Second engagement - Refus de redevenir sous-officier, JMD 1861 - GrandTerrier

Second engagement - Refus de redevenir sous-officier, JMD 1861

Un article de GrandTerrier.

Jump to: navigation, search

(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 8.31-8.41)

Avant d'arriver là, j'eus soin d'arracher mes galons de sergent et d'effacer toutes traces de grade. J'aurais bien voulu les effacer aussi sur mes états de service, mais cela m'était impossible. En arrivant[1], j'allai directement chez le gros major déposer mes papiers et voir dans quelle compagnie je devais aller. Ce gros major avait l'air d'un vrai brave homme. C'était un noble car je voyais sur sa porte : Carré de Busserolles[2]. Il me reçut avec une affabilité toute paternelle. Lorsqu'il eut jeté les yeux sur mes papiers il fit un brusque mouvement et me regarda en face en me disant : « Comment ? vous étiez sous-officier il y a quelques jours, et vous venez vous rengager comme simple soldat, que veut dire cela ? ». Alors, je lui explique bravement mes raisons, celles qui m'avaient obligé à quitter le 26e, en lui disant que désormais ce cas ne se présenterait plus pour moi, car jamais plus je ne serais ni caporal, ni sous-officier.

«  C'est incroyable, dit-il, ce que vous me dites là. Vous avez sans doute beaucoup de punition et peut-être vous craigniez d'être cassé et vous avez préféré prendre votre congé.
- Vous verrez, lui dis-je, bientôt ma feuille de punition que vous allez demander au colonel du 26e avec des renseignements sur ma conduite dans ce régiment. Ma feuille de punition doit être blanche, car les quatre jours de salle de police qu'on m'infligea quelques temps avant mon départ et qui furent la cause principale qui m'a fait quitter ce régiment n'y ont même pas été inscrits.
- Diable, diable, dit le bonhomme, de plus en plus incroyable. Et alors, vous ne voulez plus être gradé?
- Non jamais, monsieur le major, si j'avais voulu avoir mon grade de sergent, je n'aurais qu'à retourner au 26e, mais je n'en veux plus. Mais vous pourrez compter un bon soldat de plus au régiment.
Ce que je demande, c'est d'aller le plus tôt possible rejoindre les bataillons de guerre, là-bas en Afrique, où je serai sans doute plus utile qu'ici. »

Mais il ne pouvait m'envoyer là-bas que lorsqu'on formerait un détachement, puis il me dit :

- Je vais vous placer à la deuxième compagnie, là vous serez avec un bon vieux capitaine, j'espère bien que vous ne persisterez pas à rester simple soldat.

Je me rendis à la deuxième compagnie avec un simple billet que le gros major m'avait donné pour le sergent-major. Quand j'entrai chez ce dernier, tous les sergents de la compagnie s'y trouvaient. L'un d'eux dit de suite :

«  Tiens, voici un vieux troupier, qui nous arrive.
- Oui, dis-je, un troupier qui a déjà sept ans de services et quatre campagnes.
- Oui je vois ça, dit-il, vous avez deux médailles. Et comment vous n'êtes que simple bibi[3] après tous ça ?
- Non, rien que simple bibi comme vous dites. Que voulez vous, tout le monde ne peut pas être gradé au régiment, autrement il n'y aurait plus de soldat !
- Oh, parbleu, dit un autre vieux sergent, ça doit être encore quelques mauvais sujet criblé de punitions, c'est pour ça qu'il a quitté son régiment pour venir chez nous, croyant qu'on ne connaîtra pas ici sa mauvaise conduite passée.  »

Là dessus, chacun l'approuva. Mais le sergent me fit la demande habituelle, celle qu'on adressait alors à tout homme arrivant au corps : à savoir si je voulais verser quelques sous à ma masse. Mais avant qu'il eût achevé, j'avais déposé 40 francs sur son bureau en disant :

«  Voilà, major, ma première masse, tout mauvais sujet que je suis où que j'ai été, j'ai toujours eu ma masse complète et je tiens à l'avoir ici comme dans mon autre régiment. C'est là un premier bon point que les chefs de compagnie accordent ordinairement à leurs hommes.
- Oui, oui, dit le sergent, c'est très bien ça pour commencer.
- Eh bien, dis-je, plus tard vous verrez ce qu'est ce mauvais sujet. Maintenant je vais à mon escouade. Je n'ai pas besoin de vous demander laquelle, par ma taille, j'ai toujours été huitième.
- Oui, oui, dis le major, allez à la huitième escouade. »

En arrivant là, je ne trouvai que de jeunes recrues, de jeunes gens poitevins dont pas un ne parlait le français. Le caporal était un Corse, un vieux déjà, il avait un chevron[4] : un de ces types de vieux caporaux dont il y avait tant alors, embarrassé et empêtrés partout, ne connaissant ni théorie, ni règlements ni rien du devoir d'un caporal ; et ne pouvant ni causer ni s’expliquer sur quoi que ce soit.

Je les fis tous descendre à la cantine pour leur payer une bonne rasade d'entrée. Le lendemain, après le rapport, on me demanda chez le sergent major. Le capitaine y était, un pauvre vieux poitrinaire[5] qui sentait déjà le sapin. Le sergent-major avait déjà reçu mes états de services. Le capitaine me dit : vous êtes un ancien sous-officier, le gros major m'a parlé de vous et m'a dit de vous engager de vous porter de suite élève caporal, qu'il vous donnera la première place qui se présentera et ensuite vous serez bientôt sergent à nouveau.

« Non, mon capitaine, c'est inutile, je l'ai déjà dit au gros major lui-même : je ne veux plus être que soldat. Ce que je demande c'est d'aller le plus tôt possible en Afrique rejoindre le Régiment c'est [pour] cela que je suis dans votre corps. Seulement en attendant je ne resterais pas inactif ici, mon tempérament veut toujours du mouvement, de l'activité. J’irai si on me le permet aider le maître d'arme, et au besoin le maître de danse, à donner des leçons aux jeunes soldats, ce sont là des exercices qui servent mieux, je le sais, par moi-même, à dégourdir et à développer les membres noués et raides des jeunes gens, que les exercices du fusil.
- Vous avez raison, dit le vieux poitrinaire, mais alors réellement vous ne voulez plus être gradé ?
- Non, mon capitaine, j'ai dit  »

Le capitaine parti, je dis au sergent-major que je tenais autant cela serait possible à ce que personne dans la compagnie ne sût jamais que j'ai été sous-officier.

« Je sais bien lui dis-je, que le sergent de ma section sera obligé de le savoir puisqu'il doit avoir sur son carnet de sergent les états de service et la conduite de chacun de ses hommes ; mais il pourra bien lui aussi garder ça pour lui.
- Garder ça pour lui ? dit le major. Eh bien oui ! la première chose qu'il fera celui-là, quand il le saura, sera de le publier partout. D'abord quel intérêt avez-vous à cacher cela ?
- Pour moi, il n'y [en] a aucun, mais je parle surtout pour les caporaux, lesquels venant à savoir que je suis un ancien sous-officier seraient portés à avoir des égards pour moi et pourraient hésiter à me commander certaines choses.
- Quelles drôles d'idées vous avez, me dit-il, je n'ai jamais vu un homme semblable !
- Ni moi non plus major, je le cherche, mais je désespère de ne jamais le rencontrer. »

Enfin, lorsque je fus réarmé et quand j'eus mis mes effets en ordre, j'allai trouver le maître d'armes pour lui offrir mon concours. Celui-ci était aussi un vieux sergent ; aussitôt, il me mit à l'épreuve et quand il vit que je travaillais assez bien, il voulut bien m'accepter comme aide. Il en avait bien besoin car il était seul maintenant, tous ses prévôts[6] étaient partis en Afrique avec le bataillon de guerre. J'avais donc trouvé de l'occupation de suite et de la bonne, car c'est un rude métier l'escrime, surtout pour le professeur : rester toute la journée sur la planche à se remuer les bras et les jambes, et à s'égosiller à expliquer les leçons. Le maître devint bientôt mon ami, et souvent le soir et le dimanche nous allions ensemble en ville donner encore des leçons à un certain nombre de jeunes riches qui voulaient s'exercer à l'escrime. Mais chaque fois que le gros major me rencontrait, il m'arrêtait, voulant toujours me nommer caporal ; cependant, sur mes refus réitérés, il finit par me laisser tranquille.

Quand les sous-officiers de la compagnie eurent enfin appris forcément que j'étais un ancien sous-off, ils voulurent bien me faire des excuses d'avoir porté sur moi des jugements téméraires. Cela ne me touchait guère, pas plus que je n'avais été surpris de leurs jugements « téméraires ». Il y avait longtemps que je connaissais les vieux sous-offs de ce temps, tous plus ou moins ignorants en toutes choses, mais surtout en politesse. Ce qu'ils trouvaient le plus drôle, comme le sergent-major, c'était mon refus de redevenir sous-officier : ils ne pouvaient pas comprendre cela.

Notes :

  1. « Arrivé au corps le 20 septembre 1861. » (Registre matricule de la troupe du 63e régiment d’infanterie de ligne, SHAT, 34 YC 2879). [Ref.↑]
  2. Carré de Busserolle (Am.Louis-Henri). Annuaire militaire, 1862, p. 311. [Ref.↑]
  3. Bibi : « répétition argotique de la première syllabe de biffin, fantassin (1878) » (Petit Robert). [Ref.↑]
  4. Un chevron : insigne du caporal chef. [Ref.↑]
  5. Poitrinaire : atteint de tuberculose pulmonaire. [Ref.↑]
  6. Prévôt d’arme : second d’un maître d’arme. [Ref.↑]