Les miracles de l'ancien cantique Itron Varia Kerdevot de 1712
Un article de GrandTerrier.
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Antoine Favé écrivait « Notre cantique se trouve parfaitement daté, et c'est lui même qui nous dit qu'il fut composé onze ans après l'accident du 2 février 1701 : donc il est clair qu'il est de 1712. » Antoine Favé, vicaire d'Ergué-Gabéric, a révélé en 1891 l'existence de cet ancien cantique de Kerdévot en publiant le texte inédit en breton dans le bulletin de la société archéologique du Finistère. Ce qui suit est une version commentée de Bernez Rouz avec sa traduction intégrale en français et une analyse de son contexte historique, le tout publié dans le « Livre d'or du cinquième centenaire 1489-1989 de Kerdévot en Ergué-Gabéric ». Autres lectures : « Cantic Spirituel e gloar an Itron Varia Kerdevot ha diou addition » ¤ « FAVÉ Antoine - L'ancien cantique de Kerdévot » ¤ « PERON Goulven - Cantiques de Kerdévot et de Pontdouar » ¤ « Le cantique populaire "Itroun Varia Kerdevot" de Jean Salaun en 1881 » ¤ « Retable flamand de Kerdévot » ¤ | [1] (1606-1683) |
[modifier] 1 Présentation
L'ancien cantique de Kerdévot est exceptionnellement long. 56 couplets de quatre vers de 12 à 14 syllabes. Sans prétendre avoir lu tous les cantiques bretons, c'est le plus long qu'il m'ait été donné de voir. Par la même, il s'apparente plus à une complainte, à une « Gwerz » dont il possède la plupart des caractéristiques. Il est vrai que la frontière entre Gwerz et Cantique n'a jamais été clairement marquée : le Père Maunoir Le plus ancien recueil de cantiques bretons ne date seulement que de 1642. Il s'intitule « Cantiquou spirituel da beza canet et catechismou ha lechiou all gant an Christenien composet bet a nevez gant un tat eux à compagnunez lesvs ». Selon Gwennolé Le Menn (BSAF 1984 p. 281), cet ouvrage en moyen breton aurait été écrit par un jésuite contemporain du Père Maunoir |
Le cantique de Kerdévot ne se rattache pas à cette tradition, la langue est sans recherche, l'orthographe a changé et la rime externe seule employée est pauvre dans l'ensemble. Le cantique de Kerdévot se rattache par contre à l'école du Père Maunoir Le cantique de Kerdévot se situe donc dans une lignée fortement établie à la charnière du 17e et du 18e siècle, dans une période de rechristianisation impulsée par les jésuites. Contrairement à la tradition savante du moyen breton, au 18e siècle les ecclésiastiques cherchent avant tout à être efficaces et à faire passer leur message parmi le peuple. "Peut-on parler de littérature devant la production de ces clercs qui cherchaient avant tout la plus grande gloire de Dieu et qui, si on les en croit, n'écrivaient en breton que parce qu'il n'était pas possible d'éviter l'emploi de cette langue ?" s'interroge Fanch Roudaut dans l'histoire culturelle de la Bretagne. Le cantique de Kerdévot n'échappe pas à la règle : longueurs, répétitions, breton décadent, écrit Antoine Favé qui relève cependant parfois un souffle poétique et le qualifie d'intéressant. |
[modifier] 2 Rimes et chant
Il n'est pas inutile cependant de relever un certain nombre de détails sur la forme. Le barde de Kerdévot a composé 56 couplets très réguliers, chaque strophe de 4 vers comprend deux rimes aa, bb, ... Des rimes souvent convenables qui concernent la syllabe finale, par exemple en strophe 41 : « Chandelour / Tour
Par contre à la strophe 33, seule la voyelle rime :
« Ped / Briec
On retrouve ce manque de rigueur dans la métrique des vers : 13 ou 14 pieds avec des césures approximatives. En général cependant vers le vers de 13 pieds qui domine avec une cèsure 7/6 : c'est le cas de la première strophe. Celle-ci donne dans ses deux derniers vers l'exemple de breton décadent que signalait il y a un siècle Antoine Favé.
« Da dirigea va memor ha ma ententamant
C'est le type même du "Brezhoneg Beleg", le breton des prêtres du 18e siècle, truffé de mots français. Certaines strophes par contre sont de très bonne tenue, telle la strophe 17 :
« Ker stank e varvent bemdeiz ken na vanke loened
Nous avons eu la chance de pouvoir enregistrer un fragment du cantique par une chanteuse traditionnelle d'Ergué-Gabéric. La version remaniée marque le souci d'une certaine pureté de la langue qu'on trouve en général chez les bretonnants nés avant la guerre 14-18. |
Les 10 vers chantés par Marjan Mao correspondent aux strophes 11,12 et 13. Il est significatif que le passage retenu soit celui du miracle du Retable, celui même qui faisait dire au Major Faty il y a un siècle, « Sa vue provoque toujours une telle admiration chez les paysans des environs de Quimper qu'ils lui attribuent une origine surnaturelle ».
Fragments de l'ancien cantique de Kerdévot chanté par Marjan Mao de Stang-Odet en Ergué-Gabéric :
À comparer avec les strophes 11, 12 et 13 du cantique originel.
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[modifier] 3 Guerre, famine et peste
Dès l'introduction le barde de Kerdévot ne manque pas de saluer le roi Louis XIV afin que Dieu et sa mère intercède pour lui, pour le faire retrouver le chemin de la victoire. En 1712, nous sommes en pleine guerre de succession d'Espagne, une guerre interminable qui se conclut par les traités d'Utrech (1713) et de Rastatt (1714). Le cantique traite les ennemis du roi, d'adversaires de Jésus, allusion probable aux protestants que combattait Louis XIV, principalement Anglais et Hollandais. |
Après l'évocation de la guerre, la disette s'impose, toujours présente dans les campagnes mêmes si les grandes famines du Moyen-Age sont révolues. Une disette accentuée en Bretagne par le blocus maritime des états ligués contre Louis XIV et qui a ruiné l'économie bretonne. La peste, troisième compagnon d'infortune reste dans les mémoires, mais ne frappe plus. Il semble en effet que la dernière peste de Basse-Bretagne soit celle de St-Pol de Léon en 1658. Dans la région Quimpéroise la dernière peste connue date de 1640. Le souvenir des trois fléaux (guerre, famine, peste) évoqué dans le cantique est encore présent dans la mémoire collective. Jules Gros dans son trésor du Breton parlé cite cette phrase : "An Teir gwalenn a gastiz : ar brezel, ar gernez hag ar vosenn" (les trois fléaux de punition : la guerre, la famine et la peste). L'évocation des fléaux universels a pour but d'inciter le peuple à chercher le réconfort dans la religion, mais le chrétien est invité à s'adresser à la Mère de Dieu. Dieu est trop puissant, trop lointain, trop inaccessible, ce n'est pas le cas pour la Vierge. C'est pour cela que 92% des testaments étudiés par Alain Croix dans sa thèse monumentale sur le 16 et 17e siècle, invoquent l'intercession divine par l'intermédiaire de la Vierge Marie. |
[modifier] 4 Légende et intercession
Notre Dame de Kerdévot possède en Ergué-Gabéric non pas une simple chapelle, mais une église (Iliz), un temple béni. Kerdévot est le principal monument, le plus dévot, le plus ancien, le plus beau qui soit dédié à la Vierge. Pour nuancer ce jugement dithyrambique le compositeur indique prudemment qu'il ne veut choquer personne (hep choki iliz santel ebet). La présence du retable est d'emblée mis en évidence. Ce trésor inestimable venu à Kerdévot par on ne sait quel moyen, ni par l'intermédiaire de qui, excite la curiosité des passants. Le barde nous donne ici une des légendes du retable. C'est la Vierge qui l'a commandé à un jeune menuisier. Il a été transporté par mer jusqu'en Bretagne. Miraculeusement le bateau ne s'approcha du rivage qu'à la vue du recteur d'Ergué et du fabrique de Kerdévot. Une version plus tardive de Jean-Marie Déguignet précise que le bateau s'était échoué dans la baie de Kerogan ou de Ledanou près de l'actuel port du Corniguel à Quimper. Déguignet rapporte en plus le détail de la charrette à bœufs et de l'utilisation de ces boeufs après le transport à Kerdévot. |
Ils disparurent à tout jamais. Ne restent en témoignage que les auges que se disputent deux lieux-dits : Kerdévot avec le pré Yun Maria, la prairie de Marie, où se trouvaient deux auges, et Kerdilez où existe une garenne, Goarem an eoriou, la garenne des auges. La légende du retable nous confirme au moins deux choses : il est venu par mer et il a été placé sur l'autel principal, tel qu'il était au début du 20e siècle, et tel qu'il est maintenant après restauration. L'épisode de la Peste d'Elliant est particulièrement intéressant parce qu'on touche là aux origines même de la chapelle. Le barde s'appuie essentiellement sur la tradition populaire véhiculée par les « Gwerzioù ». Les différentes versions qu'on en possède rapportent toutes effectivement qu'on manquait de charrettes et d'animaux pour transporter les morts au bourg. Le barde ne s'appesantit pas sur les situations cruelles, mais fait une large place à la procession des gens d'Elliant vers Kerdévot et au rôle de la Vierge pour arrêter la peste. La permanence de la présence elliantaise à Kerdévot se vérifie encore de nos jours. |
[modifier] 5 Pélerinage anti-pesteux
Il n'en venait pas seulement d'Elliant, mais aussi de Quimper, de St-Evarzec, d'Ergué-Armel, de Briec, de Kerfeunteun, de Cuzon, nous dit plus loin le cantique, ce qui confirme la renommée de Kerdévot, pèlerinage anti-pesteux. Mais en 1712 la peste n'est déjà qu'un souvenir ; le cantique nous donne la liste exhaustive des bienfaits de Notre-Dame de Kerdévot :
Voilà une panoplie impres-sionnante qui n'étonne pas, même après le passage du Père Maunoir [1] . La religion populaire est une des caractéristiques de cette époque et nourrit bien le clergé. Pas étonnant que la fabrique de Kerdévot soit si riche, en 1830 elle pesait 1200 livres sur un budget de paroisse de 1800 livres.
Parmi ces miracles, deux évènements ont le mérite d'être vérifiables par l'histoire : le pèlerinage à Kerdévot des marins de Duguay-Trouin et la chute du clocher de la chapelle de Kerdévot en 1701. |
D'abord aux strophes 30, 31 et 32, c'est la venue d'un soldat de Duguay-Trouin, Deschamp au Carême de 1712. Cet épisode évoque le périple de Duguay-Trouin qui quitta La Rochelle le 9 juin 1711 avec sept vaisseaux, quatre frégates, six petits bâtiments et six mille hommes de troupe. Le 12 septembre, il force l'entrée de la Baie de Rio de Janeiro. Le 21 septembre, il prend la ville qui appartenait aux espagnols et se fait remettre une rançon de 600 000 cruzeros. Le 13 novembre il quitte Rio, mais n'arrive que le 6 février 1712 à Brest, chargé d'or. Le Quimpérois Deschamp et ses camarades sont donc venus en pèlerinage à Kerdévot immédiatement après, puisque si on en croit le cantique ils étaient à Kerdévot pour le Carême de 1712, soit le 10 février. A noter que l'escadre de Duguay-Trouin a mis trois mois et trois jours de La Rochelle à Rio, et moins de trois mois pour faire Rio-Brest. On comprend que les soldats qui n'étaient pas des marins souffrent de ces longues navigations. Quant à être en perdition comme l'indique le cantique, il est évident qu'en hiver ces marins durent essuyer les terribles tempêtes atlantiques. Le second évènement, aux strophes 41, 42 et 43, est la chute du clocher en 1701 et nous permet de dater le cantique avec précision. Quoique moins précis que la relation du recteur Jean Baudour, ce témoignage permet d'attester la parfaite connaissance qu'a l'auteur des faits conservés par la mémoire populaire. Il ne cite pas de nom, mais la date précise de l'accident à la Chandeleur il y a onze ans. Le tonnerre et le vent fou sont également inscrits dans le témoignage de Jean Baudour, cela nous laisse à penser que l'auteur a eu connaissance des registres paroissiaux ; il est fort à parier qu'il s'agisse d'un curé. Rien ne permet d'affirmer qu'il s'agisse de Jean Baudour, mort en 1716 à l'âge d'environ 80 ans. Les dernières strophes nous apportent deux précisions sur le mobilier de la chapelle, la Vierge de Kerdévot est semble-t-il en place, présentant son fils au monde si on en croit le couplet 64 : « Quand vous arriverez dans sa maison son fils Jésus est dans ses bras ... ». Deuxième précision importante au dernier couplet « Ograou ar werc'hez », les orgues de la Vierge. On sait qu'il y avait des orgues à Kerdévot pendant la Révolution, il semble donc qu'elles existaient déjà en 1712. Il est probable qu'elles ont été construites après la reconstruction du clocher et de la tour en 1704. La paroisse possédait déjà un orgue dans l'église du bourg : de 1680 à 1702, Maître Pierre Guyomarc'h tenait les orgues. A sa mort son fils Charles prit la succession. |
[modifier] 6 Conclusion
L'ancien cantique de Kerdévot apparaît comme une pièce essentielle pour la connaissance de la chapelle. Par les évènements historiques qu'il relate, par la tradition populaire qu'on y trouve, et cela dépasse largement le strict intérêt qu'on peut porter aux textes de dévotion. Composé probablement par un ecclésiastique, encore vivant dans les mémoires en 1980, ce cantique n'est plus chanté. Il a été remplacé vers la fin du 19e siècle par un cantique plus à la mode, mais infiniment moins riche. |
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[modifier] 7 Texte et traduction
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E gloar Doue hac an Itron Varia Kerdevot, pehini en deus ur chapel caër e parres Ergue-Vras, e quichen Quimper-Caurintin, e pehini e ra bemdez miraclou braz. |
À la gloire de Dieu et de Notre-Dame de Kerdévot, qui possède une belle chapelle dans la paroisse du Grand-Ergué, près de Quimper-Corentin, et qui y fait de grands miracles tous les jours. |
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§ Strophes suivantes (11 à 56) ...
[modifier] 8 Annotations
- Le bienheureux Julien Maunoir (1606-1683) était un prêtre jésuite français, prédicateur et missionnaire dans les campagnes bretonnes. Celui qui est connu comme « l'apôtre de la Bretagne » fut béatifié le 20 mai 1951. Dans ces missions, il se servait des cartes allégoriques du père Michel Le Nobletz, mais il employa deux autres moyens auxquels il donna un grand éclat : le cantique, breton ou français, et la procession, couronnement de la mission, dans laquelle il retraçait les scènes de la vie de Jésus. Les fidèles accouraient en grands nombres à ces clôtures de missions où il prenait la parole. [Ref.↑ 1,0 1,1 1,2 1,3 1,4 1,5 1,6]
Thème de l'article : Document ancien portant sur le passé d'Ergué-Gabéric. Date de création : Juin 2009 Dernière modification : 29.06.2019 Avancement : [Développé] Source : Bernez Rouz (in "Kerdévot Ergué-Gabéric") |
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