dragon, une hydre monstrueuse, parut soudain dans les gorges du Stangala, où l'Odet se creuse un profond lit rocheux entre les terres de Cuzon et celles d'Ergué-Gabéric. La bête avait son repère sur l'éperon granitique qui, en souvenir d'elle, se nomme encore le Griffonez. De là, elle guettait sa proie, et moitié volant, moitié rampant, elle fonçait dessus. Animaux sauvages ou domestiques, tout lui était bon. Dès qu'elle eut goûté à la chair humaine, elle poursuivit les gens comme un gibier de prédilection. Pour l'empêcher de dépeupler le pays, on fut obligé de conclure un pacte aux termes duquel on devait lui livrer chaque mois une jeune fille tirée au sort. Il est aisé de comprendre dans quelle désolation et quelle épouvante vécurent désormais les familles pourvues de jouvencelles. Bien des chevaliers essayèrent de détruire le griffon, mais tous échouèrent et beaucoup périrent.
Un soir, Mahonec apprit que la belle qu'il aimait était tombée dans le sort fatal et que, le lendemain, elle serait conduite au monstre. Le jeune homme passa la nuit à aiguiser son épée et à tailler en pointes les deux extrémités d'un solide piquet de chêne. Dès la prime aube, il courut au Stangala, grimpa jusqu'à l'antre du dragon, le provoqua en lui lançant des pierres. La bête, furieuse, se rua sur lui, la grande gueule ouverte pour l'engloutir d'un seul coup. Malgré l'haleine empoisonnée qui le frappa, Mahonec tint ferme, et enfonça brusquement entre les mâchoires béantes le bâton aiguisé qu'il avait préparé, empêchant ainsi ses terribles mandibules de se refermer. Puis, il plongea son épée dans l’œil du dragon jusqu'à lui fouiller la cervelle.Quand les effrayantes convulsions d'agonie du monstre se furent apaisées, il lui coupa sa langue verte, terminée par un dard fourchu, la cacha sous sa tunique et regagna le manoir sans que personne se fut douté de son héroïque équipée.
Il n'avait cependant pas respiré impunément le souffle délétère du griffon. À peine rentré, il s'affaissa et fut malade toute une semaine. Le matin où la fièvre le quitta, entendant les cloches de Cuzon sonner à toute volée, il en demanda la raison à son vieux domestique : « Ce sont, dit ce dernier, les noces de la Pennherez de Penhoat avec le seigneur de Kergadou, qui a tué le dragon du Stangala au moment où il allait manger la pauvre petite. Tout le pays est en liesse, et l'on trouve très juste que ce brave seigneur, à qui je n'aurais pas cru tant de courage, devienne, quoiqu'il ne soit ni jeune ni bien beau, l'heureux époux de la rose de Cuzon. »
À peine achevait-il, que Mahonec était debout et qu'il s'habillait en chancelant. Arriverait-il à temps pour ne pas se laisser voler son bonheur par ce rival indigne ? Lorsqu'il atteignit le bourg, le cortège nuptial débouchait aussi. L'air arrogant et glorieux dans son somptueux accoutrement, le fiancé chevauchait en tête, côte à côte avec la blanche et mélancolique pennherez. Il allait mettre pied à terre quand Mahonec saisit la bride de son cheval et lui cria d'un voix vibrante :
« M. de Kergadou, vous êtes un menteur, un lâche et un félon. Vous avez trompé cette jeune fille et son père. Ce n'est pas vous, c'est moi qui ai tué le dragon. Je l'affirme devant Dieu, et je suis tout prêt à attester mon dire l'épée à la main ! »
On devine l'émotion et l'esclandre. Heureusement, le comte était là : il prit l'affaire en main et interrogea aussitôt, devant la foule, les deux compétiteurs. Le seigneur de Kergadou raconta une fois de plus sa mensongère histoire, son soi-disant duel victorieux avec le monstre et son entrée au manoir de Penhoat, tenant la tête décapitée de celui-ci; au moment où la jeune fille allait s'offrir à l'horrible sacrifice, toutes choses des plus vraisemblables. Quand il eut fini, Mahonec se borna à lui poser cette question :
« Puisque vous avez vu le dragon de si près, dites-moi combien il avait de langues, et quelle était leur couleur ? »
Kergadou demeura coi. Il n'avait pas songé à ce détail. Il crut bon pourtant de payer d'audace et de répondre hardiment :
« De langues, il en avait trois, rouges comme le feu ».
« Il n'en avait qu'une, verte comme l'oseille, répliqua Mahonec, et la preuve, c'est que la voici. »
Ce fut un coup de théâtre. L'imposteur blêmit, balbutia, perdit contenance sous le regard sévère que le comte de Cornouaille fixa sur lui. La vérification fut facile, la tête du monstre ayant été suspendue en ex-voto aux voûtes de l'église, et elle confirma la véracité du jeune homme, ainsi que la fourberie de l'odieux fiancé. Ce dernier, arrêté à l'instant sur l'ordre du comte, fut menée à Quimper en dure prison. Quant à Mahonec, le souverain lui donna les éloges que méritait sa prouesse, et le présenta à l'héroïne rougissante, à laquelle il dit avec un sourire :
« Demoiselle, je m'excuse de vous avoir enlevé celui qui allait être votre époux. C'est un misérable, indigne de posséder vos charmes. Pour vous dédommager, je vous offre un autre mari auquel vous ferez, je m'assure, bon accueil, parce qu'il est votre sauveur et qu'il a le visage clair, le cœur vaillant, l'âme loyale, parce que votre père vous y engage et que votre comte vous le demande. »
Il faut croire que l'héritière de Penhoat n'opposa pas grande résistance, car le mariage eut lieu, dit-on, sur l'heure. Mahonec et sa femme vécurent longtemps, furent très heureux et eurent beaucoup d'enfants.
§ Pour commémorer cette romanesque histoire ...
Pour commémorer cette romanesque histoire, ils placèrent sur le portail de leur château la figure du dragon. On l'y a conservée d'âge en âge. Les vieux ajoutent qu'on voyait dans les ruines de l'église de Cuzon la pierre tombale d'un chevalier armé de pied en cap, qui appuyait ses pieds sur le flanc d'un dragon couché, et ils ne doutaient pas qu'elle n'eut recouvert la sépulture de Mahonec lui-même.
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