Jacques-Henri LARTIGUE 1894-1986
Lorsqu'il mourut en 1986, Lartigue était probablement le dernier ami de mon père qui, lui, nous avait quittés le 16 janvier 1935, soit il y a plus de soixante ans. C'est dire qu'Henri Lartigue n'était plus tout jeune.
De mon père, il a laissé de nombreuses photos qui ont été d'ailleurs exposées au Grand Palais et certaines sont très émouvantes pour nous, ses enfants. Elles ont été prises en 1933 sur le pont du bateau familial, le Dahut II, vedette de trente et quelques mètres.
On y voit mon père sur une chaise longue, emmitouflé de couvertures, et ce n'était pas comme l'ont fait remarquer de mauvaises langues parce qu'il avait le mal de mer, mais bien plutôt parce que son cancer gagnait méthodiquement du terrain.
Après le décès de mon père René Bolloré, Lartigue ne quitta jamais la mouvance de notre famille.
Je me souviens de lui sur le bateau de mon frère René, dans les années 37-38. À l'époque, sa deuxième femme, surnommée je crois Coco ou Bibi, arborait des cheveux rouges qui impressionnaient mon éphémère jeunesse, treize ans au plus.
De cette époque, il faut retenir les photos de plongée sous-marine qu'il fit aux Glénan, réalisées grâce à un compresseur Cagnant-Levasseur. Cet appareil était un véritable prototype que j'ai pu tester grâce à l'ouverture d'esprit de mon frère René qui croyait que la valeur ...
Une fois de plus, comme il avait photographié les premiers avions, les premières voitures, il fixait des pionniers de la plongée sous-marine moderne.
À cette époque, cette incursion dans le monde sous-marin m'émerveillait, mais je ne me rendais pas compte de la chance que j'avais, moi, futur océanographe, de pouvoir être un pionnier. À la réflexion, je me dis que je suis peut-être le plus jeune plongeur pied-lourd de l'avant-guerre.
Quelques années après la Libération, où tant de liens s'étaient tissés pour tant d'autres raisons, les unes futiles, mais les autres irréversibles, donc après la guerre, Lartigue réapparut au bras de Florette, sa nouvelle épouse, et nos relations redevinrent coutumières. Tous les étés, il venait passer une dizaine de jours en Bretagne, généralement la moitié du temps chez ma sœur Jacqueline Cloteaux à Beg-Meil, et l'autre moitié chez moi à Odet en Ergué-Gabéric avec, comme prolongement, ma goélette, la Linotte III, et l'île du Loch aux Glénan.
Sur le bateau, c'était souvent la fête, et un jour Germaine Montero, plus Espagnole que tous les Espagnols parce que fraîchement baptisée, avait déclaré : « Je vais vous faire une paella. »
Après avoir commandé un kilo de crevettes, trois homards, deux litres de moules, une pieuvre et un poulet, et que sais-je encore, elle avait viré le cuisinier de la cambuse et avait officié deux heures durant.
La paella était fort bonne et l'équipage ayant eu le droit de regagner le bord avait eu également celui de participer au festin.
Après les pousse-café, elle avait apostrophé le cambusier :
« Alors Jean, cette paella ? »
L'autre avait répondu spontanément :
« C'était très bon. Mais, vous voyez, j'aurais préféré un plat de gros bouquets, un petit homard grillé et un poulet rôti. Pour la pieuvre je l'aurais gardée pour le hors-d'œuvre du lendemain, confite dans de l'huile et saupoudrée largement de paprika. »
C'était tellement vrai que tout le monde éclata de rire, y compris Germaine.
Il faut dire que Jean, le cuisinier, avait classé la nourriture en deux catégories : ce qui était consistant et ce qui avait bon goût. En y réfléchissant bien, tout cela est loin d'être bête. Seul Lartigue ne participa pas à l'hilarité générale, il était perdu dans d'inextricables calculs de prix de revient.
Lorsque Jacques-Henri Lartigue décida de léguer son inestimable collection de photos à l'État, il fallut bien rédiger un contrat. Et le plus extraordinaire, fut que l'accord fut préparé pour le donateur par mon avocat, à l'époque Jean-Marc Varaut, et pour l'État français, par ma fille Anne, au nom du ministère de la Culture qu'elle représentait.
À ce double titre, je fus invité à la cérémonie au Grand Palais et au cocktail qui s'en suivit : l'affaire fut cocasse.
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