Les éloges funèbres de René Bolloré, bulletin paroissial Kannadig 1935 - GrandTerrier

Les éloges funèbres de René Bolloré, bulletin paroissial Kannadig 1935

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Catégorie : Journaux
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§ E.D.F.

« M. R. Bolloré disparait bien jeune ; il n'avait pas encore cinquante ans. Mais quelle vie bien remplie ... Il restera légendaire parmi ses pairs par la sûreté de son coup d’œil et son instinct de affaires ; il le restera surtout par sa générosité magnifique et sa foi de Breton d'Armorique, ferme comme le granite de son pays. ».

Trois articles du bulletin paroissial « Kannadig Intron Varia Kerzevot », publiés en janvier, février et mars 1935 pour la mémoire de René Bolloré, patron des papeteries d'Odet et Cascadec, décédé le 16 janvier à l'âge de 49 ans.

Autres lectures : « Les 131 bulletins paroissiaux des années patronage, Kannadig IV Kerzevot 1926-37 » ¤ « Décès de René Bolloré, L'Ouest-Eclair 1935 » ¤ « 1935 - Photos des funérailles de René Bolloré » ¤ « La chapelle Saint-René de la papeterie d'Odet » ¤ « La vente de la chapelle et du calvaire de Coat-Quéau, Ouest-Eclair Illustration 1925 » ¤ 

[modifier] Présentation

Le premier article nécrologique de janvier démarre par un extrait de l'annonce du décès de René Bolloré dans les colonnes de l'Ouest-Eclair du 17 janvier, et cette formule lapidaire : « En un mot : un patron social, un homme de bien. ». Et d'évoquer aussi la très grande affluence le jour de son enterrement : « Le jour des obsèques ce fut une multitude qui tint à venir à l’Église du Bourg. Jamais de mémoire d'ancien on n'avait vu pareil recueillement et pareil ordre, c'est-à-dire pareille sympathie et pareille douleur. ». La mort d'une « grand chrétien » si l'on en juge par le nombre de prêtres présents (cf. photo ci-contre).

L'article de mars est une rétrospective de la vie bien remplie du défunt et de son « œuvre merveilleuse » autour de la papeterie familiale  : succession de son père à l'age de 19 ans, perfectionnement du défilage et du raffinage de la pâte à papier, construction des bureaux, du laboratoire, du château, mariage avec la fille d'un armateur et magistrat nantais, création d'une deuxième machine et d'une centrale électrique avec turbine à vapeur, acquisition et développement du moulin à papier de Cascadec, construction d'une cité ouvrière, jardins ouvriers, caisses de retraites, allocations aux malades et aux jeunes mères, création d'un patronage, reconstructions des chapelles d'Odet et de Cascadec, ouverture de deux écoles libres des frères et des sœurs ...

 

Mais l'article le plus original et le plus sincère est celui de février, titré « Sous l'écorce ». Il est question de bateaux, de générosité et de caractère un peu brusque et emporté. C'est l'histoire, inédite et véridique, d'un charpentier veuf, sans ressource pour nourrir sa famille nombreuse. Bolloré veut l'aider financièrement avec comme contrepartie la construction et la mise à l'eau d'un bateau dans un délai très court de 3 mois. Le jour J le patron venu réceptionner sa commande est on ne peut plus désagréable et critique. Après quelques jurons il constate qu'il est injuste et propose la commande d'un 2e bateau en sapin peint en blanc et non en acajou verni, le premier se voyant du coup baptisé « Cœur d'or ».

[modifier] Transcriptions

Kannadig 99 de janvier 1935

La mort de M. BOLLORÉ

L'Ouest-Eclair dans son numéro du 17 Janvier publiait l'annonce suivante :

« Une bien pénible nouvelle parvenait mercredi, en fin de matinée, à Quimper. Elle annonçait la mort de M. René Bolloré, directeur et propriétaire des Papeteries d'Odet, en Ergué-Gabéric, survenue le matin, à 4 heures, en son domicile de l'avenue Foch, à Paris.

M. Bolloré, dont le nom est attaché à l'une des industries les plus prospères de notre région et dont la générosité de cœur n'avait d'égale que la modestie la plus touchante, disparaît à l'âge de 50 ans à peine, victime d'un mal qui ne pardonne pas, qui le minait depuis longtemps et contre lequel il lutta jusqu'au bout avec un courage et une bonne humeur qui faisaient l'admiration de tous.

Sa mort affectera non seulement ses nombreux amis mais encore, et surtout, ses ouvriers et employés vis-à-vis desquels il sut se montrer un patron humain, connaissant leurs besoins et veillant sur leurs famille. En un mot : un patron social, un homme de bien. »

Assurément c'est un bien bel éloge mais ce que l'Ouest-Eclair ne souligne pas assez c'est que René Bolloré était avant tout un grand chrétien et que ce sont ses convictions profondes qui en ont fait l'homme de bien que tout le monde pleurera longtemps.

Il n'y a pas un mois il disait à son ami qui nous l'a répété :

« Que le Bon Dieu m'accorde de vivre ou qu'il m'enlève ... je suis prêt à tout, j'accepte tout ... »

Dieu l'a enlevé tandis qu'il pouvait encore murmurer « Fiat » ... Et nous, nous disons avec lui à Dieu : Mon Dieu que votre Sainte volonté soit faire ! Vous dont le propre est d'avoir pitié, épargnez-le ! ... Oh ! nous savons quelle pureté est indispensable pour entrer près de vous, mais si votre justice l'exige, écoutez nos prières, voyez ses œuvres, jugez, pesez et que, mises dans la balance nos supplications l'emportent et fassent de lui de suite l’Élu qui du haut du Ciel nous dirigea encore sur la terre. Il nous a tant aimés ! Nous l'avons tant aimé et l'aimons tant que vous ne pouvez pas rester sourt, mon Dieu ! Requiem aeternam dona ei Domine ! [1]

. . . . . . .

Du Jeudi 17 au Samedi 19 à la misse dite à Odet ce fut l'affluence des messes de minuit à la Papeterie.

Le jour des obsèques ce fut une multitude qui tint à venir à l’Église du Bourg.

Jamais de mémoire d'ancien on n'avait vu pareil recueillement et pareil ordre, c'est-à-dire pareille sympathie et pareille douleur.

Il paraîtrait superflu et contraire à la modestie de celui que nous pleurons de rappeler et de souligner ses innombrables bonnes œuvres.

Il aimait à les accomplir en collaboration avec sa digne et aimée épouse. Madame Bolloré, qui sut si bien se montrer « N.D. d'Odet », telle que nous l'avions saluée à son arrivée. À elle vont toutes nos sympathies et à la vénérable mère Madame Bolloré qui, si souvent, telle la Sainte Vierge aux noces de Cana, dont parlait l'Evangile de Dimanche dernier, vint lui dire : « Vinum non habent !  » pour les malheureux. Mon enfant, ils n'ont pas de ... pain. Et René Bolloré donnait du pain, comme il donnait du travail.

Ce fut un grand chrétien nous le répétons, ce qui en fit un grand homme de bien, ennemi du faste orgueilleux, ennemis des honneurs qui cependant lui furent si souvent offerts. Il était gêné et se cachait quand il lui fallait recevoir des remerciements. Ce fut un grand juste dont la mémoire sera éternelle. In memoria aeterna evit justus.

À Madame Bolloré jeune, à Madame Bolloré mère, notre bulletin adresse l'expression la plus respectueuse et la plus vive de nos sentiments de profonde sympathie et de grande reconnaissance.

À Monsieur René-Guillaume appelé nous l'espérons à succéder à son très aimé père, celle un profond dévouement de ses employés et ouvriers.

À toute la famille, celle de la réelle affection de tous.

Et nous sommes certains que notre chère Papeterie ou plutôt nos chères Papeteries, puisque Cascadec est sœur d'Odet, continueront à être des foyers de Foi, d'Espérance et d'Amour.


Kannadig 100 de février 1935

SOUS L'ÉCORCE

Nous nous permettons de citer ici une anecdote inédite bien faite pour rappeler le beau caractère du cher disparu. Le fond en est scrupuleusement exact.

Par ses amis, il avait appris un jour qu'à Nantes un brave charpentier de marine, grand blessé de la guerre, venait de perdre sa femme et se trouvait sans ressources suffisantes à la tête d'une nombreuse famille. L'homme était courageux et travailleur adroit ; mais, que faire quand on n'a pas d'argent pour acheter les matières premières nécessaires à son entreprise ?

Après renseignements pris et reconnus favorables, René Bolloré fut le trouver et lui dit : « On m'a parlé de toi. Il paraît que tu fais de bons canots. Veux-tu m'en construire un ? Je vais te verser d'avance le prix de tout ce qu'il te faudra. Et si tu suis bien mes plans et mes instructions, si je suis content de ton travail, on verra après. »

Il va sans dire que le charpentier consentit volontiers et remercia avec effusion son client inattendu qui ajouta :

« Je te donne trois mois jour pour jour. Il me faut mon canot à l'eau pour le 1er Juillet. Je te paierai ce que le rafiot vaudra ».

... Le 1er Juillet vers 10 heures du matin M. Bolloré descendait sur les bords de l'Erdre et arrivait au chantier de son constructeur.

Ce dernier s'affairait autour d'un superbe et fin bateau reluisant d'un beau vernis et placé sur des tins [2] touchant l'eau à la cale de lancement. Un bouquet était à l'avant et les dames [3] de cuivre étincelaient sous le soleil. La patron radieux s'avança à la rencontre de son client.

« Où est le canot ? » - « Mais le voici, M. Bolloré ».

- « Comment il n'est pas encore à l'eau ? ...

 

« Je t'avais dit : À l'eau le 1er Juillet. Sommes-nous oui ou non le 1er Juillet ? ... Et le bateau n'est pas à l'eau ?. - « M. Bolloré, on vous attendait pour l'y mettre. » - Voyons mon vieux, tu me prends pour un imbécile : je t'avais dit à l'eau. Est-ce toi ou moi qui commande ? ... Je pars à Beg-Meil dans un quart d'heure. »

- « Mais M. Bolloré, dans cinq minutes le bateau sera dans l'Erdre, vous ne serez pas retardé. » « À l'eau ! » cria le charpentier à ses deux fils qui attendaient. Le bateau glissa par l'arrière et flotta. René Bolloré sata dedans inspectant tout, le fit osciller.

« Mais la barre est trop courte ... Et ce vernis ? »

- « C'est de l'acajou M. Bolloré. Et l'acajou se vernit. » « Vas-tu m'apprendre ce que c'est qu'un canot ? C'est du sapin, du beau sapin et de la peinture blanche qu'il me fallait. Qu'est-ce que tu veux que j'en f... de ta saleté ? »

- « Mais M. Bolloré vous ne m'aviez rien dit. Et je croyais ... » - « Je croyais, je croyais, c'est un niais ! » - « Ah j'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu pour vous remercier ! »

Et le pauvre homme se moucha bruyamment. René Bolloré était à terre avec une amicale bourrade dans le dos de son interlocuteur ... « Mais il est très bien tout de même ton bateau mon pauvre vieux ... Viens prendre un verre ... Et puis tiens voilà pour le bouquet ... Et puis tu vas m'en refaire un second pareil, mais en sapin et peint en blanc, pas vrai ? ... Quel nom va-t-on lui donner au jeune premier ? »

Le charpentier avait relevé la tête, ahuri mais joyeux : « "Cœur d'or", Monsieur René ».

Nous qui l'avons connu, n'est-ce pas vrai ?


Kannadig 101 de mars 1935

Monsieur René BOLLORÉ

Nous voudrions retracer à grands traits l’œuvre merveilleuse de M. Bolloré durant les trente années qu'il présida aux destinées des Usines d'Odet et de Cascadec.

Il avait à peine 19 ans lorsque mourut son père et n'avait pas encore achevé ses études au collège Saint-François de Xavier de Vannes. Mais la valeur n'attend pas le nombre des années disait autrefois le grand Corneille. Le jeune René Bolloré le prouva une fois de plus en prenant d'une main vigoureuse le gouvernail. Sa première préoccupation fut le perfectionnement du défilage et du raffinage de la pâte à papier. Il y passa des nuits, en compagnie de son beau-frère, M. Charruel du Guérand, ingénieur de l'usine.

Il construit les bureaux, le laboratoire, puis le château, en 1911. L'année suivante, René Bolloré épousa la fille du grand armateur Nantais, M. Thubé, la si douce et si bonne Mme Bolloré, saluée à son arrivée à Odet par cette naïve et touchante parole : « Après Notre-Dame de Kerdévot, nous avons notre Dame d'Odet ».

Dès lors, l'usine va prendre un nouvel essor. M. Thubé, ancien magistrat, d'une culture générale peu commune, a de grandes relations et va créer aux Papeteries d'Odet d'importants débouchés en Angleterre et en Amérique. René Bolloré a trouvé un maître éminent, il saura mettre ses leçons en pratique.

La guerre arrive. La Providence favorise Odet. En effet, malgré les difficultés d'approvisionnement, l'usine se développe : création d'une deuxième machine, construction d'une centrale électrique avec turbine à vapeur, changement à peu près absolu de tout le matériel. Les anciens bâtiments, sombres et quelque peu délabrés, sont démolis, de vastes salles bien aérées les remplacent.

Dans les dernières années du XIXe siècle, le père de René Bolloré avait loué le petit « Moulin à papier » de Cascadec, établi sur les bords de l'Isole, à quelques kilomètres de Scaër. Pendant la guerre, René Bolloré s'en rend acquéreur, construit l'usine hydro-électrique de la Boissière, alimentée par un canal de 1500 mètres, véritable travail cyclopéen. Une usine ultra-moderne s'élève maintenant à la place du modeste « Moulin à papier » de 1890. Cascadec, de l'avis des gens compétents, est la plus belle usine de papier à cigarettes de France. Une belle route, ouverte et entretenue par M. Bolloré la relie à Scaër.

René Bolloré ne s'est pas préoccupé seulement de la prospérité matérielle de ses usines, le côté moral l'intéressait encore davantage. Il a su rendre son personnel stable et dévoué par des institutions sociales : cité ouvrière, bâtie à la fin de la guerre, jardins ouvriers, caisses de retraites, allocations aux malades et aux jeunes mères, création d'un patronage, etc ...

Animé d'une foi vive et agissante, il s'occupait d'une façon toute particulière des intérêts religieux et moraux de ses ouvriers. Il a doté son usine d'Odet d'une belle chapelle. Un des plus jolis édifices religieux du pays de Quimper, et l'on y dit la messe tous les matins pour la prospérité des Usines.

Cascadec possède aussi sa chapelle et les lecteurs du Kannadig connaissent ce magnifique édifice, jadis en ruines, transporté par les soins de René Bolloré de Scrignac à Scaër, tandis que le Calvaire venait à Odet.

Enfin, depuis cinq ans, il avait couronné son œuvre en bâtissant à Odet les deux superbes écoles libres des frères et des sœurs, véritables palais scolaires dues à sa générosité magnifique ; l'école et les fournitures y sont gratuites pour tous les enfants des ouvriers.

M. R. Bolloré disparait bien jeune ; il n'avait pas encore cinquante ans. Mais quelle vie bien remplie ... Il restera légendaire parmi ses pairs par la sûreté de son coup d’œil et son instinct de affaires ; il le restera surtout par sa générosité magnifique et sa foi de Breton d'Armorique, ferme comme le granite de son pays.


[modifier] Les trois bulletins Kannadig


[modifier] Annotations

  1. Requiem aeternam dona ei Domine : Accordes-lui le repos éternel, Seigneur [Ref.↑]
  2. Tin, s.m. : pièce de bois qui supporte la quille d'un navire en construction. [Terme] [Lexique] [Ref.↑]
  3. Dames, s.f.pl. : échancrures du plat-bord d'un canot destinées à recevoir et à maintenir les avirons pendant la nage.  [Terme] [Lexique] [Ref.↑]


Thème de l'article : Coupures de presse relatant l'histoire et la mémoire d'Ergué-Gabéric

Date de création : janvier 2012    Dernière modification : 6.07.2022    Avancement : Image:Bullgreen.gif [Fignolé]    Source : Ouest-Eclair 1935