Le métier de mendiant et la lutte contre le paupérisme selon Déguignet - GrandTerrier

Le métier de mendiant et la lutte contre le paupérisme selon Déguignet

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|width=55% valign=top {{jtfy}}|Dans les extraits ci-dessous Jean-Marie Déguignet (1834-1905) aborde les sujets de la misère et la pauvreté en milieu rural au 19e siècle. |width=55% valign=top {{jtfy}}|Dans les extraits ci-dessous Jean-Marie Déguignet (1834-1905) aborde les sujets de la misère et la pauvreté en milieu rural au 19e siècle.
-À l'âge de 10 à 14 ans, il a exercé le métier de mendiant entre 1844 et 1848 dans la campagne gabéricoise. Et toute sa vie durant, il a pu observer les causes et les effets du paupérisme dans les classes sociales les plus défavorisées de basse-bretagne, à savoir les mendiants et les journaliers agricoles.+À l'âge de 9 à 14 ans, il a exercé le métier de mendiant entre 1844 et 48 dans la campagne gabéricoise. Et toute sa vie durant, il a pu observer les causes et les effets du paupérisme dans les classes sociales les plus défavorisées de basse-bretagne, à savoir les mendiants et les journaliers agricoles.
À signaler également les commentaires sur le cas Déguignet de Jean-Jacques Yvorel dans son article « <i>Errance juvénile et souffrance sociale au XIXe siècle d’après les récits autobiographes</i> » dans l'ouvrage collectif « <i>Histoires de la souffrance sociale: xviie-xxe siècles</i> » publié en 2015 aux Editions PUR. À signaler également les commentaires sur le cas Déguignet de Jean-Jacques Yvorel dans son article « <i>Errance juvénile et souffrance sociale au XIXe siècle d’après les récits autobiographes</i> » dans l'ouvrage collectif « <i>Histoires de la souffrance sociale: xviie-xxe siècles</i> » publié en 2015 aux Editions PUR.
Autres lectures : {{Tpg2|:Category:JMD|Espace Déguignet}}{{Tpg|BABONNEAU Christophe et BETBEDER Stéphane - Mémoires d'un paysan bas-breton Tome 1}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}{{Tpg|Déguignet face aux machines de la papeterie Bolloré à la fin du 19e}} Autres lectures : {{Tpg2|:Category:JMD|Espace Déguignet}}{{Tpg|BABONNEAU Christophe et BETBEDER Stéphane - Mémoires d'un paysan bas-breton Tome 1}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}{{Tpg|Déguignet face aux machines de la papeterie Bolloré à la fin du 19e}}
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 +L'enquête sociologique de Jean-Jacques Yvorel porte sur 8 récits de jeunes ramoneurs, ouvriers, sourds-muets, le monde paysan étant représenté par les « <i>Mémoires d’un paysan Bas-Breton</i> » de Jean-Marie Déguignet. Contrairement aux autres expériences, l'activité de mendiant et de vagabond à Ergué-Gabéric est vécue comme un métier normal et honorable nécessitant un sérieux apprentissage.
 +Sa mère approuve l'idée des tournées de mendicité durant 3 jours par semaine et lui confectionne une besace. Il suit pendant 6 semaines son professeur : « <i>Cette bonne femme était une mendiante professionnelle; elle se chargeait de m’apprendre l'état.</i> ».
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 +Les résultats ne se font pas attendre : « <i>Pendant trois jours consécutifs, le temps nécessaire pour faire le tour de la commune, j'apportai à la maison plein les deux bouts de ma besace de farine d'avoine et de blé noir.</i> »
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 +Les aumônes reçues en contexte de mendicité juvénile sont généreuses : « <i> Jamais données au nom de l'humanité, chose inconnue chez les Bretons, mais seulement au nom de Dieu</i> » ; « <i>une prière dite par moi, enfant chétif et humble, valait pour elles cent prières radotées machinalement par les vieilles mendiantes</i> ».
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 +Par contre il existe aussi des mauvais mendiants qui éclaboussent la noble profession : « <i>des mendiants de tout âge, de véritables bandits, lesquels quand ils rencontraient un malheureux seul avec sa besace pleine, ne se gênaient pas pour la vider dans la leur</i> ».
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 +Les mendiants entrant dans la vie adulte, « <i>pour gagner leur pain</i> », doivent exercer le métier de journalier, c'est-à-dire louer leurs bras aux cultivateurs qui leur « <i>faisaient faire leurs travaux au marché, ou par grandes journées. Autour de chaque ferme, il y avait toujours deux ou trois penty qu'on louait à ceux-ci, que le propriétaire trouvait sous la main quand il en avait besoin</i> ».
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 +Ce pennti est littéralement un « <i>bout de maison</i> », désignant la bâtisse, composée généralement d'une seule pièce, où s'entassait avec sa famille l'ouvrier agricole.
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 +Or en cette moitié du 19e siècle « <i>grâce aux machines agricoles perfectionnées, les cultivateurs n'ont plus besoin de journaliers</i> ». Ils ont donc ont transformé leurs penntis en étables, et refoulé les journaliers dans la ville.
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 +[[Image:MurilloJeuneMendiant.jpg|center|270px]]<center><small>( Murillo, Le Jeune Mendiant, Louvre )</small></center>
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 +L'analogie faite par Déguignet est effrayante : « <i>Quand les abeilles veulent supprimer ces gros parasites qui les ruinent, elles leurs refusent simplement le domicile et 24 heures après la question sociale est résolue ; plus d'êtres nuisibles ni inutiles dans la société.</i> »
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 +Il fait donc cette suggestion cynique : « <i>Que les riches de la ville et la municipalité fassent comme ces insectes ainsi que les paysans l'ont déjà fait et la plus difficile de toutes les questions sociales humaines sera aussi résolue.</i> » Mais il faut prendre cette proposition au second degré, comme une démonstration par l’absurde.
 +La fin du texte se veut une défense de ses compagnons de misère, avec une évocation du sort des indiens d'Amérique. « <i>Pour être misanthrope et anti-humain je ne le suis pas. J'ai trop pleuré et je pleure toujours sur les misères de l'humanité, et je voudrais de tout mon cœur les voir finir</i> ». Mais bien sûr autrement qu'en supprimant les penntis des bretons et les tipis des indiens.
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Cette bonne femme était une mendiante professionnelle; elle se chargeait de m’apprendre l'état. Elle indiqua à ma mère comment il fallait confectionner ma besace, il ne fallait pas qu'elle fut trop longue car alors elle m'aurait gêné dans la marche, ni trop courte car alors elle n'aurait pas tenu sur mes épaules. Mais on pouvait la faire sur mesure puisque j'étais là. Ce fut ce que ma mère fit, et lorsque la besace fut terminée, on l’essaya. Elle m'allait comme un gant. On attacha une ficelle au coin du sac de derrière, dont l'autre bout venant se nouer au sac de devant qui empêchait la besace de glisser de dessus mon épaule. Cette bonne femme était une mendiante professionnelle; elle se chargeait de m’apprendre l'état. Elle indiqua à ma mère comment il fallait confectionner ma besace, il ne fallait pas qu'elle fut trop longue car alors elle m'aurait gêné dans la marche, ni trop courte car alors elle n'aurait pas tenu sur mes épaules. Mais on pouvait la faire sur mesure puisque j'étais là. Ce fut ce que ma mère fit, et lorsque la besace fut terminée, on l’essaya. Elle m'allait comme un gant. On attacha une ficelle au coin du sac de derrière, dont l'autre bout venant se nouer au sac de devant qui empêchait la besace de glisser de dessus mon épaule.
-Deux jours après, je partis avec mon professeur pour commencer la première leçon. La vieille me faisait entendre que j'allais commencer le plus digne et le plus noble état du monde, puisque Dieu l'avait pratiqué lui-même et qu'il fut pratiqué également par nos plus grands saints. Quel honneur et quelle gloire de pouvoir à l'âge de 9 ans marcher sur les traces de Dieu et des saints ! Si j'avais connu alors nos codes français, j'aurais pu donner des leçons à mon professeur au sujet de ce digne et noble état, comme je me propose d'en donner ici en temps et lieu. Mon début ne fut pas mauvais. Grâce à mon professeur et mon guide, qui était connu et bien reçu partout, je fus bien reçu aussi. J'étais si petit, si maigre, si triste que les bonnes fermières avaient pitié de moi, non pas tant pour soulager ma misère que pour s'acquitter d'un devoir envers leur dieu. Ces aumônes avaient toujours un but intéressé et égoïste : elles n'étaient jamais données au nom de l'humanité, chose inconnue chez les Bretons, mais seulement au nom de Dieu. Quand ces femmes me donnaient pour deux liards de farine d'avoine ou de blé noir, l'aumône ordinaire d'alors, c’est qu'elles étaient convaincues de recevoir en retour le centuple comme il est dit dans l'évangile, car elles savaient qu'une prière dite par moi, enfant chétif et humble, valait pour elle cent prières radotées machinalement par les vieilles mendiantes.+Deux jours après, je partis avec mon professeur pour commencer la première leçon. La vieille me faisait entendre que j'allais commencer le plus digne et le plus noble état du monde, puisque Dieu l'avait pratiqué lui-même et qu'il fut pratiqué également par nos plus grands saints. Quel honneur et quelle gloire de pouvoir à l'âge de 9 ans marcher sur les traces de Dieu et des saints ! Si j'avais connu alors nos codes français, j'aurais pu donner des leçons à mon professeur au sujet de ce digne et noble état, comme je me propose d'en donner ici en temps et lieu. Mon début ne fut pas mauvais. Grâce à mon professeur et mon guide, qui était connu et bien reçu partout, je fus bien reçu aussi. J'étais si petit, si maigre, si triste que les bonnes fermières avaient pitié de moi, non pas tant pour soulager ma misère que pour s'acquitter d'un devoir envers leur dieu. Ces aumônes avaient toujours un but intéressé et égoïste : elles n'étaient jamais données au nom de l'humanité, chose inconnue chez les Bretons, mais seulement au nom de Dieu. Quand ces femmes me donnaient pour deux liards de farine d'avoine ou de blé noir, l'aumône ordinaire d'alors, c’est qu'elles étaient convaincues de recevoir en retour le centuple comme il est dit dans l'évangile, car elles savaient qu'une prière dite par moi, enfant chétif et humble, valait pour elles cent prières radotées machinalement par les vieilles mendiantes.
<spoiler id="991" text="Mes premières tournées furent donc excellentes ...">Mes premières tournées furent donc excellentes. Pendant trois jours consécutifs, le temps nécessaire pour faire le tour de la commune, j'apportai à la maison plein les deux bouts de ma besace de farine d'avoine et de blé noir. Cependant je m'aperçus bien vite que ma conductrice, à son état de mendiante professionnelle, elle joignait d'autres métiers tout aussi lucratifs. D'abord elle était le journal vivant et ambulant de la commune, dans laquelle elle connaissait toutes choses et tout le monde ; puis elle faisait l'agent matrimonial qu'on appelle en breton <i>bas vanel</i> <ref name="Bazh-vanal">{{BR-Bazh-vanal}}</ref>. Aussi, quand elle passait dans les fermes où il y avait des jeunes gens à marier, elle était fort bien reçue, parfois même on la faisait asseoir à table et on mettait devant elle le pain et le lard traditionnels, le plus grand honneur qu'on pouvait faire alors à un étranger. <spoiler id="991" text="Mes premières tournées furent donc excellentes ...">Mes premières tournées furent donc excellentes. Pendant trois jours consécutifs, le temps nécessaire pour faire le tour de la commune, j'apportai à la maison plein les deux bouts de ma besace de farine d'avoine et de blé noir. Cependant je m'aperçus bien vite que ma conductrice, à son état de mendiante professionnelle, elle joignait d'autres métiers tout aussi lucratifs. D'abord elle était le journal vivant et ambulant de la commune, dans laquelle elle connaissait toutes choses et tout le monde ; puis elle faisait l'agent matrimonial qu'on appelle en breton <i>bas vanel</i> <ref name="Bazh-vanal">{{BR-Bazh-vanal}}</ref>. Aussi, quand elle passait dans les fermes où il y avait des jeunes gens à marier, elle était fort bien reçue, parfois même on la faisait asseoir à table et on mettait devant elle le pain et le lard traditionnels, le plus grand honneur qu'on pouvait faire alors à un étranger.
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Et puis quand ils passaient vers le soir dans des sentiers étroits et fréquentés, ils mettaient des bâtons en travers du sentier, ou nouaient ensemble deux branches de genêts ou des ronces. Ceux qui venaient à passer là après eux, lorsque la nuit était venue, s'accrochaient les jambes dans ces obstacles et allaient piquer la tête dans le sentier et se faisaient souvent beaucoup de mal. Et quand ils venaient à travers un ruisseau quelconque qu'on traversait alors sur une planche ou espèce de poutre, les routes et les ponts étant encore inconnus chez nous, ils avaient soin lorsqu'ils avaient passé, de tirer à eux la poutre, ne lui laissant qu'un peu de prise sur l'autre bord, de sorte que le premier qui mettait les pieds sur cette poutre, cellre-ci glissait dans le ruisseau et le malheureux passant avec. Enfin, il n'y avait pas de canailleries que ne faisaient ces deux bandits mendiants. Et ils n'étaient pas seuls. Je ne cite que ces deux, parce que je les ai particulièrement connus, eux et leurs friponneries. Et puis quand ils passaient vers le soir dans des sentiers étroits et fréquentés, ils mettaient des bâtons en travers du sentier, ou nouaient ensemble deux branches de genêts ou des ronces. Ceux qui venaient à passer là après eux, lorsque la nuit était venue, s'accrochaient les jambes dans ces obstacles et allaient piquer la tête dans le sentier et se faisaient souvent beaucoup de mal. Et quand ils venaient à travers un ruisseau quelconque qu'on traversait alors sur une planche ou espèce de poutre, les routes et les ponts étant encore inconnus chez nous, ils avaient soin lorsqu'ils avaient passé, de tirer à eux la poutre, ne lui laissant qu'un peu de prise sur l'autre bord, de sorte que le premier qui mettait les pieds sur cette poutre, cellre-ci glissait dans le ruisseau et le malheureux passant avec. Enfin, il n'y avait pas de canailleries que ne faisaient ces deux bandits mendiants. Et ils n'étaient pas seuls. Je ne cite que ces deux, parce que je les ai particulièrement connus, eux et leurs friponneries.
-Cependant, je finis par trouver un camarade à peu près de mon âge, mais qui avait au moins le double de mon poids et de ma force. Alors nous faisions les tournées hebdomadaires en compagnie, en évitant autant que possible de rencontrer les bandits ; humbles et timides tous les deux, nous nous entendions très bien, et quand la tournée de mendicité étai terminée, trois jours par semaine, nous allions encore ensemble chercher du bois et aussi, durant le printemps, ramasser du crottin de chevaux et de bous de vaches desséchée qu'on brûlait pour en faire de la cendre. Cette cendre était très recherchée alors par les cultivateurs pour mettre avec le blé noir, en ce temps où le noir animal <ref>Le noir animal est un engrais obtenu par calcination en vase clos de diverses matières animales, spécialement des os.</ref> et les phosphates naturel qui rendent aujourd'hui tant de services à l'agriculteur, étaient inconnus chez nous.+Cependant, je finis par trouver un camarade à peu près de mon âge, mais qui avait au moins le double de mon poids et de ma force. Alors nous faisions les tournées hebdomadaires en compagnie, en évitant autant que possible de rencontrer les bandits ; humbles et timides tous les deux, nous nous entendions très bien, et quand la tournée de mendicité étai terminée, trois jours par semaine, nous allions encore ensemble chercher du bois et aussi, durant le printemps, ramasser du crottin de chevaux et de bouse de vaches desséchée qu'on brûlait pour en faire de la cendre. Cette cendre était très recherchée alors par les cultivateurs pour mettre avec le blé noir, en ce temps où le noir animal <ref>Le noir animal est un engrais obtenu par calcination en vase clos de diverses matières animales, spécialement des os.</ref> et les phosphates naturel qui rendent aujourd'hui tant de services à l'agriculteur, étaient inconnus chez nous.
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<spoiler id="992" text="Maintenant il ne resterait aux propriétaires ...">Maintenant il ne resterait aux propriétaires de la ville et à la municipalité que de faire comme les ruraux, et alors il n'y aurait plus nulle part ni de miséreux ni de mendiants. Voilà un moyen facile et très pratique pour supprimer le vagabondage, le braconnage et la mendicité dont on se plaint tant. Les vagabonds, les braconniers et les mendiants sont des parasites de bas étage très désagréables et très nuisibles à la société comme les frelons aux colonies d'abeilles. Eh bien, quand les abeilles veulent supprimer ces gros parasites qui les ruinent, elles leurs refusent simplement le domicile et 24 heures après la question sociale est résolue ; plus d'êtres nuisibles ni inutiles dans la société. <spoiler id="992" text="Maintenant il ne resterait aux propriétaires ...">Maintenant il ne resterait aux propriétaires de la ville et à la municipalité que de faire comme les ruraux, et alors il n'y aurait plus nulle part ni de miséreux ni de mendiants. Voilà un moyen facile et très pratique pour supprimer le vagabondage, le braconnage et la mendicité dont on se plaint tant. Les vagabonds, les braconniers et les mendiants sont des parasites de bas étage très désagréables et très nuisibles à la société comme les frelons aux colonies d'abeilles. Eh bien, quand les abeilles veulent supprimer ces gros parasites qui les ruinent, elles leurs refusent simplement le domicile et 24 heures après la question sociale est résolue ; plus d'êtres nuisibles ni inutiles dans la société.
-Que les riches de la ville et la municipalité fassent comme ces insectes ainsi que les paysans l'ont déjà fait et la plus difficile de toutes les questions sociales humaines sera aussi résolue. Il y en a du reste ici en ville plusieurs propriétaires qui travaillent dans ce but et aussi la municipalité, détruisant toutes les petites et vieilles maisons et ne bâtissant plus que de grandes maisons et des hôtels dans lesquels les vagabonds, les miséreux ni les mendiants ne seront certainement pas admis. Il ne reste plus que quelques petites rues et ruelles où les braconniers, les miséreux et les mendiants s'entassent comme des lapins. Quand ces rues et ruelles auront été démolies et les masures qu'elles renferment remplacées par de belles maisons bourgeoises, on verra la fin du paupérisme à Quimper. Chassés de la ville, repoussés de la campagne, il faudra bien que les pauvres gueux disparaissent comme les frelons chassés de la ruche. Et ces propriétaires et les édiles auront plus fait pour la société en la débarrassant de son plus terrible fléau que les philanthropes, dont le but est d'entretenir et d'encourager le paupérisme et la mendicité; ne vaudrait-il pas mieux supprimer d'un seul coup toutes ces misères sociales que de les entretenir perpétuellement avec d'hypocrites et mensongères questions d'humanité et de philanthropie. Ici, je plaide pour moi-même ou contre moi-même si l'on veut, car dans la suppression des pauvres, je serais sans doute un des premiers à passer. Cela ne me ferait aucune peine. A quoi bon être dans un monde où on a aucune place, ni au soleil, ni à table. Si un cultivateur s'musait à entretenir chez lui des animaux dont il n'aurait ni nourriture à leur donner, ni place pour les loger, on le forcerait à les abattre ou à s'en défaire d'une façon quelconque, car il est défendu de faire souffrir les animaux.+Que les riches de la ville et la municipalité fassent comme ces insectes ainsi que les paysans l'ont déjà fait et la plus difficile de toutes les questions sociales humaines sera aussi résolue. Il y en a du reste ici en ville plusieurs propriétaires qui travaillent dans ce but et aussi la municipalité, détruisant toutes les petites et vieilles maisons et ne bâtissant plus que de grandes maisons et des hôtels dans lesquels les vagabonds, les miséreux ni les mendiants ne seront certainement pas admis. Il ne reste plus que quelques petites rues et ruelles où les braconniers, les miséreux et les mendiants s'entassent comme des lapins. Quand ces rues et ruelles auront été démolies et les masures qu'elles renferment remplacées par de belles maisons bourgeoises, on verra la fin du paupérisme à Quimper. Chassés de la ville, repoussés de la campagne, il faudra bien que les pauvres gueux disparaissent comme les frelons chassés de la ruche. Et ces propriétaires et les édiles auront plus fait pour la société en la débarrassant de son plus terrible fléau que les philanthropes, dont le but est d'entretenir et d'encourager le paupérisme et la mendicité; ne vaudrait-il pas mieux supprimer d'un seul coup toutes ces misères sociales que de les entretenir perpétuellement avec d'hypocrites et mensongères questions d'humanité et de philanthropie. Ici, je plaide pour moi-même ou contre moi-même si l'on veut, car dans la suppression des pauvres, je serais sans doute un des premiers à passer. Cela ne me ferait aucune peine. A quoi bon être dans un monde où on a aucune place, ni au soleil, ni à table. Si un cultivateur s'amusait à entretenir chez lui des animaux dont il n'aurait ni nourriture à leur donner, ni place pour les loger, on le forcerait à les abattre ou à s'en défaire d'une façon quelconque, car il est défendu de faire souffrir les animaux.
Sur cette façon de supprimer le paupérisme, on peut considérer que les Américains du nord comme étant les plus avancés. À l'égard des Indiens qui ne voulaient pas se civiliser, ni travailler, ils ont agi comme ont fait nos riches paysans à l'égard des journaliers inutiles. Et ces pauvres Indiens repoussés de partout ont disparu complètement, et maintenant ils agissent de même à l'égard des émigrants de toute provenance ; ils ne reçoivent que les riches, sains de corps et d'esprit, les autres sont imperturbablement repoussés. Que toutes les puissances en fassent autant et bientôt la terre sera délivrée du paupérisme et de tous les fléaux qu'il engendre. Sur cette façon de supprimer le paupérisme, on peut considérer que les Américains du nord comme étant les plus avancés. À l'égard des Indiens qui ne voulaient pas se civiliser, ni travailler, ils ont agi comme ont fait nos riches paysans à l'égard des journaliers inutiles. Et ces pauvres Indiens repoussés de partout ont disparu complètement, et maintenant ils agissent de même à l'égard des émigrants de toute provenance ; ils ne reçoivent que les riches, sains de corps et d'esprit, les autres sont imperturbablement repoussés. Que toutes les puissances en fassent autant et bientôt la terre sera délivrée du paupérisme et de tous les fléaux qu'il engendre.

Version actuelle

Dans les extraits ci-dessous Jean-Marie Déguignet (1834-1905) aborde les sujets de la misère et la pauvreté en milieu rural au 19e siècle.

À l'âge de 9 à 14 ans, il a exercé le métier de mendiant entre 1844 et 48 dans la campagne gabéricoise. Et toute sa vie durant, il a pu observer les causes et les effets du paupérisme dans les classes sociales les plus défavorisées de basse-bretagne, à savoir les mendiants et les journaliers agricoles.

À signaler également les commentaires sur le cas Déguignet de Jean-Jacques Yvorel dans son article « Errance juvénile et souffrance sociale au XIXe siècle d’après les récits autobiographes » dans l'ouvrage collectif « Histoires de la souffrance sociale: xviie-xxe siècles » publié en 2015 aux Editions PUR.

Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « BABONNEAU Christophe et BETBEDER Stéphane - Mémoires d'un paysan bas-breton Tome 1 » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Déguignet face aux machines de la papeterie Bolloré à la fin du 19e » ¤ 

( BD Ch. Babonneau & St. Betbeder,
Tome 1 Le Mendiant, Soleil Celtic )

1 Présentation

L'enquête sociologique de Jean-Jacques Yvorel porte sur 8 récits de jeunes ramoneurs, ouvriers, sourds-muets, le monde paysan étant représenté par les « Mémoires d’un paysan Bas-Breton » de Jean-Marie Déguignet. Contrairement aux autres expériences, l'activité de mendiant et de vagabond à Ergué-Gabéric est vécue comme un métier normal et honorable nécessitant un sérieux apprentissage.

Sa mère approuve l'idée des tournées de mendicité durant 3 jours par semaine et lui confectionne une besace. Il suit pendant 6 semaines son professeur : « Cette bonne femme était une mendiante professionnelle; elle se chargeait de m’apprendre l'état. ».

Les résultats ne se font pas attendre : « Pendant trois jours consécutifs, le temps nécessaire pour faire le tour de la commune, j'apportai à la maison plein les deux bouts de ma besace de farine d'avoine et de blé noir. »

Les aumônes reçues en contexte de mendicité juvénile sont généreuses : «  Jamais données au nom de l'humanité, chose inconnue chez les Bretons, mais seulement au nom de Dieu » ; « une prière dite par moi, enfant chétif et humble, valait pour elles cent prières radotées machinalement par les vieilles mendiantes ».

Par contre il existe aussi des mauvais mendiants qui éclaboussent la noble profession : « des mendiants de tout âge, de véritables bandits, lesquels quand ils rencontraient un malheureux seul avec sa besace pleine, ne se gênaient pas pour la vider dans la leur ».

Les mendiants entrant dans la vie adulte, « pour gagner leur pain », doivent exercer le métier de journalier, c'est-à-dire louer leurs bras aux cultivateurs qui leur « faisaient faire leurs travaux au marché, ou par grandes journées. Autour de chaque ferme, il y avait toujours deux ou trois penty qu'on louait à ceux-ci, que le propriétaire trouvait sous la main quand il en avait besoin ».

Ce pennti est littéralement un « bout de maison », désignant la bâtisse, composée généralement d'une seule pièce, où s'entassait avec sa famille l'ouvrier agricole.

Or en cette moitié du 19e siècle « grâce aux machines agricoles perfectionnées, les cultivateurs n'ont plus besoin de journaliers ». Ils ont donc ont transformé leurs penntis en étables, et refoulé les journaliers dans la ville.

 
( Murillo, Le Jeune Mendiant, Louvre )

L'analogie faite par Déguignet est effrayante : « Quand les abeilles veulent supprimer ces gros parasites qui les ruinent, elles leurs refusent simplement le domicile et 24 heures après la question sociale est résolue ; plus d'êtres nuisibles ni inutiles dans la société. »

Il fait donc cette suggestion cynique : « Que les riches de la ville et la municipalité fassent comme ces insectes ainsi que les paysans l'ont déjà fait et la plus difficile de toutes les questions sociales humaines sera aussi résolue. » Mais il faut prendre cette proposition au second degré, comme une démonstration par l’absurde.

La fin du texte se veut une défense de ses compagnons de misère, avec une évocation du sort des indiens d'Amérique. « Pour être misanthrope et anti-humain je ne le suis pas. J'ai trop pleuré et je pleure toujours sur les misères de l'humanité, et je voudrais de tout mon cœur les voir finir ». Mais bien sûr autrement qu'en supprimant les penntis des bretons et les tipis des indiens.

2 Textes

Les textes transcrits ci-dessous contiennent des paragraphes ( § ) non déployés. Vous pouvez les afficher en un seul clic : § Tout montrer/cacher

Pages 68-70 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton :

Le métier de mendiant

Quelque temps après tout cela, c'est-à-dire au printemps de 1844, une vieille bonne femme des environs vint trouver ma mère en lui disant qu'elle ferait mieux de m’envoyer faire tout le tour de la commune avec une besace que de me laisser mendier simplement mon dîner quotidien autour du Quélennec, que j'apporterais beaucoup plus de provende à la maison. Ma mère l'approuva.

Cette bonne femme était une mendiante professionnelle; elle se chargeait de m’apprendre l'état. Elle indiqua à ma mère comment il fallait confectionner ma besace, il ne fallait pas qu'elle fut trop longue car alors elle m'aurait gêné dans la marche, ni trop courte car alors elle n'aurait pas tenu sur mes épaules. Mais on pouvait la faire sur mesure puisque j'étais là. Ce fut ce que ma mère fit, et lorsque la besace fut terminée, on l’essaya. Elle m'allait comme un gant. On attacha une ficelle au coin du sac de derrière, dont l'autre bout venant se nouer au sac de devant qui empêchait la besace de glisser de dessus mon épaule.

Deux jours après, je partis avec mon professeur pour commencer la première leçon. La vieille me faisait entendre que j'allais commencer le plus digne et le plus noble état du monde, puisque Dieu l'avait pratiqué lui-même et qu'il fut pratiqué également par nos plus grands saints. Quel honneur et quelle gloire de pouvoir à l'âge de 9 ans marcher sur les traces de Dieu et des saints ! Si j'avais connu alors nos codes français, j'aurais pu donner des leçons à mon professeur au sujet de ce digne et noble état, comme je me propose d'en donner ici en temps et lieu. Mon début ne fut pas mauvais. Grâce à mon professeur et mon guide, qui était connu et bien reçu partout, je fus bien reçu aussi. J'étais si petit, si maigre, si triste que les bonnes fermières avaient pitié de moi, non pas tant pour soulager ma misère que pour s'acquitter d'un devoir envers leur dieu. Ces aumônes avaient toujours un but intéressé et égoïste : elles n'étaient jamais données au nom de l'humanité, chose inconnue chez les Bretons, mais seulement au nom de Dieu. Quand ces femmes me donnaient pour deux liards de farine d'avoine ou de blé noir, l'aumône ordinaire d'alors, c’est qu'elles étaient convaincues de recevoir en retour le centuple comme il est dit dans l'évangile, car elles savaient qu'une prière dite par moi, enfant chétif et humble, valait pour elles cent prières radotées machinalement par les vieilles mendiantes.

§ Mes premières tournées furent donc excellentes ...

 

Pages 86-89 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton :

Considérations sur le paupérisme

On ne me disait encore rien pour me voir mendier à l'âge de quatorze ans car j'étais toujours si petit, si faible qu'on ne m'en aurait pas donné dix, mais j'entendais souvent dire aux autres plus grands et plus forts que moi qu'il était temps qu'ils allassent gagner leur pain. Ils répondaient qu'ils ne demandaient pas mieux, mais qu'ils ne trouvaient personne pour les employer. Et cela était bien vrai. Comment des gamins auraient-ils trouvé à s'employer quelque part, lorsque des hommes, des plus forts, n'en trouvaient pas toujours. Les cultivateurs faisaient faire leurs travaux par des journaliers au marché, ou par grandes journées, et ne prenaient des domestiques que juste assez pour conduire un attelage. Les journaliers comme mon père étaient nombreux à la campagne ; autour de chaque ferme, il y avait toujours deux ou trois penty [6] qu'on louait à ceux-ci, que le propriétaire trouvait sous la main quand il en avait besoin. Aujourd'hui, grâce aux machines agricoles perfectionnées, les cultivateurs n'ayant plus besoin de journaliers, ils ont transformé leurs penty [6] en étables, et refoulé les journaliers dans la ville. Ils n'en ont plus besoin du tout, et leurs enfants étaient plus gênants encore.

Il y a des soi-disant économistes qui ont l'air de se plaindre que les campagnes se dépeuplent au détriment de l'agriculture, et nos cultivateurs, qui doivent s'y connaître un peu, cherchent à réduire encore cette population le plus possible, et cela dans l'intérêt de l'agriculture. Et ils ont raison, le même cultivateur pouvant cultiver quatre ou cinq fermes comme celles que nous avions ici, sans plus de frais généraux et de main-d'oeuvre qu'en cultivant une seule, tout en doublant et triplant leur production avec de grands bénéfices pour lui et pour tout le monde ; tandis qu'aujourd'hui ces petites fermes ou petites propriétés sont cultivées souvent avec pertes pour ceux qui les cultivent, et cela sans profits pour personne, sinon pour quelquefois pour certains usuriers.

Enfin, en dépit de ce que disent certains économistes de la dépopulation des campagnes, les cultivateurs d'ici sont bien contents d'avoir supprimé leurs penty [6] et d'avoir obligé ainsi tous les journaliers et les mendiants de se réfugier en ville.

§ Maintenant il ne resterait aux propriétaires ...


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  1. Bazh-vanal, sf. : littéralement "bâton de genêt". Nom breton de l'entremetteur(se) qui arrangeait les mariages dans les campagnes et qui portaient symboliquement un bâton de genêt. [Terme BR] [Lexique BR] [Ref.↑]
  2. Avoir, verbe : souvent en remplacement du verbe être : « elle croyait qu'au lieu de mendier j'avais resté jouer » (Déguignet, IT, p 69). En breton le verbe « bezañ » (être) peut aussi prendre le sens de « avoir » en fonction de la préposition qui suit, d'où les confusions en français entre les deux verbes. De plus la forme passive est très usitée en breton où on exprime le résultat de l'action plutôt que son déroulement. [Terme BR] [Lexique BR] [Ref.↑]
  3. Penn-bazh, sf : bâton de marche qui servait d'arme à l'occasion. Littéralement bout de bâton, désigne le gourdin, à la fois utilitaire, défensif et décoratif qui ne quittait jamais les paysans cornouaillais dans leurs déplacements au 19e siècle. Taillé dans le buis, il présentait à l'une des extrémités un gros nœud de bois garni de clous et à l'autre bout, une lanière permettant de le faire tourner. [Terme BR] [Lexique BR] [Ref.↑]
  4. Lord Seymour (1805-1859), qui introduisit en France le jet de confetti, fut baptisé Milord l'Arsouille par les parisiens, à cause de son exentricité. [Ref.↑]
  5. Le noir animal est un engrais obtenu par calcination en vase clos de diverses matières animales, spécialement des os. [Ref.↑]
  6. Pennty, penn-ti : littéralement « bout de maison », désignant les bâtisses, composées généralement d'une seule pièce, où s'entassaient avec leur famille les ouvriers agricoles et journaliers de Basse-Bretagne (Revue de Paris 1904, note d'Anatole Le Braz). Par extension, le penn-ty est le journalier à qui un propriétaire loue, ou à qui un fermier sous-loue une petite maison et quelques terres, l'appellation étant synonyme d'une origine très modeste. [Terme BR] [Lexique BR] [Ref.↑ 6,0 6,1 6,2]




Thème de l'article : Écrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Septembre 2018    Dernière modification : 12.10.2018    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]