Nous voici tous les deux [1] , dans la nuit, sous une pluie battante [2] . Sizorn, le garde-chasse, habite à un kilomètre dans la campagne. Il pourra sûrement nous dépanner.
Trempés, nous frappons à sa porte. Il est plus de dix heures et tous, dans la campagne, dorment. Enfin, un rais de lumière : une clé grince dans la serrure et voici Sizorn, en pyjama, et tout étonné de nous voir.
Vite, nous rentrons. Une bouteille de lambic [3] sort prestement du dessous d'un meuble.
Sizorn ne cille pas pendant mon exposé. Il se trouvera demain matin à 8 heures devant la maison avec une voiture à cheval. Il promet de ne rien dire, de feindre de ne nous avoir jamais vus. Je sais que je puis placer toute confiance en lui. Voici donc une affaire réglée.
Maintenant, il faut boucler les bagages. Mais la place restera limitée. Nous avons droit à une valise de petite taille, enfermant un costume de rechange, quelques chemises, un chandail, des chaussettes, etc. Nous préparons trois magnums de lambic, car il fera froid en Manche.
Enfin, travail plus émouvant : j'écris une lettre destinée à ma mère. Je lui annonce mon départ, j'en expose les raisons ; je lui communique l'indicatif signalant notre arrivée : A coeur vaillant il n'est rien d'impossible". Et je l'embrasse.
§ Il importe de s'occuper de l'argent destiné à payer le bateau ...
Il importe de s'occuper de l'argent destiné à payer le bateau. Là se place une anecdote que je juge aujourd'hui plaisante, mais qui faillit, à l'époque, remettre le voyage en question.
Pour réunir la somme nécessaire, soit quarante mille francs, ce qui constituait, en 1943, une grosse somme, pour un jeune de dix-sept ans, j'avais chargé Louis Garin de vendre (en cachette) mon cheval - animal très recherché à l'époque. La liasse de billets devait être dissimulée sous mon lit. Si l'ami Louis remplit avec succès la première partie de sa mission, il estima que la cachette indiquée manquait de sûreté et il déposa l'argent dans le coffre de l'usine, dont son père assumait la direction.
Je passais donc une partie de la nuit à chercher "mon trésor" et dormit fort mal. Le lendemain, vers huit heures, un coup de téléphone de Garin me rassura. Il restait quelques minutes pour ne pas rater le train.
Cet imprévu engendra de fâcheuses conséquences pour nous. Si le père de Garin, bien qu'étonné, accepta de me remettre la somme en question à cette heure matinale, les minutes comptaient et j'avais prétexté un rendez-vous avec un maquignon de l'endroit pour acheter une nouvelle jument. Il ne m'était plus possible, sans éveiller ses soupçons, de lui demander les quelque dix ou quinze mille francs qui nous auraient servi d'"argent de poche" en Angleterre [4] . L'important était de partir. Joyeusement, nous fîmes nos adieux à Sizorn.
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