Le voyage touristique à Jérusalem du permissionnaire Jean-Marie Déguignet en 1856 - GrandTerrier

Le voyage touristique à Jérusalem du permissionnaire Jean-Marie Déguignet en 1856

Un article de GrandTerrier.

(Différences entre les versions)
Jump to: navigation, search
Version du 21 mai ~ mae 2018 à 21:07 (modifier)
GdTerrier (Discuter | contributions)

← Différence précédente
Version du 22 mai ~ mae 2018 à 07:51 (modifier) (undo)
GdTerrier (Discuter | contributions)

Différence suivante →
Ligne 29: Ligne 29:
<small>Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.</small> <small>Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.</small>
{{Citation}} {{Citation}}
-<spoiler id="994" text="Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...">Nous allions quelquefois, sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s’établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu’aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu’à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu’à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n’était venu à Constantinople, comme bien d’autres, que dans l’espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.+<spoiler id="994" text="Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...">{{DéguignetJérusalem994}}
- +
-Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :+
- +
-— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j’ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n’est pas loin d’ici, je m’offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n’obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m’engage, vis-à-vis d’eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.+
- +
-J’ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m’a causé tant de plaisir et de surprise à la fois. Comment ! aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l'Homme-Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire ! Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes travaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciel !+
- +
-Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots pour l'officier qui commandait notre détachement, car le temps pressait ; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, malgré les recommandations de l'Arménien, nous accorder cette permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous deux ; il nous dit enfin :+
- +
-— Je puis vous accorder cette permission, car j'ai confiance en vous et en notre ami. Je viens d'apprendre officiellement que la paix est signée et, en même temps, que nous devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-à-dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de malades à l'ambulance ; par conséquent, vous pouvez dire à l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu qu'il ne vous perde pas.+
- +
-Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magnifique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encombré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles. On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions dans notre habillement de gentleman et, grâce à notre silence, nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement, notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de huit ; il avait calculé le temps qu’il fallait pour ce voyage : juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir. Avec huit jours de permission, nous n’aurions pu nous arrêter nulle part.+
- +
-Nous débarquâmes à Jaffa, où l’on trouvait toutes sortes de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des cha­meaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.+
- +
-Avant de partir pour Jérusalem, j’éprouve le besoin de faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons, on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d’autres presque rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d’autres retiennent mieux l’histoire ; d’autres des noms, des dates, des chiffres. Moi, si j’ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les mythologies et certaines notions scientifiques, elle a été abso­lument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi, il m’arrive très souvent d’être embarrassé de mettre l’ortho­graphe d’un nom quelconque, après l’avoir écrit plus de cent fois. Je me vois donc obligé d’omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date, ne possédant aucun document pour m’éclairer[1]. Je sais bien, cependant, que nous sommes ici au commencement d’avril 1856.+
- +
-note 1: Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa.+
</spoiler> </spoiler>
JÉRUSALEM JÉRUSALEM
Ligne 53: Ligne 35:
Moins d’une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d’un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s’il y en avait : je n’en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J’entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l’Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c’étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays. Moins d’une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d’un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s’il y en avait : je n’en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J’entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l’Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c’étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.
-Nous pouvions aller à Jérusalem d’une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu’il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J’aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l’ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la pre­mière vertu des enfants du Prophète, c’est l’hospitalité.+Nous pouvions aller à Jérusalem d’une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu’il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J’aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l’ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la première vertu des enfants du Prophète, c’est l’hospitalité.
- +
-Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couver­tures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d’arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du pro­phète : l’abomination de la désolation.+
- +
-<spoiler id="991" text="Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...">Nous étions dans la Judée, le pays de Juda, la plus grande des douze tribus d’Israël, puisque c’est d’elle que le Sauveur du monde est sorti. Nous marchions très vite, ce jour-là, afin d’échapper aux cavaliers qui nous avaient fait trop de poussière la veille. Bientôt nous poussâmes, mon camarade et moi, spontanément, un petit cri de : « Ah ! Ah ! voilà Jérusalem ! » En effet, du haut d’une colline, on apercevait presque toute la ville, ses maisons blanches, ses dômes, ses clochers, ses minarets. Notre ami nous montra l’endroit où tous les pèlerins s’arrêtaient pour embrasser la terre et chanter en chœur le Cantique des cantiques. Nous n’étions pas des pèle­rins, nous avions l’air de deux jeunes touristes ou peut-être de deux commis-voyageurs. Nous n’embrassâmes donc pas la terre et ne chantâmes point de cantique.+
- +
-En entrant en ville, on voyait des cabarets ou des hôtels avec des enseignes en toutes langues. Notre hôte avait sa demeure vers le centre de la ville ; il tenait un grand bazar universel où les pèlerins pouvaient se procurer tous les articles dits de Jérusalem. Nous fûmes reçus comme les enfants de la maison. Il avait deux fils, deux jeunes gars de quinze à dix-sept ans qui parlaient le français mieux que nous, et bien d’autres langues encore, car, à Jérusalem, les jeunes gens apprennent toutes les langues à la fois. Nous étions arrivés juste les jours des fêtes de Pâques des Russes ou des Orthodoxes, qui ne se célèbrent pas le même jour que les Pâques catholiques et fort heureusement, car il n’y aurait pas de place pour tout le monde et on se mangerait entre orthodoxes et hétérodoxes ; on s’étranglerait au Saint-Sépulcre comme en 1833, où trois cents personnes y périrent étouffées.+
- +
-Nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller parcourir la ville, qui ne me parut pas bien grande. Il n’y avait alors, au dire de notre conducteur, qu’environ quinze mille habitants. Jérusalem ressemble à toutes les villes mahométanes, avec cette différence qu’ici il y a de grands couvents, ou plutôt des hôtelleries russes et françaises, et des églises qui ont des clochers, choses inconnues aux mahométans.+
- +
-Un des fils du négociant vint nous montrer ce que nous désirions voir tout d’abord. Moi, j’avais toujours dans la mémoire le souvenir des principales scènes de la Passion et les noms des lieux où elles s’étaient passées : la Montagne des Oliviers, la Grotte de Gethsémani, la Maison d’Anne, celle de Caïphe, celle de Pilate et la place du Golgotha, où eut lieu le dénouement du drame messianique. Notre jeune guide, sachant que nous n’étions pas deux vrais pèlerins, nous fit voir les choses telles qu’elles étaient, et non telles que les pèlerins veulent les voir. Il sourit quand nous lui demandâmes où étaient ces maisons de Caïphe, d’Anne, de Pilate ; il nous dit qu’on faisait bien voir aux pèlerins des maisons comme étant celles de Caïphe, d’Anne, de Pilate et bien d’autres encore.+
- +
-— Du moins, lui dis-je, si les maisons n’existent plus. les montagnes dont il est si souvent question dans les Évangiles doivent être toujours les mêmes.+
- +
-— Oh ! oui, dit-il, justement je vais vous faire voir la plus intéressante de toutes, la montagne des Oliviers, qui est la première chose que les pèlerins demandent à voir.+
- +
-En effet, nous arrivâmes, après avoir traversé le Cédron, sur cette fameuse montagne où Jésus et ses compagnons allaient passer la nuit, lui qui n’avait pas « une pierre où reposer sa tête ». Je croyais que j’allais voir là une forêt d’oliviers au milieu de rochers, de trous, de grottes et d’autres arbres et arbustes sauvages. Quelle désillusion ! Je vis un jardin avec des légumes et des fleurs, puis un énorme bâtiment qui était le couvent et l’hôtellerie des moines franciscains, où sont logés de nombreux pèlerins, moyennant finances bien entendu. Car, à Jérusalem, il n’y a rien pour rien : tout s’y vend, et très cher. On y vend des cailloux, des morceaux de bois et de vieux chiffons. Mais ce qui se vendait le plus couramment, en ce temps-là, c’était des mouchoirs avec des gravures représentant les diverses scènes de la Passion, le Saint-Sépulcre, la Sainte Face ou diverses vues de Jérusalem. Les malins négociants juifs, grecs, turcs, arméniens et autres, qui ne vivent là que par les pèlerins, savent bien inventer des articles nouveaux tous les ans.+
- +
-Il y a bien dans ce jardin potager quelques vieux oliviers que l’on montre aux fidèles en leur affirmant que ce sont toujours les oliviers sous lesquels Jésus et ses compagnons se sont reposés. Il y a là aussi une espèce de grotte, de laquelle il n’est question dans aucun évangile et qu’on montre cependant aux pèlerins comme étant l’endroit où Jésus alla, le soir de son arrestation, prier à part et où, selon l’évangile de Luc, il tomba en agonie et « où il lui vint une sueur comme des grumeaux de sang qui coulait jusqu’à terre ». Je vis là, en effet, des taches rouges ; mais, ayant déjà perdu une partie de mes croyances, et ayant été prévenu par mon jeune caporal de Crimée et par l’Arménien lui-même de toutes sortes de mystifications dont étaient dupes les pèlerins, je ne vis dans ces taches rouges que du vermillon versé là, il n’y avait pas longtemps.+
- +
-Un des moines propriétaires de ce jardin avait l’air de compter les visiteurs qui étaient assez nombreux ce jour-là, car les Russes venaient d’arriver en masse pour les fêtes de Pâques, et le premier soin de ces pauvres moujiks, à Jéru­salem, est d’aller embrasser en pleurant ces taches de ver­millon. Le moine offrait des cailloux à ceux qui voulaient en prendre. J’en aurais bien pris un, mais comme à Jérusalem il n’y a rien pour rien, je laissai ce caillou provenant de la fameuse grotte, laquelle, au dire de notre guide, fournit annuel­lement plus de cailloux qu’elle n’en contenait au premier jour de l’exploitation. Les cailloux que l’on vendait aux pèlerins provenaient du torrent du Cédron qui, pendant les fortes pluies, en amène de grandes quantités.+
- +
-Du haut de cette montagne, Jérusalem me paraissait comme l’une de ces villes blanches que j’avais vues de chaque côté des Dardanelles et de la mer de Marmara. Deux monuments seulement dominaient les autres, le Saint-Sépulcre et le grand temple ou mosquée d’Omar. Celle-ci se trouve sur le mont Sion, où était autrefois le fameux temple de Salomon. En descendant, notre guide nous montra la route de Béthanie par laquelle, d’après les évangélistes, le fils de David fit son entrée triomphale dans la cité.+
- +
-En retournant en ville, notre jeune guide nous fit passer devant un grand nombre de bazars, tous tenus par des Juifs, des Grecs ou des Arméniens. C’était ce que je voyais de plus beau dans cette ville où tout n’est que bazar. Le trafic des objets saints se pratique partout dans les rues, sur les places, dans les petites comme dans les grandes, dans les couvents aussi bien que dans le Saint-Sépulcre : on ne vit que de cela à Jérusalem. Le bazar de notre hôte était un des plus beaux : rien n’y manquait, depuis les objets les plus luxueux des Orientaux jusqu’aux plus petits riens vendus cependant très cher aux pèlerins. Je fus un peu étonné, après avoir vu cet Arménien à Constantinople dans un grand bazar où il avait, nous disait-il, ramassé pas mal de piastres, de le voir maintenant à Jérusalem à la tête d’un autre bazar plus grand et plus beau encore. En ce temps-là, je ne connaissais pas les Arméniens, pas plus que je ne connaissais les Juifs ni les Grecs. Depuis, j’ai lu plusieurs récits sur ces Arméniens, et, dans tous, j’ai vu qu’ils étaient fort malins. C’est chez mon Arménien, ce soir-là, que j’ai fait le premier grand repas de ma vie, à l’âge de vingt et un ans et demi : pour moi, on avait servi neuf fois de trop, car nous avions, je crois, dix sortes de choses, et moi, je n’avais jamais mangé qu’un plat, deux au plus, et de bien médiocres choses, tandis que là il n’y avait que des mets de luxe. Puis, nous fûmes logés, mon camarade et moi, dans la même chambre, mais chacun son lit. Quelle chambre ! et quels lits ! Ah ! ma doué béniguet ! C’était simplement une de ces chambres dont il est question dans les Mille et une Nuits. Mon camarade, qui avait été élevé dans un meilleur milieu que moi, ne trouvait rien trop grand, trop bon ni trop beau ; il disait toujours que c’était très chic, et rien de plus.+
- +
-Quant à moi, si j’avais osé, j’aurais demandé la permission d’aller me coucher sur la terrasse de la maison avec une simple couverture. Je me mis donc dans ce lit de pacha ou de fée, mais je ne dormis guère. J’avais l’esprit trop préoccupé. La seule pensée que j’étais à Jérusalem suffisait pour me bouleverser, d’autant plus que je ne voyais rien à Jérusalem de tout ce qu’on m’en avait raconté autrefois et de ce que j’avais lu dans mon petit livre breton. J’ai déjà dit, je crois, que grâce à un accident qui m’arriva au moulin du Poul, en Ergué-Gabéric, vers l’âge de cinq ans, mon crâne ne s’était pas complètement fermé ; une sorte d’ouverture très sensible m’est toujours restée dans la tempe gauche, par laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à peu les premières qu’on y avait logées. J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire. Je suis certain que ça n’a été que grâce à cet accident que j’ai pu commencer, à l’âge où tous les autres crânes se ferment pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre compte de toutes les choses de ce monde.+
- +
-À Jérusalem, où tant de gens trouvent les sources de toutes vérités, mon esprit avait beau évoquer les souvenirs du pays breton si croyant, les souvenirs de ma mère qui m’avait si souvent raconté et chanté même tous les récits qu’elle savait sur Jérusalem, et toutes les scènes de la Passion que j’avais lues moi-même dans mon livre breton ; j’avais beau évoquer les souvenirs de mes premières communions, des prêtres qui m’avaient dit tant de choses sur cette Jérusalem : rien n’y faisait ; mon esprit venait de se mettre en révolte ouverte. Ah ! quelle triste nuit j’ai passée là dans la plus belle chambre et dans le plus beau lit que j’aie vus de ma vie, et dans cette Jérusalem où des centaines de pèlerins passaient cette même nuit en chants de joie et d’allégresse, dans cette Jérusalem terrestre qui est pour les moujiks orthodoxes à mi-chemin de la Jérusalem céleste. Cependant, à chaque réflexion et à chaque rêve, je me promettais bien de relire, avec attention et dès que je le pourrais, tous les livres de la Bible et des Évangiles.+
- +
-Enfin le jour vint. Je me dépêchai de sortir de ce lit beau­coup trop moelleux pour un paysan breton qui n’avait jamais couché que sur la paille ou sur la terre nue. Mon camarade avait dormi toute la nuit comme un bienheureux, sans rêve ni réflexion ; son crâne, à lui, était fermé depuis longtemps. Il passait à Jérusalem comme les soldats de ce temps-là passaient dans les plus belles villes du monde, sans faire plus d’attention que dans le plus simple village. Une seule chose préoccupait ces vieux soldats de métier, dans les grandes comme dans les petites villes : c’était le prix du vin. Mon camarade, qui était beaucoup plus vieux que moi, était déjà près d’arriver à cet état où l’on vous appelait vieux soldat, vieille gouape, vieux maboule, vieux zig, vieux soiffeur, tireur de plans, etc. Tous bons soldats à la guerre, mais bons aussi à opérer des razzias. La première chose qu’il me dit en se levant fut :+
- +
-— Mon pauvre vieux ! je ne peux plus cracher ! Oh ! quelle soif !+
- +
-Aussi il me pressa de descendre, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de trouver quelque chose pour mouiller son gosier.+
- +
-Tout le monde était déjà debout dans cet immense bazar, et au travail, car on prévoyait de la presse par suite de l’arrivée de nombreux pèlerins. Le maître, tout occupé qu’il était, vint cependant nous toucher la main, à la manière orientale, en nous récitant le chapelet de compliments en usage. Puis il nous fit entrer dans la salle à manger, nous disant de boire et de manger de tout ce qui nous ferait plaisir, de faire comme si nous étions chez nous ; ensuite nous pourrions aller nous promener où nous voudrions, puisque maintenant nous connaissions à peu près la ville, et nous reviendrions quand nous aurions besoin de boire ou de manger. Puis il s’en alla à ses affaires. On peut croire que mon camarade commença d’abord par se mouiller le gosier d’un grand verre de vin.+
- +
-Après avoir déjeuné, nous allâmes nous promener du côté du Saint-Sépulcre, lequel ne désemplissait en ce moment, ni jour ni nuit. Par les rues, il y avait déjà des pèlerins cherchant la maison dans laquelle Jésus avait été condamné à mort, pour suivre de là la Voie Douloureuse jusqu’au Calvaire, qui n’est autre que le Saint-Sépulcre. Ces pèlerins s’arrêtaient à chaque instant pour prier, pleurer en embrassant la terre et le coin des maisons, aux endroits où Jésus, dit-on, avait succombé sous son fardeau, quoique tous les évangélistes racontent qu’un paysan de Cyrène fut requis pour porter sa croix. À tous ces embrassements, nous étions habitués depuis longtemps. Nous en avions assez vu à Constantinople. Les mahométans font cela trois fois par jour : au soleil levant, à midi et au soleil couchant, n’importe où ils se trouvent, ils embrassent la terre plusieurs fois en marmottant des prières. Et tout cela est obligatoire pour les civils comme pour les soldats : c’est la loi. Pour les Turcs, le Koran renferme toutes les lois civiles et militaires.+
- +
-Nous arrivâmes devant la grande église du Saint-Sépulcre, dans laquelle je voyais entrer de longues files de moujiks se traînant, comme j’avais vu autrefois les pèlerins bretons se traîner dans la chapelle de Kerdevot. À l’entrée, sous le grand porche, il y avait une garde turque : des soldats de garde dans une église ! et des soldats mahométans dans une église chrétienne ! Mais on nous avait déjà dit pourquoi cette garde était là. C’est qu’il y a, dans ce grand temple, une vingtaine d’autels où vingt prêtres chrétiens célèbrent le culte de vingt manières différentes, en se traitant d’hérétiques les uns les autres, à tel point que les soldats mahométans sont souvent obligés d’intervenir pour mettre à l’ordre ces prêtres chrétiens.+
- +
-Si nous eussions été en tenue militaire, ces soldats turcs nous auraient sans doute serré amicalement la main, surtout quand ils auraient su que nous avions assisté à la prise de Sébastopol. Car nous venions de rendre à leur pays et à leur Sultan le plus grand service qu’il soit possible de rendre à un peuple. Nous venions de sauver le Sultan et ses mahométans, au détriment de la France et de toute la chrétienté. Cette guerre n’avait, de la part des Russes, d’autre but que de prendre Constantinople et Jérusalem, afin de mettre le tom­beau du Christ sous la garde de soldats chrétiens. Les Russes avaient essayé à plusieurs reprises d’arranger les choses à l’amiable, en demandant à la Turquie le droit de mettre une armée à Jérusalem, simplement pour garder le Saint-Sépulcre ; mais naturellement les Turcs ne pouvaient consentir à une nation étrangère de mettre une armée dans une de leurs prin­cipales villes. Les chrétiens de Jérusalem, c’est-à-dire les orthodoxes grecs et russes qui sont les plus nombreux, voyant que les choses ne pouvaient s’arranger à l’amiable, comp­tèrent sur la guerre pour les arranger. Pour faire éclater cette guerre au plus vite, ils avaient enlevé, une nuit, la belle coupole d’or du Saint-Sépulcre et attribué cet enlèvement, ce vol et ce sacrilège, aux enfants du Prophète. Ce fut assez pour mettre le feu aux poudres. Or, certainement, le prophète Mahomet aurait été battu cette fois, si les chrétiens d’Occi­dent ne fussent allés à son secours en écrasant les chrétiens d’Orient, et si la mère de Jésus n’avait elle-même prêté son concours aux chrétiens schismatiques et aux mahométans contre les orthodoxes.+
- +
-Mon camarade ne voulait pas entrer dans l’église du Saint-Sépulcre, disant : « Qu’est-ce que nous f… là ? On nous a assez raconté ce qu’il y a là dedans ! » J’eus mille peines à l’entraî­ner. Il n’était pas facile de pénétrer au milieu de ces croyants, qui ne voyaient rien ni personne. Nous eûmes bien de la peine à gagner, en nous serrant le long du mur, un petit autel où il n’y avait personne en ce moment ; les moujiks ne vou­laient pas s’écarter de la Voie Douloureuse, qu’ils suivaient jusqu’au trou de la Croix, dans lequel ils plongeaient leur tête en baisant les bords ; ensuite ils allaient embrasser une table de marbre placée près du Tombeau et sur laquelle, selon l’Évangile de Jean, fut embaumé le corps de Jésus, par deux riches sénateurs, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Le Tombeau, sur lequel il y a un ange, était également l’objet de leurs embrassements multiples.+
- +
-Mon camarade ne voulut pas aller plus loin. De là, du reste, nous voyions la plus grande partie du temple, le grand autel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une dizaine d’autres autels, tous affectés à des cultes différents. Mais ce que nous regardions surtout, c’était le Tombeau, sorte de grande guérite, percée tout autour de petits trous ou gui— dans laquelle le patriarche orthodoxe fait descendre tous les ans le feu sacré du haut des cieux, dans la nuit du samedi saint. Je regardais aussi beaucoup le Christ, sa Mère et saint Jean, parce que ceux-là ressemblaient parfaitement à ceux que j’avais si souvent vus dans l’église d’Ergué-Gabéric, où ils doivent être encore. Mais mon camarade, qui ne regardait rien que les moujiks, me dit : « F… le camp ; il n’y a rien ici pour nous. »+
- +
-Nous sortîmes comme nous étions entrés. Mon camarade commençait à avoir soif, et, quoique nous eussions une table et, pour ainsi dire, une cave à notre disposition, nous voulions voir ce qu’il y avait dans les auberges de Jérusalem, sur lesquelles on voyait des enseignes en toutes langues. Il ne faisait pas bon rester dans les rues, il y faisait très chaud, et on ne pouvait faire un pas sans être arrêté par des bandes de gamins qui voulaient nous forcer à leur acheter des cailloux, des morceaux de chiffons, des chapelets, des images, des scapulaires, etc. Nous entrâmes donc dans une auberge, ou plutôt un hôtel, où l’on servait à boire et à manger. Cela était écrit sur la maison, en toutes langues. Le camarade demanda un litre de vin de Jéricho, parce qu’il avait vu cela écrit sur la porte et aussi sur des bouteilles. Nous bûmes ce vin de Jéricho qui était peut-être de Bordeaux ; n’importe, il était bon.+
- +
-<center>* * *</center>+
- +
-Nous retournâmes ensuite à la maison de l’Arménien pour un dîner qui fut encore meilleur que le souper de la veille, beaucoup trop bon pour moi, et qui dura trop longtemps. Moi qui avais l’habitude d’avaler mon repas en deux minutes, j’aurais eu beaucoup plus de plaisir à aller dîner avec un morceau de pain et du fromage, là-bas dans le torrent du Cédron. L’après-diner, nous allâmes voir cette fameuse mosquée d’Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument de Jérusalem, bâti, dit-on, sur l’emplacement du grand temple de Salomon. Mais nous ne pouvions entrer dans ce temple de Mahomet où n’entrent que les vrais croyants. Cela m’était bien égal, du reste, puisque je savais que les mosquées sont complètement nues à l’intérieur, l’Éternel ayant dit à Moïse dans l’Exode, le Lévitique et le Deutéronome : « Tu ne feras point d’images taillées, ni aucune ressemblance des choses qui sont là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre, ni dans les eaux, ni sous terre. » J’aurais voulu voir, cependant, le fameux rocher à travers lequel Mahomet passa, dit-on, avec sa jument blanche. Nous traversâmes le mont Sion, où se trouve encore un grand couvent. Ensuite, nous allâmes du côté de ce fameux vallon de Josaphat, où nous devons venir tous un jour.+
- +
-Mon camarade en avait vu assez de Jérusalem et, ma foi, moi aussi. Nous allâmes encore boire un litre de vin dans un hôtel, en attendant le souper. Nous causâmes beaucoup le soir, avec l’Arménien et ses fils, de ce que nous avions vu à Jérusalem, et même de ce que nous n’avions pas vu. Le lendemain, nous devions partir de bonne heure pour retourner d’une seule traite jusqu’à Jaffa. L’Arménien, qui nous avait sous sa responsabilité, devait venir lui-même nous conduire jusqu’au bateau à vapeur. Cette deuxième nuit fut pour moi plus calme que la première.+
-Le lendemain matin, nous étions debout avant le jour : après avoir pris un copieux déjeuner et avoir rempli nos poches de souvenirs de Jérusalem, nous remontâmes dans la curieuse carriole pouvant s’atteler des deux bouts. Au soleil levant, nous étions déjà loin de Jérusalem que j’avais quittée sans regrets.+Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couvertures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d’arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du prophète : l’abomination de la désolation.
-J’ai vu bien des villes célèbres depuis ; mais d’aucune je n’ai gardé d’aussi tristes souvenirs : celui qui voudrait se faire chrétien ou rester dans cette religion, il ne faut pas qu’il aille à Jérusalem avec les yeux et les oreilles ouverts. Nous arrivâmes à Jaffa juste à temps pour prendre le bateau, et, trois jours après, nous nous retrouvions, en soldats, chez notre commandant, presque un jour avant l’expiration de notre permission. +<spoiler id="991" text="Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...">{{DéguignetJérusalem991}}
</spoiler> </spoiler>
{{FinCitation}} {{FinCitation}}

Version du 22 mai ~ mae 2018 à 07:51

On a souvent écrit que Jean-Marie Déguignet avait perdu la foi en faisant un pèlerinage à Jérusalem en 1856. Mais ce n'est pas vraiment le cas, car son athéisme avait été nourri par ses lectures et observations préalables.

On trouvera ici les deux versions écrites de ses récits, ceux publiées en 1905 dans la Revue de Paris et l'édition intégrale de la 2e série de cahiers en 2001, qu'on comparera avec les notes de voyages d'un autre écrivain, Gustave Flaubert en 1850.

A cette époque-là, on pourrait citer aussi d'autres voyageurs, écrivains célèbres, qui ont décrit leur découverte de la terre sainte : Hermann Melville en 1856 avec son poème "Clarel: A Poem and Pilgrimage in the Holy Land", Mark Twain en 1867 et son "The Innocents Abroad, or The New Pilgrims' Progress".

Autres lectures : « DÉGUIGNET Jean-Marie - Jésus, fils aîné de Marie-Joachim » ¤ « Cahier de notes sur la "Vie de Jésus" d'Ernest Renan » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ 

St-Sépulcre de Jérusalem, A. Salzmann 1856
St-Sépulcre de Jérusalem, A. Salzmann 1856

1 Présentation

 

2 Citations

Les textes transcrits ci-dessous contiennent des paragraphes ( § ) non déployés. Vous pouvez les afficher en un seul clic : § Tout montrer/cacher

Chapitre XI de la Revue de Paris 1904-05

Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.

§ Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...

JÉRUSALEM

Moins d’une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d’un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s’il y en avait : je n’en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J’entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l’Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c’étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.

Nous pouvions aller à Jérusalem d’une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu’il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J’aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l’ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la première vertu des enfants du Prophète, c’est l’hospitalité.

Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couvertures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d’arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du prophète : l’abomination de la désolation.

§ Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...


Pages 202-209 de l'Intégrale (début)

Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.

§ Un jour, ce brave Arménie, qui était aussi un chrétien ...

Le voyage à Jérusalem (Avril 1856)

Ce pèlerinage de Jérusalem est obligatoire pour tous les Russes orthodoxes, comme celui de la Mecque pour les vrais croyants. Nous étions habillés à l'européenne, et nous n'avions un peu l'air de deux gentlemen faisant notre tour du monde.

Le navire était bondé de pèlerins de toutes les parties de la Russie, gens qui n'avaient pas l'air bien riche. Ils étaient mal habillés, malpropres avec des cheveux longs et crasseux. Si les hommes eussent porté des chapeaux à larges bords, je les aurais pris pour des Bretons des montagnes d'Arez ! Nous débarquâmes à Beyrouth, et un peu au-delà, à Jaffa, nous trouvâmes une voiture, ou plutôt une charrette qui nous attendait. Là du reste, les pèlerins pouvaient choisir les moyens de transport à leur convenance. Il y avait des ânes, des mulets, des chevaux et des espèces de carrioles pouvant s'atteler des deux bouts. La nôtre avait été commandée et préparée d'avance. Celle-là n'était pas à louer. Aussi, nous n'y montâmes que nous trois. L'Arménien voulait aller en avant, car la route serait bien encombrée, et on serait aveuglés par la poussière.

À Jaffa, on montre encore aux fidèles croyants ou crédules, la maison de Simon le corroyeur [2], dans laquelle le fameux Pierre eut cette vision d'une immense nappe descendant du ciel remplie de toutes sortes de gibiers rôtis. Nous pouvions aller d'une seule traite de Jaffa à Jérusalem, mais notre bon guide voulut nous arrêter au Rameleh [3] où s'arrêtent du reste presque tous les pèlerins pour passer la nuit, car, en ce temps-là, la route de Jérusalem n'était pas encore trop sûre. On voyait roder par là des bandes de vilains types avec des pistolets et des poignards dans leurs ceintures de cuir, et qui ressemblaient fort au fils aîné de Marie, Joachim et ses compagnons bandits. Il y avait bien des gendarmes turcs, zapotiés [4], établis par poste de distance en distance pour garder les routes, mais ces curieux gendarmes faisaient autant peur aux voyageurs que les bandits qu'ils étaient chargés de surveiller.

§ Le Ramaleh n'est qu'un pauvre village ...

 

Pages 209-213 de l'Intégrale (Suite)

Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.

Ce jour-là, quand nous eûmes déjeuné, le patron nous dit que maintenant, puisque nous connaissions à peu près la ville, nous étions libres d'aller tous les deux où cela nous ferait plaisir. Mais je ne savais trop quel plaisir que nous aurions d'entendre les gamins crier leurs bibelots saints et frauduleux dans toutes les langues, de voir les moujiks russes, dont c'était alors la grande fête de Pâques, se traîner à genoux depuis la prétendue maison de Pilate jusqu'au Saint-Sépulcre en pleurant, embrassant la terre, les pierres, les coins de maisons. Nous allions cependant, suivant ces pauvres abrutis, dont on ne savait si on devait en rire ou en avoir pitié.

Nous arrivâmes ainsi devant le Saint-Sépulcre, dont je me mis à contempler la grande coupole d'or, parce que mon jeune précepteur de Kamiech m'avait dit que cette coupole avait été enlevée une certaine nuit. Mais comme on ne trouvait pas le coupable, les chrétiens de Jérusalem avaient mis le fait sur le compte des Turcs, et crièrent au vol, au viol, à l'insulte, à la profanation. Le tzar Nicolas prit prétexte de cela pour attaquer les Turcs, espérant les chasser de Constantinople et en même temps de Jérusalem, et rendre enfin cette ville aux chrétiens, puis le dieu de ceux-ci, quoiqu'il ait, dit-on, tout puissance, ne veut pas la leur donner, préférant que son tombeau fût gardé par les enfants du Prophète. Et c'est pour ça, sans doute, que sa Mère était venue donner un coup de main aux Turcs dans la personne de Pélissier, pour écraser ces maudits chrétiens orthodoxes et des aryens, qui voulaient prendre un pays qui a de tout temps appartenu à la race sémitique, à elle octroyé à perpétuité par le dieu de Sem et d'Abraham.

Nous vîmes en effet une garde turque à la porte même de ce grand tempe chrétien. Et ils étaient là comme la garde que j'avais vue à Lyon, à la porte de Castellane. Mais ces soldats turcs n'étaient pas là précisément pour garder la personne de Jésus, ou son prétendu tombeau, mais plutôt pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens qui exploitent ce tombeau à qui mieux-mieux.

§ Ainsi, il y a vingt-et-un autels dans ce temple ...


Chapitre "Palestine" des Notes de Flaubert

Transcription sur Wikisource à partir de l'édition compléte L. Conard de 1910.

PALESTINE.

§ De Beyrouth à Jérusalem ...

On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient : el Kods, el Kods ! (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem.

Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ebron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris : a lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.

Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure.

§ Vendredi 9, promenade dans la ville ...

3 Annotations

Certaines références peuvent être cachées ci-dessus dans des paragraphes ( § ) non déployés. Cliquer pour les afficher : § Tout montrer/cacher

  1. Déguignet effectue son voyage organisé par l'Arménien en compagnie d'un camarade affecté comme lui au dépôt d'Ahoutpacha en Crimée : « J'y avais trouvé un bon camarade, beaucoup plus ancien que moi, bon enfant, toujours content mais sans instruction. C'était aussi un pauvre paysan comme moi. ». [Ref.↑]
  2. Bible, Acte des Apôtres, IX. 43, X. 1 et X. 76. [Ref.↑]
  3. Ville de Ramlah. [Ref.↑]
  4. Zaptié : corps de troupe de l'empire turc. [Ref.↑]
  5. Le consol Napoléon séjourna à Ramlah entre le 1er et le 3 mars 1799. [Ref.↑]
  6. Antinoüs (mort en 122) : favori de l'empereur romain Hadrien, il est le type même de la beauté plastique. [Ref.↑]


Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Mai 2018    Dernière modification : 22.05.2018    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]