La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet - GrandTerrier

La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet

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Pourquoi et comment le soldat Jean-Marie Déguignet fut décoré d'une belle médaille militaire d'origine britannique. Et sa manière pudique de relater des faits d'armes historiques et une décoration qui récompensait les survivants d'une guerre très destructrice.

Autres lectures : « Jean-Marie Déguignet et le soleil d'Austerlitz » ¤ « Jean-Marie Déguignet et sa campagne d'Algérie (1862-1865) » ¤ 

Présentation d'un conflit russo-franco-britannique

La médaille de Crimée est une médaille commémorative britannique, décernée par la reine Victoria, aux officiers, sous-officiers, soldats et marins de tous grades ayant participé à la guerre de Crimée du 14 septembre 1854 au 8 septembre 1855.

Comme les deux pays s'étaient alliés pour mener cette guerre et que La France ne possédait pas à cette date de médaille commémorative de campagne, la médaille de Crimée britannique fut reconnue par le gouvernement français par décret du 26 avril 1856. Elle a été attribuée à tous les militaires français ayant participé à cette campagne, et son port autorisé.

La guerre de Crimée a pour origine lointaine un conflit religieux : la querelle opposant Français (catholiques romains) et Russes (chrétiens orthodoxes) pour la protection des Lieux saints, notamment le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Ce prétexte est exploité par le pouvoir tsariste afin d’imposer sa domination sur un Empire ottoman qui semble à sa merci. Les Russes veulent s’assurer le protectorat des peuples slaves et orthodoxes des Balkans pour dominer la plus grande partie de la péninsule, et s’emparer des détroits (Bosphore, mer de Marmara, Dardanelles) pour obtenir un débouché sur la Méditerranée.

À cette vision impérialiste mêlant religion et volonté de puissance s’oppose celle du gouvernement de Londres. Pour les Britanniques, il s’agit de protéger la route des Indes par le Proche-Orient en empêchant le tsar de prendre pied dans les détroits et sa flotte de faire irruption en Méditerranée orientale. En 1854 le Royaume-Uni et la France vont s’unir à l'Empire ottoman pour combattre les forces russes. Le royaume du Piémont-Sardaigne apportera également son aide aux Franco-britanniques.

Jean-Marie Déguignet, engagé à Lorient au 37e régiment d'infanterie, embarqua le 23 août 1855 à bord du Liverpool, transport anglais, pour rejoindre le 26e régiment d'infanterie de ligne qui venait d'être presque totalement anéanti sur une opération près de la tour Malakoff à l'entrée de Sébastopol.

 

A peine débarqué en Crimée il va vivre la journée historique de la prise de Sébastopol, et sera réquisitionné pour poursuivre les Russes dans les montagnes, avant d'être atteint de dysenterie. De retour en France, en juin 1856, il recevra, non sans une certaine fierté retenue, la fameuse médaille de Crimée. Il nous livre les détails de sa campagne dans les pages de son cahier (cf extraits ci-après), relation qu'on peut rapprocher de celle d'un autre écrivain du camp russe, Léon Tolstoï (cf récits et chanson ci-après également).

La médaille avec ses agrafes
La médaille avec ses agrafes


Témoignages du médaillé breton sur sa décoration

Pages 215 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, « Histoire de ma vie », parue en 2001.

Quand j'arrivais dans ma compagnie, la 2e du 3, je ne connaissais plus personne. Tous les anciens étaient morts là-bas, dans les ambulances ou dans les hôpitaux, le long de la Méditerranée, ou partis en congé définitif ou renouvelable, ou bien en convalescence. Le capitaine seul, M. Lamy [1] y était toujours ; celui même qui m'avait dit, le soir de la veille de la prise de Sébastopol, que je ne tiendrais pas quarante heures debout et qui disait aux autres officiers qu'on était réellement fous en France d'envoyer des gamins comme moi là-bas, là où les vieux les plus forts succombaient.

Cette fois en me revoyant bien portant, sachant cependant que j'avais eu à combattre des ennemis dix fois plus terribles que les Russes, il me fit compliments et dit au sergent major qu'il fallait de suite faire un état supplémentaire en ma faveur pour la médaille de Crimée, accordée par Sa Magesty the Quin englisch [2] à tous les soldats français qui avaient débarqué sur la terre de Crimée avant la prise de Sébastopol. Le lendemain, j'étais décoré de la grande médaille à la surprise de tous les jeunes soldats qui se trouvaient là, tous de ma classe et qui croyaient que j'arrivais de chez moi, un peu en retard.

Pages 9 du neuvième cahier intitulé , « Résumé de ma vie » :

Je retrouvai mon nouveau régiment le 26ème à Montélimar, où je ne connaissais plus personne ; ceux qui n’étaient pas restés là-bas en Crimée ou à Constantinople étaient partis en congé définitif ou semestriel. Une médaille, ma première, m’attendait là. La médaille de Crimée, donnée à tous les soldats français qui avaient assisté à une bataille quelconque ou qui se trouvaient en Crimée au moment où ces batailles eurent lieu depuis la bataille de l’Alma jusqu’à la prise de Sébastopol, par la gracieuse Queen English. Cette gracieuse impératrice des Indes nous devait bien cela car sans nous peut-être, sa couronne impériale aurait été en danger. Les Français du reste ont toujours travaillé de mieux en mieux pour la fortune de ces bons Anglais « tout en les traitant » d’ennemis séculaires et implacables.

 

Pages 608 de la version des Mémoires de la Revue de Paris dans son édition du février 1905 .

J’ai déjà dit que je ne citerais des dates et des noms propres que lorsque je serais certain de ne pas me tromper. Ici, je ne puis me tromper, puisque cette date figure sur mes états de service. Nous dûmes rester plusieurs jours à Marseille. Mon régiment, que je n’avais pas vu depuis le mois de novembre 1855, était alors à Montélimar, où j’ar­rivai dans les premiers jours de juillet. En arrivant dans ma compagnie, je ne connaissais plus personne. Tous mes camarades avaient disparu : les officiers, sous-officiers et caporaux étaient tous changés, excepté le capitaine Lamy [1]. J’arrivai là à peu près comme autrefois à Lorient, inconnu de tout le monde et ayant tout l’air d’une nouvelle recrue ; grâce au bon temps que j’avais eu à Constantinople et à la bonne nourriture, j’avais même l’air plus jeune que quand j’arrivai à Lorient. Deux jours après, mes nouveaux cama­rades furent bien étonnés de me voir attacher sur ma tu­nique la médaille que la reine d’Angleterre avait donnée à tous les Français qui étaient arrivés en Crimée avant la prise de Sébastopol. Elle était rare, cette médaille, dans notre régiment qui avait cependant fait toute la campagne depuis le commencement jusqu’à la fin de tous ceux qui étaient partis, il n’en restait plus guère. Ceux qui le com­posaient maintenant étaient presque tous arrivés en Crimée après la prise de Sébastopol ou c’étaient de jeunes recrues du dépôt.


La prise de Sébastopol vécue par le paysan bas-breton

Pages 178-182 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, « Histoire de ma vie » :

Cette citadelle [3] réputée imprenable allait enfin tomber en notre pouvoir. La France, l'Empereur, et enfin le monde entier avaient les yeux fixés sur nous. Le maréchal mettait sa confiance en nous, pas toute cependant, il y avait aussi la providence représentée par la fille de Joachim dont c'était la fête ce jour-là. Et cela me faisait penser à mon pays, à Kerdévot où on célébrait le pardon, où les jeunes gens, mes anciens camarades, allaient boire du cidre, rire et danser, tandis que moi j'étais à plus de mille lieues de là, en train de me préparer d'aller au massacre, et qu'avant la fin du jour, avant une heure peut-être, mon cadavre se tordrait dans la poussière avec tant d'autres ...

Nous recevons enfin l'ordre de marcher vers les tranchées par bataillon et par le flanc droit. Nous traversâmes un ravin, où nous marchions que sur des bombes et des boulets, puis arrivâmes sur un plateau d'où nous voyions la rade, les forts, les bastions, la ville en ruine et enfin cette fameuse tour Malakoff [3], qui n'était qu'un mamelon hérissé de pièces de canon qui vomissaient la mort tout alentour. Les quelques vieux soldats de notre compagnie, qui étaient là depuis quelque temps, disaient qu'ils n'avaient jamais vu cela aussi distinctement qu'en ce moment, pour la raison qu'ils les avaient toujours vus couverts de fumée, tandis que ce jour-là il n'y avait pas la moindre petite fumée. Et le soleil, quoique n'étant pas celui d'Austerlitz, s'élevait très brillant à l'horizon ...

Je n'ai pas la prétention de faire ici l'historique de cette grande journée, ne faisant ni de l'histoire ni œuvre littéraire. Je n'écris que pour tracer facilement l'histoire de ma vie, dont tous les faits, grâce à mon magasin mnémonique, sont tous présents à ma mémoire comme s'ils venaient se passer hier ...

Sans faire attention aux projectiles qui pleuvaient toujours sur nous, je restais la tête haute et les yeux fixés sur les camarades qui montaient là-haut, la bayonette en avant. Nos cœurs battaient fort en ce moment. Je sentais le mien prêt à s'en aller, tandis que la respiration me manquait.

 

Tout à coup, un hourra formidable retentit, poussé à la fois par des milliers de poitrines françaises, anglaises, piémontaises, et aussi par tous les civils qui se trouvaient là-haut près du télégraphe. On venait de voir le drapeau tricolore flotter au sommet de la tour Malakoff. C'était fini. Sébastopol était à nous, du moment que nous avions la clef.


Prise de la redoute de Malakoff, Horace Vernet
Prise de la redoute de Malakoff, Horace Vernet


La vision russe par le jeune militaire et écrivain Léon Tolstoï

En 1855, Léon Tolstoï participait à la défense de Sébastopol contre les armées françaises, anglaises et piémontaises. Quinze ans plus tard, il écrira la vaste fresque de « Guerre et Paix » et ses « Récits de Sébastopol » en sont la préfiguration.

Il composa une chanson que ses camarades reprenaient en chœur :

Chanson de Sébastopol,

À la date du quatre
Le diable nous poussa
À reprendre les montagnes, (bis)
Le général, baron Vrevsky,
Houspillait Gortchakov,
Quand il se grisait ! (bis)
« Prince, prends cette montagne,
« Ne te querelle pas avec moi,
« Autrement je dénoncerai ! » (bis)
Toutes les grandes épaulettes
Se réunirent au conseil,
Même Platz-Bekok. (bis)
Le chef de police Platz-Bekok,
N’a jamais pu trouver
Ce qu’il fallait dire, (bis)
Longtemps on réfléchit et discuta ;
Les topographes écrivaient sans cesse
Sur une grande feuille, (bis)
Sur le papier c’était très bien,
Mais on oublia les ravins
Et il fallait les traverser, (bis)
Les princes et les comtes sont partis,
Et derrière eux les topographes,
Sur une grande redoute... (bis)
Le prince dit : « Va, Liprandi ! »
Et Liprandi : « Non, attendez,
« Ma foi je n’irai pas ! (bis)
« Là-bas il ne faut pas d’homme d’esprit
« Envoie donc là-bas Read,
« Et moi je regarderai ! » (bis)
On l’envoie. Read tout simplement
Nous conduit tout droit vers le pont.
« Eh bien ! Hourra ! » (bis)
Martenaü le suppliait
D’attendre la réserve :
« Non, qu’ils marchent ! » (bis)
Hourra ! Nous le criâmes.
Mais les réserves n’arrivèrent pas à temps.
« Quelqu'un prit fausse route ! (bis)
Le général Belevtzov
Brandissait fortement le drapeau
Mais sans utilité ! (bis)
Sur les hauteurs de Fédukhine
Trois compagnies seulement arrivèrent.
Et c’étaient des régiments mis en marche, (bis)
Notre armée n’était pas grande

 

Les Français étaient trois fois plus nombreux.
Avec d’énormes renforts, (bis)
On espérait qu’à notre secours
Une colonne quitterait la garnison.
On a donné le signal ! (bis)
Et là-bas le général Saken
Lisait sans répit les Acathistes
À Notre-Dame. (bis)
Et nous dûmes reculer
(juron non traduit)


Tolstoï en 1855
Tolstoï en 1855

Autres Extraits :

Demain, aujourd'hui peut-être, chacun de ces hommes ira joyeusement à la rencontre de la mort. Au fond de l'âme de chacun couve la noble étincelle qui fera de lui un héros.


L’armée quittait la ville. Et chaque soldat, en regardant Sébastopol abandonné, avec une amertume indicible dans le cœur, soupirait et montrait le poing à l’ennemi.


Annotations

  1. LAMY Zénon Eugène (1821-1895) fut nommé en 1855 aide de camp du général Pontévès et il partit avec lui en Crimée. Il y fut blessé, le 8 septembre, lors de l'assaut de Sébastopol. Il fut cité à l'ordre de l'armée et décoré de la Légion d'honneur. Promu général de brigade en 1875, il prit le commandement de la 9e brigade d'infanterie à Rouen. Nommé général de division en 1882, il fut commandant de la 30e division d'infanterie à Avignon, puis ensuite de la 14e division à Besançon, où il termina sa carrière. [Ref.↑ 1,0 1,1]
  2. [Her] Majesty, the queen english : Sa Majesté, la reine anglaise, en l'occurrence la reine Victoria. [Ref.↑]
  3. La tour Malakoff fut érigée au sommet d'une colline face aux remparts pour défendre la ville de Sébastopol contre une éventuelle attaque des Anglais et des Français nouvellement alliés, au début des années 1850. On lui donna le nom d'un ancien capitaine russe dont le souvenir restait attaché au lieu, Vladimir Malakhov. Le 8 septembre 1855, lors de la bataille de Malakoff, la redoute tombe aux mains des Français, dirigés par le maréchal de Mac-Mahon, devenu célèbre notamment pour cette victoire au cours de laquelle il prononça son fameux « J'y suis ! J'y reste ! », entraînant la chute de la ville. [Ref.↑ 3,0 3,1]




Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Avril 2012    Dernière modification : 6.04.2012    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]