Jean-Marie Déguignet et le soleil d'Austerlitz - GrandTerrier

Jean-Marie Déguignet et le soleil d'Austerlitz

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Les cahiers des Mémoires du Paysan bas-breton se terminent par ce post-scriptum : « Cent ans juste après que le soleil d'Austerlitz vint obscurcir le monde ». Que pensait Déguignet de cette bataille d'Austerlitz et plus généralement de ce Napoléon qu'il surnommait « le vieux » [1] ?

Autreslectures : « IMWERDEN.DE - La guerre de Crimée de Déguignet traduite en russe » ¤ « La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet » ¤ « Jean-Marie Déguignet et sa campagne d'Algérie (1862-1865) » ¤ 

Présentation

Tout écolier français n'est pas sans savoir que Napoléon 1er remporta la bataille d'Austerlitz sur les armées Austro-Russes le 2 décembre 1805. Mais pourquoi ce soleil : après des heures de combat, à l'aube il y avait encore du brouillard sur le plateau de Pratzen-Austerlitz ; mais juste avant l'assaut définitif, le soleil parut et inonda de clarté ce vaste champ de bataille et cela revigora les soldats français pour la charge finale à l’arme blanche dans les rangs russes.

Bataille d'Austerlitz, François GERARD (1810)
Bataille d'Austerlitz, François GERARD (1810)

Sept ans après, en 1812, la Grande Armée avancée dans l'intérieur du territoire russe, s'engagea dans une grande bataille au bord de la Moskova. Le ciel était complètement bouché quand tout à coup, le soleil apparut. Avec beaucoup d'à-propos, Napoléon rédigea un ordre du jour lu aux troupes quelques minutes avant le début du combat: « Voilà le soleil d'Austerlitz ! » lançait-il afin de galvaniser ses hommes et les pousser à rééditer leur exploit de 1805. Mais ce jour-là les pertes humaines furent aussi lourdes dans les deux camps et la victoire nullement décisive.

 

Jean-Marie Déguignet fait le même parallèle quand il évoque ce qu'il voit le 8 septembre 1855 lors de l'assaut final de Malakoff qui conclut le siège de Sébastopol : « Ce jour-là il n'y avait pas la moindre petite fumée. Et le soleil, quoique n'étant pas celui d'Austerlitz, s'élevait très brillant à l'horizon. ».

Dans ses Mémoires Jean-Marie Déguignet fait le bilan des actions de celui qu'il appelle « le vieux, l'homme au petit chapeau, le grand bandit » :

  • Il est encore omniprésent dans les esprits et qualifié de vieux [1] ou de grand, en opposition de stature et de caractère par rapport à son neveu Napoléon III, surnommé quant à lui le petit. Il est considéré comme le responsable de pratiques militaires inhumaines qui perdurent encore 50, 70 ans après, et dont Jean-Marie Déguignet est témoin.
  • Il est le sujet de nombreuses légendes surnaturelles dont les âmes celtiques raffolent : les vieux soldats bretons l'ont vu traverser les airs avec son cheval blanc pour aller voir la position de l'ennemi, ou alors lutter dans les airs contre un ange au-dessus de la ville même, et finir par être précipité dans les flammes, ou enfin écarter les navires anglais pour s'ouvrir un passage dans le port du Caire.
  • Il est le destructeur des peuples, des rois et des empires, le plus cruel des hommes, dévastant, pillant, volant et assassinant tout sur son passage, et ne laissa après lui que des traînées de sang humain, la désolation et la misère. Selon Déguignet, seule la campagne d'Italie était justifiée, toutes les autres campagnes constituant des désastres humanitaires.
  • Il est un des personnages de l'Histoire de France des 4 derniers siècles qui se sont emparé par surprise de la France par une manipulation et tromperie : Charles VI avec l'aide d'une paysanne de Lorraine, Henri IV avec une prière et une communion, Napoléon 1er avec une troupe de grenadiers en Italie et Napoléon III avec l'intervention de soldats chasseurs à pied.


100 ans après, 1905

Page 869 de l'Intégrale [2].

Dernière page de la deuxième édition des cahiers
Dernière page de la deuxième édition des cahiers
 

Le mot de fin des cahiers des Mémoires du paysan bas-breton constitue un véritable hymne au bon sens humanitaire qu’il oppose à la barbarie Napoléonnienne.

Je termine en souhaitant à l'humanité le pouvoir ou plutôt le vouloir de se transformer en véritables et bons êtres humains, capables de se comprendre et de s'entendre dans une vie sociale digne et heureuse. Et ... Doue bardono d'an Nanaon [3].

- Duguines - Déguignet.

Poul Raniguet [4], le 6 Janvier 1905.
Cent ans juste après que « le soleil d'Austerlitz » vint obscurcir le monde sous l'autocratie et la tyrannie du plus cruel des hommes.

Sébastopol, 1855

Extrait de la page 178 de l'Intégrale [2] (cf texte complémentaire dans l'article « La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet » ¤ ).

Nous recevons enfin l'ordre de marcher vers les tranchées par bataillon et par le flanc droit. Nous traversâmes un ravin, où nous marchions que sur des bombes et des boulets, puis arrivâmes sur un plateau d'où nous voyions la rade, les forts, les bastions, la ville en ruine et enfin cette fameuse tour Malakoff [5], qui n'était qu'un mamelon hérissé de pièces de canon qui vomissaient la mort tout alentour. Les quelques vieux soldats de notre compagnie, qui étaient là depuis quelque temps, disaient qu'ils n'avaient jamais vu cela aussi distinctement qu'en ce moment, pour la raison qu'ils les avaient toujours vus couverts de fumée, tandis que ce jour-là il n'y avait pas la moindre petite fumée. Et le soleil, quoique n'étant pas celui d'Austerlitz, s'élevait très brillant à l'horizon.

Page 182.

Tout à coup, un hourra formidable retentit, poussé à la fois par des milliers de poitrines françaises, anglaises, piémontaises, et aussi par tous les civils qui se trouvaient là-haut près du télégraphe. On venait de voir le drapeau tricolore flotter au sommet de la tour Malakoff.

 
Prise de la redoute de Malakoff, Horace Vernet (1858)
Prise de la redoute de Malakoff, Horace Vernet (1858)

Autres extraits

Page 84 de l'Intégrale [2].

Il y en avait quelques vieux qui avaient servi le grand Napoléon, et s'ils ne connaissaient pas l'histoire de ce destructeur de peuples, de rois et des empires, en revanche ils connaissaient toutes les légendes qui couraient sur lui en Bretagne à cette époque ; légendes qui prenaient d'autant plus d'intérêt alors, qu'on ne parlait partout que de son neveu [6] qui allait peut-être faire comme lui. Il fallait entendre ces vieux raconter ces choses extraordinaires, surnaturelles qu'ils affirmaient avoir vues. Maintes fois ils avaient vu l'homme au petit chapeau traverser les airs avec son cheval blanc pour aller voir la position de l'ennemi. Ils l'avaient vu jeter un jeu de cartes dans l'air, et aussitôt une armée imaginaire se formait en présence de l'ennemi, sur laquelle celui-ci épuisait en pure perte toutes ses munitions.

Il était parti en Égypte [7] à l'insu de tout le monde en attirant à lui par magie une armée et une escadre. Et là-bas en Égypte, quand les soldats étaient découragés par la fatigue, la chaleur et la soif, du bout de son épée il leur montrait de belles villes et de grands lacs d'eau limpide qui n'existaient pas, mais cela encourageait les soldats. Il était revenu en France, de là, en se rendant invisible, lui et le bateau sur lequel il était venu. Mais là, les vieux se disputaient durement. Les uns soutenaient qu'il avait traversé toute l'escadre anglaise comme la foudre, en écartant leurs navires pour s'ouvrir un passage, mais sans que les Anglais ne vissent rien. Les autres soutenaient qu'il avait passé par-dessus les Anglais à travers les airs, et ne descendit sur les eaux que lorsqu'il fut loin d'eux.

Mais parmi toutes ces légendes que ces vieux racontaient, celle de Moskou me paraissait la plus curieuse de toutes. Ils racontaient que là, durant un grand incendie qui dévora la ville entière avec ses habitants, on avait vu l'homme au petit chapeau luttant dans les airs contre un ange au-dessus de la ville même, et que l'ange finit par précipiter son adversaire dans les flammes. Ça c'était le signe des malheurs qui lui arrivèrent à la suite. Et la cause de tous ces malheurs venait de ce que l'Empereur avait renvoyé sa femme pour prendre une autre [8]. Le bon Dieu s'était fâché de cela, et avait envoyé un ange pour le terrasser, puisque les hommes ne pouvaient le faire. Mais au sujet de Moskou, il s'élevait des discussions ou des disputes qui duraient plus longtemps que les récits légendaires.

Page 151 de l'Intégrale [2].

Moi, j'allais coucher chez un vieil oncle qui avait aussi servi « le vieux [1] », et qui tenait auberge à un endroit appelé Stang ar C'hoat, terrain qui faisait partie le la propriété de mon patron.

Page 228 de l'Intégrale [2].

Nous autres, les voltigeurs, nous ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit [9] coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini [10].

Page 282 de l'Intégrale [2].

Plus loin, on avait laissé encore une compagnie du 66e, et au fort un escadron de chasseurs, celui-là même qui s'était laissé surprendre par l'ennemi en même temps que la compagnie du 66e. Et nous qui avions passé une si terrible nuit là, dès notre arrivée ! C'étaient pour nous punir de tout ça qu'on nous abandonnait là, qu'on nous sacrifiait ? Nous le pensions, et nous le disions. ce sont là des jeux de la guerre dont Bonaparte se servait à merveille. Cela ne coûte guère de sacrifier quelques compagnies pour gagner une grande victoire. Mais Napoléon, dans ces cas, demandait des volontaires, et il en trouvait toujours. Et notre général, s'il en eût demandé, aurait trouvé aussi autant qu'il en aurait voulu. Il avait préféré nous désigner d'office.

 

Page 312 de l'Intégrale [2].

De l'histoire de Marius, nous vînmes à parler de celle de Napoléon, son grand compatriote. Celle-là, il la connaissait, mais seulement l'histoire écrite par les amis et flatteurs du terrible Corse, qui ont fait de lui un héros des plus grands héros d'Homère, un grand homme, un grand législateur, un dieu, enfin ; tandis que les historiens vrais et impartiaux, philosophes et humanitaires, n'ont trouvé en lui qu'un tyran implacable, un ravageur, un bandit et un assassin. Cependant, l'amico ne se fâchait pas quand je lui montrais le revers de la médaille napoléonienne.

Page 500 de l'Intégrale [2].

La France a eu une époque glorieuse entre toutes, dans son histoire moderne. ce fut quand elle proclama les droits de l'homme et qu'elle les soutint par la parole et par la force. Mais c'était justement à l'époque où elle n'avait plus d'armée, puisque tous les officiers s'étaient sauvés à l'étranger, Vendéens et chouans. Ce fut encore avec ces soldats et ces chefs improvisés que le général Bonaparte fit sa première campagne d'Italie où il battit, en quelques semaines, la grande armée autrichienne avec ses vieux généraux. Malheureusement, il s'en servit plus tard de ces soldats fanatisés par lui, pour se faire dictateur et empereur, pour son malheur et le malheur de la France.

Page 632 de l'Intégrale [2].

Car il ne faut pas se figurer que la France soit difficile à prendre, comme beaucoup de gens le croient. Sans remonter plus haut qu'au quinzième siècle où une simple paysanne de la Lorraine s'en est rendue maîtresse en quelques jours au profit du roi Charles VII qui l'avaient toute perdue. Henri IV, le Gascon, fit mieux encore, il s'en était rendu maître moyennant une prière et une communion. En 1799, Bonaparte, devenu Napoléon, put encore débarquer en France avec un simple bataillon de sa vieille garde et, en quinze jours, il s'en rendit encore le maître absolu. Napoléon III, de sinistre mémoire, s'en était également rendu maître avec un bataillon de chasseurs à pieds [11].

Page 719 de l'Intégrale [2].

Bonaparte eut besoin des grenadiers d'Augereau [12] pour devenir Napoléon n° 1 et Badinguet [13], son neveu, d'un bataillon de chasseurs à pieds [11] pour devenir Napoléon n° 3.

Page 680 de l'Intégrale [2].

Plus tard, un autre, sorti des maquis de la Corse, fut aussi appelé Napoléon le Grand, parce qu'il mit toute l'Europe à feu et à sang, dévastant, pillant, volant et assassinant tout sur son passage, et ne laissa après lui que des traînées de sang humain, la désolation et la misère. Et tous ces grands ravageurs ont été statufiés partout. Voilà, mon ami, comment il faut lire et comprendre l'histoire de France.

Annotations

  1. Napoléon le vieux : Napoleon kozh en breton (Napoléon Ier). [Ref.↑ 1,0 1,1 1,2]
  2. Cf fiche bibliographique : « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale ». [Ref.↑ 2,00 2,01 2,02 2,03 2,04 2,05 2,06 2,07 2,08 2,09 2,10]
  3. Doue e bardono d'an Anaon : Dieu pardonnera aux trépassés. [Ref.↑]
  4. Poull ar ranigued : la mare aux grenouilles. Poul-ar-Raniquet en Ergué-Amel, a priori au n° 3, où Jean-Marie Déguignet déménage avec sa femme en 1887, dans un appartement qu'il qualifie de grenier. C'est là que ses enfants lui sont retirés et qu'il commence à rédiger ses mémoires. Après un passage au 17 bis rue du Pont Firmin, il reviendra en 1903 dans son grenier pour achever la deuxième édition de ses cahiers. [Ref.↑]
  5. La tour Malakoff fut érigée au sommet d'une colline face aux remparts pour défendre la ville de Sébastopol contre une éventuelle attaque des Anglais et des Français nouvellement alliés, au début des années 1850. On lui donna le nom d'un ancien capitaine russe dont le souvenir restait attaché au lieu, Vladimir Malakhov. Le 8 septembre 1855, lors de la bataille de Malakoff, la redoute tombe aux mains des Français, dirigés par le maréchal Patrice de Mac-Mahon, devenu célèbre notamment pour cette victoire au cours de laquelle il prononça son fameux « J'y suis ! J'y reste ! »', entraînant la chute de la ville. [Ref.↑]
  6. Charles Louis Napoléon Bonaparte, dit Napoléon III, est le neveu de Napoléon Ier et le troisième fils de Louis Bonaparte, roi de Hollande, et de Hortense de Beauharnais, fille de l'impératrice Joséphine (à la fois sa grand-mère et, de par son mariage avec Napoléon, sa tante). [Ref.↑]
  7. Le consul Bonaparte partit pour l'Égypte le 19 mai 1798, et revint le 25 août 1799. La campagne d'Égypte se prolongea jusqu'en septembre 1801. [Ref.↑]
  8. Napoléon-Bonaparte s’est marié une première fois le 9 mars 1796 avec Joséphine de Beauharnais, qui sera couronnée impératrice. Ce mariage restant sans enfants, il se terminera par un divorce, le 16 décembre 1809. Le second mariage fut célébré le 11 mars 1810 par procuration avec l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, qui lui donnera un fils : Napoléon François Joseph Charles Bonaparte, Napoléon II (règne de 15 jours) ou l'Aiglon. [Ref.↑]
  9. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1200 canons pris à l'ennemi en 1805 (Revue de Paris, 1er février 1905, p 620-621). [Ref.↑]
  10. Orsini était l'instigateur et l'organisateur de l'attentat du 14 janvier 1958 contre l'empereur Napoléon III, l'impératrice Eugénie et la princesse Mathilde qui se rendaient à l'Opéra. Après l'explosion de 3 bombes, on comptera 156 blessés et 12 morts. L’empereur n’est pas touché ; il descend de sa voiture intacte. L’impératrice est retrouvée sur le trottoir couverte de sang, mais elle est saine et sauve. [Ref.↑]
  11. Il s'agit des chasseurs à pied du 6e bataillon de Vincennes qui occupa le Palais Bourbon lors du coup d'État du 2 décembre 1851. [Ref.↑ 11,0 11,1]
  12. Charles Pierre François Augereau est un militaire d'origine modeste. Nommé capitaine puis lieutenant-colonel, il participe à la répression de la révolte des Chouans en Bretagne puis rejoint l'Armée des Pyrénées où il est rapidement promu général de division le 23 décembre 1793 En 1796, sous les ordres de Bonaparte, il s'illustre à la bataille de Montenotte et à la bataille de Millesimo puis lors de la prise du château de Cosseria, le 14 avril. [Ref.↑]
  13. Badinguet est un surnom satirique donné à l'empereur Napoléon III (son épouse, l'impératrice Eugénie, était surnommée Badinguette). L'origine peut être un dessin satirique de Gavarni paru dans le Charivari, ou alors le fait que Louis Bonaparte aurait acheté les vêtements d'un maçon nommé Badinguet afin de se déguiser pour s'évader du fort de Ham. [Ref.↑]




Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Octobre 2010    Dernière modification : 25.03.2022    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]