Puisque entre 1844 et 45 je n'ai à signaler aucun incident extraordinaire dans mon existence de pauvre mendiant, je vais arriver de suite à la mort des pommes de terre, qui arriva en juillet 45. On sait quel désastre, quelle effroyable disette causa cette mort subite des pommes de terre chez les Irlandais autant que chez nous, pauvres Bas-Bretons, qui ne vivions que d'elles et de pain noir. Ah! que de contes, que d'histoires, que de légendes naquirent alors au sujet de cette maladie noire qui emporta d'un seul coup en une seule année toute une race de pommes de terre.
La première idée chez nous, chez les pauvres, fut de mettre ce mal sur le compte des riches, puis ensuite les riches le rejetaient sur le dos des pauvres, des domestiques, parce que ceux-ci ne cessaient depuis longtemps de jeter des anathèmes sur ces pommes de terre, les domestiques sur-tout à cause qu'on leur en faisait manger trop souvent, deux, trois et quatre fois par jour en été, lorsqu'on mangeait quatre repas par jour. On avait chansonné certains fermiers à ce sujet. On disait dans cette chanson :
Da lein e vez dec'huites
Da vern e vez patates
Da vern vian des pommes de terre
E da gouan, avalou douar
C'est-à-dire « à déjeuner, à dîner, à collationner, à souper toujours des pommes de terre ». Car ces pommes de terre furent baptisées alors chez nous de toutes espèces de noms. Et ce fut encore selon les riches, ces blasphèmes, ces malédictions jetés à la face des gros tubercules, qui finirent par attirer sur eux la colère du Très-Haut, qui agit là en l'envers de son père au jardin de l'Éden, qui condamna deux individus à mort pour avoir mangé une pomme, ici ce furent les pommes elles-mêmes qui furent condamnées à mort et sans laisser de postérité.
Après les accusations portées contre les pommes, les domestiques et le bon Dieu lui-même, vint le tour du diable. La maladie, qui commença d'abord à attaquer les feuilles des pommes de terre, était noire comme du charbon, donc elle ne pouvait provenir que du chef du noir empire. Ces feuilles avaient une telle puanteur que ça ne pouvait être que l'odeur des grillades de l'enfer. Les feuilles grillées et rôties, les tubercules en bouillie, c'était bien là l'image des damnés dans la fournaise. Ce qui donnait gain de cause aux partisans du diable, c'est qu'il vint alors une histoire de Leuhan, commune entre Coray et Châteauneuf, histoire véridique affirmait-on, qui confirmait en tous points les opinions des diabolistes.
Pour expliquer l'histoire véridique de Leuhan, il est indispensable de faire connaître la légende du chat noir, ar has du, une des plus curieuses légendes de Basse-Bretagne, quoique je ne l'ai vue rapportée nulle part par les chercheurs de légendes bretonnes. Ce chat noir, c'est le diable en personne qui prend cette forme, pour fournir de l'argent à ceux qui en désirent, mais à certaines conditions. D'abord il faut qu'il soit nourri de bouillie de froment comme les petits enfants et comme ceux-ci, il faut qu'une nourrice lui donne à téter. Il s'engage pour tant de temps, et au bout de ce temps l'âme du contractant ou des contractants lui appartient de droit. Mais les contractants s'arrangent presque toujours pour se défaire de lui avant l'expiration du terme fatal. Il y avait même autrefois à Gourin une foire spéciale pour les chats noirs. Il y a encore une injure bretonne à ce sujet, qu'on jette à la figure de celui qui n'est pas content de soi ni des autres, on lui dit : « Kers da foar ann diaoul da C'hourin - Va-t'en à la foire du diable à Gourin » [1] .
C'est un souvenir de la foire des chats noirs. Mais là, les choses ne se traitaient pas comme dans les autres foires car l'acheteur ou preneur recevait encore une somme d'argent avec la bête, et de plus, les instructions nécessaires pour son entretien et sa nourriture.
Le plus content dans ces marchés était toujours le vendeur naturellement. Celui-là avait de l'argent maintenant, tout plein partout apporté par le chat noir et son âme qu'il avait vendue lui faisait retour, ayant pu se défaire de la bête avant l'heure suprême.
Donc en l'an de grâce 1845, deux époux de Leuhan s'étaient faits acquéreurs d'un chat noir pour quelques mois seulement, car il ne fallait pas longtemps à cette bête pour remplir une maison d'or et d'argent surtout si on savait bien la soigner et la dorloter. Ici il était bien tombé ; la femme était jeune, elle nourrissait son premier enfant. Le chat noir mangeait de la bouillie de l'enfant et la femme lui donnait à téter de son premier lait. Aussi les tiroirs se remplissaient vite de belles pièces d'or de toutes les nations, que le chat allait chercher au fond de la mer où il y en a tant.
Il y a ici un homme à Quimper, un homme de Leuhan, qui me disait encore dernièrement que son père, qui demeurait non loin de ces époux, avait vu le chat passer devant chez lui le matin avant le jour, avec une valise blanche sur le dos, dont les deux bouts étaient biens garnis et il voyait bien que c'était des pièces d'or. Mais voici que le terme convenu approchait, et les deux époux commençaient à s'inquiéter. Le vendeur leur avait bien dit qu'il fallait se défaire de la bête avant le terme, ou sinon celle-ci les emporterait avec elle tous deux et tout droit en enfer.
Oui, mais comment s'en défaire maintenant ! La foire des chats noirs n'avait lieu qu'une fois par an vers la Noël et le tenue fatal que ces époux avaient eux-mêmes fixé finissait en juillet.
Ils regrettaient maintenant de n'avoir pas fixé ce terme à un an et un jour comme on le faisait ordinairement. Car c'était toujours dans ce jour supplémentaire que le diable était roulé, s'il ne l'était auparavant. Enfin, ne sachant comment faire et se voyant perdu, le mari dit à la femme qu'il fallait aller trouver le curé pour voir ce qu'il en dirait. La femme alla donc se confesser au vieux recteur de Leuhan, et expliqua la terrible situation dans laquelle ils se trouvaient, elle et son mari. Le recteur réfléchit un moment, et lui dit qu'en effet, leur cas était des plus graves, mais que cependant, il y aurait peu être un moyen de les sortir de cette impasse où ils s'étaient si maladroitement fourrés ; il ne s'agissait que de conjurer ce chat, ce diable noir. Mais le diable est malin, du moins il l'était autrefois, puisque dans le jardin de l'Éden il avait du premier coup roulé le vieux père Éternel en se faufilant dans le corps d'un serpent, comme il roula plus tard le fils en se cachant dans les boyaux de Judas de l'Ariote [2] .
Mais le recteur de Leuhan comptait être plus malin que ceux là, et plus malin que le diable lui-même. Les sacrificateurs de Jérusalem avaient promis à Judas l'Iscariote une somme d'argent pour leur livrer le Fils de l'homme; ici la femme de Leuhan avait promis au recteur une bonne somme d'or pour la délivrer du fils de Satan. Et le bon recteur promit de l'en délivrer.
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Ce vieux bonhomme avait déjà conjuré bien des âmes de riches paysans. Mais ces âmes simples et ignorantes se laissaient facilement prendre au piège que le recteur leur tendait. Sans doute il n'en serait pas de même avec le diable, le malin des malins. Aussi se concerta-t-il avec ses collègues voisins pour arriver aux grands moyens. Puisqu'il avait beaucoup d'or à gagner, il partagerait avec ses collègues qui lui viendraient en aide. Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car le terme fatal était proche. Un soir, donc, il assembla ses collègues chez lui, et, après avoir copieusement soupé, ils se munirent de tous instruments nécessaires pour cette conjuration extraordinaire, et se rendirent à la ferme du chat noir. Les deux malheureux époux étaient accroupis près du foyer, pleurant et priant ; ils se voyaient perdus. Mais lorsqu'ils virent entrer les prêtres ils se levèrent. Ceux-ci venaient sans doute les sauver. Ils dirent aux prêtres que le chat noir était parti à la mer comme d'habitude et qu'il ne rentrait que le matin, quelques heures avant le jour.
« C'est bien », leur dit le vieux recteur, « maintenant allez vous coucher. Nous allons rester veiller toute la nuit. Demain vous entendrez du bruit, des cris et des blasphèmes effroyables, mais que personne ne bouge. Recommandez bien cela à vos domestiques. »
Les nuits sont courtes au mois de juillet; pour entrer deux heures avant le jour le chat noir devait arriver vers une heure. Ce fut en effet un peu avant cette heure que les deux époux, moitié transis dans leur lit clos, virent les prêtres mettre leurs surplis blancs et prendre chacun son étole à la main, puis sortirent doucement de la maison en verrouillant solidement la porte. Un instant après, comme l'avait dit le même recteur, les gens de la maison tous tremblants dans leurs lits, entendirent en effet des bruits et des cris effroyables qui durèrent un bon moment, puis tout à coup un effroyable coup de tonnerre se fit entendre, qui fit trembler la maison et plus encore les malheureux qui [étaient] dedans. Puis, plus rien.
Au point du jour, les prêtres rentrèrent en se frottant les mains et riant entre eux. Le vieux recteur dit alors aux époux qu' ils pouvaient se lever hardiment pour leur préparer un bon déjeuner ; ils l'avaient bien gagné.
La corvée avait été rude.
Mais Paulic [3] avait été saisi à temps, conjuré et forcé de retourner à vide dans son noir empire. Mais en partant, de rage et de colère d'avoir été pincé, il lâcha un effroyable pet qui fit trembler la terre et les renversa tous dans le fossé.
Quand ils se levèrent, ils avaient la figure et leurs surplis blancs noirs comme du charbon, et l'air était si empesté qu' ils pouvaient à peine respirer. Mais tout était fini maintenant.
Les époux étaient contents et heureux, aussi ils firent bien déjeuner les prêtres et leur donnèrent de belles pièces d'or. Mais hélas, deux jours après les feuilles des pommes de terre commencèrent à noircir dans tout le pays, et les prêtres et les époux au chat noir savaient d'où cela venait. Le diable, Paulic, ayant manqué ses proies, se vengeait en empoisonnant les pommes de terre. L'histoire courut vite dans tout le pays, et on sut alors à qui s'en prendre de cet effroyable malheur.
Les savants, ou ceux qui se dorment pour tels, ont cherché longtemps l'origine de la maladie des pommes de terre. La voilà. On crut tellement chez nous à cette histoire de Leuhan que le nom de la maladie infectieuse des pommes de terre est toujours resté chez nos paysans. Tous les ans quand les feuilles commencent à noircir, ils disent « Coued e ann diaoul var an avalou douar a dare [4] - Voilà le diable retombé encore sur les pommes de terre». La maladie tombe en effet, puisqu'elle est dans l'air et non dans les tubercules comme beaucoup de gens le croient encore. C'est un simple champignon microscopique noir, engendré comme tous les champignons par l'humidité et la chaleur. Ici les pommes de terre sont détruites par le champignon noir et les avoines par le champignon rouge [5] .
Que les savants qui ont trouvé le moyen de faire tomber la pluie trouvent aussi le moyen de l'empêcher de tomber sur les champs de pommes de terre et les champs d'avoine durant les mois de juin et juillet, et ni les pommes de terre ni les avoines ne seront atteintes du champignon infestant. Ou que les paysans bretons, mes collègues, qui attribuent toutes choses et toute puissance à leur dieu, lui demandent de suspendre les pluies durant ces deux mois, et alors ni le diable noir ni le diable rouge ne viendront empoisonner leurs pommes de terre ni leur avoine! Autrefois, ce dieu savait arrêter la pluie de tomber pendant sept ails, nous dit la Bible, pourquoi ne pourrait-il pas l'arrêter pour deux mois aujourd'hui ?
J'avais souvent déjà entendu parler de ce fameux chat noir, mais ce fut au sujet de cette terrible maladie des pommes de terre qu'on en parla surtout. On citait alors de nombreux individus qui avaient possédé ou possédaient encore ce fournisseur d'on Tous ceux qui s'étaient enrichis assez rapidement l'avaient eu ou l'avaient toujours. Un de nos voisins au Quélennec le possédait même en ce moment, disait-on, parce que tout à coup, de simple tout petit cultivateur, il était devenu grand marchand de bœufs. Mais cela ne dura pas longtemps. Il fut saisi, tous ses bœufs vendus, avec ses instruments aratoires et son mobilier. Alors les bonnes langues allaient leur train. Il y en avait qui disaient qu'il avait ramassé assez d'argent avec son chat, que cette saisie n'était que pour rire, pour chercher à détourner de dessus lui le soupçon de s'être vendu au diable pour avoir de l'argent. D'autres disaient qu'il avait été contraint de vendre tout, afin de pouvoir vendre aussi le chat pour s'en débarrasser. D'autres encore disaient que sa femme n'avait pas su nourrir et dorloter assez bien ce chat, de sorte qu'il ne leur avait rien apporté.
Quoiqu'il en fût, le bonhomme, comme tous les cultivateurs ruinés, alla demeurer à Quimper où il se fit simple journalier. Cependant, plus tard, tous ses enfants sont devenus riches et les gens qui ont connu le père n'ont pas manqué de dire que leur richesse vient du chat noir, ar has du, ce chat noir n'est pas encore mort. On cite des individus qui le possèdent encore aujourd'hui. Peut-être, j'aurai l'occasion d'en parler ailleurs.
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