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Un article de GrandTerrier.

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Le lendemain, nous entrâmes à Parme comme nous étions entrés à Florence. La duchesse s’était aussi sauvée, nous laissant son palais, ses parcs et ses jardins dans lesquels nous allâmes camper. Les illuminations, les décors, les cris de la foule de plus en plus ivre de joie à mesure que les événements marchaient, les jeunes filles même ne nous attiraient plus : nous en avions assez. À Parme, nous reçûmes du renfort. C’étaient des hommes qui venaient de France par la voie de Gênes et de Plaisance. Ces hommes étaient chez eux en congé renouvelable. Il y avait parmi eux beaucoup de caporaux et de sous-officiers dont les places étaient prises. On les plaça à la suite dans les compagnies, en attendant des places vacantes : cela ne fit pas plaisir aux caporaux qui s’at­tendaient à passer sergents. Nous restâmes deux jours à Parme ; nous apprîmes là le résultat de la grande bataille qui avait eu lieu le 24 à Solférino et San Martino : ç’avait été une nouvelle défaite pour les Autrichiens ; mais cette défaite avait coûté cher aux armées alliées.

Le 28, nous arrivâmes sur le bord du Pô, en face de Casalmaggiore, à sept lieues de Mantoue. Le général d’Autemarre, commandant la première division du 5e corps venu d’Afrique et qui nous attendait depuis longtemps sur le Pô, avait été prévenu, par dépêche du prince Napoléon, de nous préparer des ponts pour passer le fleuve. Les difficultés étaient grandes : le fleuve, à cet endroit, a plus de neuf cents mètres de lar­geur, les matériaux manquaient et l’ennemi était près. N’importe ; en guerre, il ne doit y avoir rien d’impossible ; avec des arbres, on construisit des têtes de ponts, puis on réquisitionna ou loua des bateaux aux riverains pour former une espèce de pont volant. Le 29 juin, nous étions sur la rive gauche du Pô, tout le corps d’armée réuni. Nous touchions alors aux armées alliées, dont nous formions l’aile droite, sur le bord de l’Oglio et à cheval sur la grande route de Crémone à Mantoue.

Le 24 juin, l’armée autrichienne était venue jusqu’à l’Oglio dans l’intention de prendre l’armée française en flanc et par derrière ; mais quand elle apprit que le 5e corps marchait vers elle, elle fit demi-tour sans avoir essayé de rien prendre sinon la fuite. La terreur que ce corps inspirait le dispen­sait de combattre. Le capitaine Lafouge, aide de camp du général Autemarrre, était allé un jour, avec un autre officier et quatre gendarmes parmesans, faire une reconnaissance à Bresello, place fortifiée sur la rive droite du Pô, en face de Mantoue, et occupée par une garnison autrichienne. Le capi­taine ne voyant personne à l’entrée de la ville crut que les Autrichiens étaient partis ; il entre en ville suivi des quatre gendarmes, et se trouva en présence d’une centaine d’hommes en armes et prêts à combattre, mais aussitôt qu’ils aperçurent l’officier français, ils s’empressèrent de déposer les armes.

On dit qu’à vaincre sans combat on triomphe sans gloire, c’est possible ; mais on triomphe avec beaucoup d’économie de sang et d’argent. Nos quatre premiers corps d’armée et l’armée sarde avaient bien conquis la Lombardie, mais à quel prix ! Des torrents de sang versés, des milliers de morts et plus encore de milliers de mutilés, que la patrie allait être obligée de nourrir ; des villes et des villages en ruines, les champs de blé et les vignes dévastés, les ponts, les chemins de fer, le télégraphe et tous les travaux d’art détruits, les populations de la campagne ruinées ; nous autres du 5e corps, avec quinze mille hommes, nous avions conquis trois riches provinces sans rien détruire, sinon les parterres et quelques futailles de vin.

Le 3 juillet, nous allions nous établir à Goito. Dès notre arrivée, notre compagnie fut envoyée en reconnaissance sur la route de Mantoue, qui n’était qu’à dix kilomètres. Notre lieutenant, qui commandait la compagnie en l’absence du capitaine et qui était un « gachecoun », disait : « Tonnerre de Dieu, nous allons prendre Mantoue tout à l’heure. » Nous l’aurions peut-être prise, ou du moins nous nous en serions approchés, si nous n’eussions trouvé en route un détachement d’Autrichiens. Aussitôt qu’ils nous aperçurent, ils détalèrent au pas de course. Nous primes aussi le pas de course en jetant des cris d’épouvante ; bientôt nous en trouvâmes une demi-douzaine sur le bord de la route avec leurs crosses en l’air : ils étaient aussi blancs que la neige ; saisis de frayeur, ils nous tendirent leurs fusils et se mirent en rang au milieu de la compagnie, sans proférer une syllabe. Nous retournâmes au camp avec notre prise.

En route, je demandai s’il y avait quelqu’un parmi eux qui sût l’italien. L’un me répondit d’une voix faible et presque tremblante : « Sì, signor, io lo so ». Alors je lui dis qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir peur, qu’ils étaient parmi des gens civilisés : « Nous sommes braves et quelquefois terribles dans la bataille ; mais après, nous tendons une main fraternelle, secourable et humaine aux malheureux vaincus. » Il expliqua ça en allemand à ses camarades, puis me dit : « C’est qu’on nous avait dit que les Français massacraient souvent les prison­niers. — Oui, les Francs d’autrefois, lui dis-je, mais pas les Français modernes. »

Si celui-là eût connu l’histoire de Napoléon Ier, notamment son expédition d’Égypte, il aurait pu me donner un démenti. Je lui demandai ensuite s’ils étaient beaucoup d’hommes dans Mantoue. « Si siamo molli », dit-il, mais il ne savait pas combien.

Le lendemain, le 5e corps devait aller occuper le centre de la ligne à Valeggio, en face de Villafranca, à six lieues de Vérone, ayant Peschiera derrière nous, où une garnison autrichienne était bloquée par l’armée piémontaise. Nous tenions alors l’armée autrichienne serrée de tous les côtés ; à Venise, il y avait la marine et un autre corps d’armée prêts à débarquer. Ce fut ce moment-là que Napoléon III choisit pour offrir la paix à François-Joseph qui s’empressa de l’accepter, car il voyait bien que pour lui tout était perdu ; son armée était complètement démoralisée par tant de défaites successives.

Cependant, le 7 juillet au soir, on nous annonça une grande bataille pour le lendemain : toutes les troupes devaient partir à trois heures du matin sans sac. Personne ne dormit cette nuit-là ; les uns passèrent la nuit à écrire des lettres ou leurs testaments, d’autres à boire et à chanter ; les officiers frater­nisaient avec les soldats et promettaient à tous pour le len­demain des médailles et des croix. À trois heures, nous étions en route pleins de gaieté et d’entrain. Presque aussitôt sortis du camp, les voltigeurs furent lancés en tirailleurs en avant de la colonne, à travers les champs et les vergers. À notre vue, les habitants des villages et des fermes couraient épouvantés de tous côtés, abandonnant tout al la grazia di Dio e della santissima Madonna. Des femmes et des enfants criaient et pleuraient. Nous marchions droit sur Villafranca dont nous voyions le clocher reluire au soleil levant, et nous disions : « Voilà un clocher qui sera bientôt à nous. »

Nous avions beau marcher, l’ennemi ne se montrait nulle part. Nous voyions bien, sur la route de Vérone, des voitures et des cavaliers courant à toute vitesse, et soulevant des nuages de poussière. Tout à coup on sonna la retraite, on nous fait entrer dans la colonne et on forme les faisceaux. Alors je vis bien qu’il n’y aurait rien.

C’était une simple démonstration qui fut la dernière de cette glorieuse campagne, disaient les uns, de cette triste campagne, disaient les autres. Il est certain qu’elle n’avait pas atteint le résultat que les Italiens, confiants dans les promesses de Napoléon, en attendaient. Avant de quitter la France, il avait dit qu’il voulait l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique. En entrant à Milan, il fit la même promesse, et il invita tous les Italiens à prendre les armes pour finir de chasser l’ennemi : « Volez, disait-il, sous les drapeaux de Victor-Emmanuel, qui vous a déjà montré la voie de l’honneur… Animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats, demain vous serez citoyens libres d’un grand pays. » Et tous les Italiens accouraient combattre sous le drapeau de l’indépendance pour chasser de toute la péninsule les maudits Tedeschi. Hélas ! quelle ne fut pas leur déception, leur stupéfaction, en apprenant que Napoléon venait de s’arrêter tout à coup au milieu de sa marche triomphale, de traiter de la paix avec son confrère d’Autriche et de régler le sort des populations italiennes contre les promesses qu’il avait faites de ne pas s’occuper de leur organisation intérieure. Quel grido di dolore parcourut toute l’Italie lorsqu’on apprit que la Vénétie resterait sous le joug !