Au port avec René Bolloré.
Son bateau, Dahu-II, est très blanc, très propre. Il a cet air neuf de tous les yachts.
Denise est plus épanouie que jamais avec sa peau hâlée sous ses cheveux cendrés.
Le pont sent le pain chaud et brille entre l’éblouissement du ciel et celui de l’eau.
Voiles blanches, peintures blanches, bois vernis, encaustiqués ou lavés. Six cabines de luxe. La chambre des gros moteurs à mazout. La salle à manger sent l’acajou.
Le couvert est mis. C’est brillant, c’est ravissant, étincelant, appétissant.
Propriétaire des fabriques de papier à cigarettes, Bolloré est le roi des Bretons avec ses îles, ses plages, ses histoires, ses légendes, ses fantômes et ses goûts de seigneur féodal.
« Venez avec nous. Nous partons tout à l’heure... Je vous ferai voir ce que c’est que la Bretagne... »
Pourquoi refuser puisque l’imprévu double tous les plaisirs ?
Un tour en mer avant de rentrer faire les valises. Coups de fusil sur des marsouins, coups de carabine sur des bouteilles vides.
Cinq heures du soir. Nos valises sont à bord. Nous partons. Comme une chenille, le bateau sort doucement du port.
Pleine mer. Elle est grise et houleuse. Le ciel bleu s’est enfui avec la marée. Il n’en reste qu’une bande là-bas, très loin.
Denise, une mèche sur le nez, écosse des petits pois. Bibi a abandonné un fauteuil pour s’allonger sur des coussins préparés par Bolloré. Elle tire une grande couverture sur elle.
Le port s’éloigne... puis la terre... Je suis sur le désert de la mer, sous le désert du ciel. Un désert sombre qui pèse sur moi... Plouff ! Boum ! Plouff ! Boum ! Le bateau exécute une lente mazurka qui me surprend... Le ciel s’épaissit... Plouff ! Boum ! Plouff ! Boum !... Et pourtant je sais bien que le soleil là-bas derrière, ne doit pas encore avoir envie de se coucher !...
Nous sommes en mer depuis une heure. Tous les quatre côte à côte, nous sommes maintenant allongés sous la grande couverture. Des petits frissons parcourent ma peau et j’ignore si c’est agréable ou désagréable... Tout est neuf pour moi puisque c’est ma première croisière. Je ne sais si j’adore ou déteste ces sensations nouvelles : la première fois que l’on goûte une drogue, elle vous fait mal au cœur et c’est tout. (Je dis ça sans le savoir puisque je ne me suis jamais drogué... et si je parle de mal de cœur, c’est pour ne pas laisser Bibi et Denise y penser seules...)
Les vagues se creusent. Le bateau se fait petit. Il monte, descend, se penche, se redresse. Bibi tout à coup est très mal. Elle est angoissée et suppliante. « Dis qu’on arrête... » Arrêter où ? Nous taillons la route depuis deux heures et demie... Il faudrait trois heures pour rallier le port le plus proche.
La couleur du ciel me déplaît. On se sent de plus en plus petit... Un peu perdus... Drôle de cauchemar... Où suis-je subitement ? Où est ma plage ? Mon beau soleil de Royan... Où sont toutes mes habitudes ?...
Il me semble que je rêve, que je suis dans une prison sans mur, sans plafond, sans plancher. Un « contraire de prison » d’où je ne peux pas partir parce qu’elle n’a ni sortie ni entrée. Prisonnier dans l’infini. [...]
Bolloré est calme, l’équipage aussi. Quand je suis très malade, je ne crois pas au calme rassurant des médecins. J’ai même envie de les engueuler en les traitant d’hypocrites !...
Je marche... Je circule. Le pied marin, ça devrait s’intituler la « danse marine ».
Bolloré est si simple qu’on ne remarque sa gentillesse que lorsqu’on en a besoin. Depuis une demi-heure, il cherche avec le capitaine le moyen d’abréger les désagréables moments que passent Bibi... et Denise aussi malade qu’elle...
Un bateau de pêche au loin. Il se dandine comme un fantôme ivre. Nous l’accostons. Si nous avions un pilote, nous pourrions atteindre Le Pertuis-de-Montmisson et là, entre les îles et les récifs, nous serions à l’abri.
Un bateau au loin. Il remue. Je me penche par-dessus le bastingage. L’horizon remue. Tout remue. La réalité remue. L’imagination remue.
Huit heures du soir. Une petite île. Derrière, l’eau est calme comme un lac qui ondule. Nous mouillerons là pour la nuit.
Minuit et demi. L’eau chuchote contre la coque du bateau. Elle ne répète pas inlassablement une petite phrase courte comme un train. Elle chante une interminable chanson et le bateau l’accompagne avec trois ou quatre bruits toujours les mêmes qui commencent à m’appartenir...
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