L'enseignement d'un professeur d'agriculture vu par un "potr-saout" - GrandTerrier

L'enseignement d'un professeur d'agriculture vu par un "potr-saout"

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Dans l'extrait ci-dessous Jean-Marie Déguignet a 17 ans et est embauché par un professeur d'agriculture comme « potr saout » [1] (vacher) dans une ferme expérimentale à Kerfeunteun.

Sa description des antagonismes entre la vision progressiste du professeur Clément-François Olive et la méfiance des paysans bretons a fait l'objet d"une citation commentée dans le livre de l'historien Joël Cornette.

Que était donc ce professeur Olive ? De qui Déguignet était-il le proche, des paysans bretons ou du professeur originaire du Calvados ?

Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « CORNETTE Joël - Histoire de la Bretagne et des Bretons » ¤ « La victoire du fils de Pod Saout, Le Télégramme 1983 » ¤ « Recueil des bretonnismes de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un Paysan Bas-Breton » ¤ 

1 Présentation

Joël Cornette dans son livre-somme « Histoire de la Bretagne et des Bretons » aux Éditions du Seuil cite et commente ce passage dans les Mémoires d'un paysan bas-breton :

  • « Jean-Marie Déguignet a bien expliqué la réaction des agriculteurs bretons, en l’occurrence ceux de la région de Quimper, face à un "professeur d’agriculture". »
  • « Il faut tenir compte, on le mesure bien ici, d’une autre logique que celle d’un capitalisme agraire, entreprenant et moderniste. Car la société paysanne n’est pas une société à finalité productiviste. »

Néanmoins Déguignet défend les idées de modernité du professeur en se moquant gentiment des ses compatriotes paysans :

  • « Ils voyaient bien qu’il y avait là de belles prairies, bien égouttées et irriguées, des champs de trèfle, de gros choux et des rutabagas, mais tout ça coûtait plus qu’il ne valait. »
  • « Si c’eût été un paysan encore ! Mais un monsieur à chapeau haut et qui ne savait pas parler breton pouvait-il être cultivateur ? »
  • « Les paysans ne pouvaient admettre qu’un monsieur de la ville pût savoir couper la lande, retourner une motte de terre, faucher, moissonner, charger du fumier dans la charrette, ... »
  • « De la science agricole, ils n’en avaient cure. Ce n’était pas avec des livres qu’on pouvait faire de l’agriculture. »

Ce professeur,né en 1819 à Saint-Pierre-Canivet (Calvados), a étudié à l’école d’agriculture de Rennes, puis à l’institution royale de Grignon [2] (Yvelines). Il a 24 ans quand il arrive à Quimper en 1843 à l'école confessionnelle du Likès, où il prend la responsabilité de la Chaire d'agriculture départementale (créée sous l'impulsion du préfet de l'époque, le baron Boullé). En 1847 il épousera Anne-Marie Milin de Roscoff avec qui il aura 11 enfants.

En 1874, il devient même maire de Kerfeunteun, une commune dans laquelle il exploite la ferme de Kermahonnet sur laquelle il donne les leçons pratiques de la Chaire d’agriculture. Une enquête faite en 1899 montre l'importance locale de la section agricole créée par le professeur Olive : « Si l’on consulte aujourd’hui l’annuaire du département du Finistère pour l’année 1899, on relève les noms de 74 maires, 97 adjoints, 10 conseillers d’arrondissement et 2 conseillers généraux, anciens élèves de la section agricole du Likès ».

 

2 Morceau choisi

Pages 126-127 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton :

Vacher à Kermahonnec (1851-1854)

En ce temps-là, il était venu un Monsieur à Kerfeunteun comme professeur d’agriculture pour apprendre aux Bretons l’art de cultiver la terre. Mais les paysans se souciaient peu alors d’apprendre quoi que ce soit en agriculture ni ailleurs. La vieille routine, pas autre chose. Quelques-uns des vieux cultivateurs passaient par la ferme du professeur quelquefois pour regarder les instruments nouveaux, qu’ils n’avaient jamais vus, et regarder les ouvriers travailler. Mais ils s’en allaient en haussant les épaules, et en disant qu’ils auraient à en donner des leçons à ce professeur.

Ils voyaient bien qu’il y avait là de belles prairies, bien égouttées et irriguées, des champs de trèfle, de gros choux et des rutabagas, mais tout ça coûtait plus qu’il ne valait, et d’abord les bêtes bretonnes n’avaient pas besoin de ces choses-là pour vivre, pas plus que les hommes n’avaient besoin du pain blanc, de la viande et des légumes, toutes choses alors inconnues dans nos campagnes. Bref, les paysans n’en voulurent pas du tout des enseignements agricoles de ce monsieur. Si c’eût été un paysan encore ! Mais un monsieur à chapeau haut et qui ne savait pas parler breton pouvait-il être cultivateur ?

Allons donc ! Les paysans ne pouvaient admettre qu’un monsieur de la ville pût savoir couper la lande, retourner une motte de terre, faucher, moissonner, charger du fumier dans la charrette, râteler les fossés, tracer un sillon avec la charrue en bois à avant-train, modèle Triptolème [3], les seules choses nécessaires selon eux pour être bon cultivateur. De la science agricole, ils n’en avaient cure. Ce n’était pas avec des livres qu’on pouvait faire de l’agriculture.

Le dimanche, quand j'allais à la messe de neuf heures à Quimper, je passais aussi par Kermahonnec Kerfeunteun où était ce professeur d"agriculture. Je restais longtemps regarder les instruments aratoires de tous genres que je n'avais jamais vus, et dont je ne ne savais même pas le nom. Je regardais les champs de trèfle, les rutabagas, les gros choux et autres fourrages inconnus pour moi.

Une fois, voyant la porte de l'étable ouverte, je voulus voir les vaches dont on disait des merveilles, que chacune d'elle donnait autant de lait et de beurre qu'une demi-douzaine de pauvres petites vaches auxquelles on de donnait jamais rien à manger durant l'été que ce qu'elles trouvaient à brouter dehors, et un peu de paille sèche l'hiver. Je vis en effet que ces vaches étaient beaucoup plus grandes que les nôtres, bien grasses et de gros pis luisants ; elles avaient devant elles un râtelier et une mangeoire, choses incongrues dans nos étables bretonnes.

 

Page 127, suite

Il y avait un vieux bonhomme qui les soignait, c'était un journalier qui m'avait déjà vu passer par là. Il faisait provisoirement le métier de vacher, le titulaire étant parti. Il me demanda si j'aurais été content de prendre cette place. Oh oui, assurément j'étais content d'aller chez un professeur d'agriculture ! Je ne songeai même pas si j'aurais pu remplir les fonctions qu'il m'offrait, je ne songeai qu'aux belles choses que je voyais là.

Aussitôt le bonhomme me dit d'aller avec lui trouver les maîtres (ann dud chentil [4]. Mais quand j'aperçus le maître (ann autrou [4]), j'eus presque peur. Celui-ci avait toute sa barbe, chose que nous n'avions pas l'habitude de voir, et avec ça un air pas trop avenant ; et de plus il ne savait pas un mot de breton ; mais la dame était là, et cette itronn [4] savait fort bien notre langue. [...]

Le lendemain matin j'étais à Kermahonec et à la porte de l'étable avant que personne ne fût levé. Le journalier, potr saout [1], couchait à l'étable, car tel l'ordre de monsieur : il fallait que le vacher couche auprès de ses vaches pour les surveiller, la nuit comme le jour. [...]

Le monsieur faisait l'école au Likès de Quimper en ce qui concernait l'agriculture, et toutes les semaines, ses élèves venaient prendre des leçons pratiques à la ferme : on les distribuait entre tous les travaux que l'on faisait, les uns à la charrue, d'autres avec les journaliers à faire des travaux manuels, d'autres vers moi pour apprendre à soigner les vaches, et soi-disant pour m'aider. Mais c'était plutôt pour m'embêter, car ces élèves laboureurs, qui étaient tous des riches, ne se souciaient guère d'apprendre à soigner les vaches ; ils ne sougeaient qu'à jouer, ce qui, au lieu d'avancer ma besogne, la retardait au contraire.

Ils me rendirent cependant de bons services. Par eux, j'appris beaucoup de mots français, les mots dont j'avais le plus besoin afin de comprendre le monsieur tant bien que mal dans mon services. Puis ces élèves semaient des morceaux de papier partout par là : je les ramassais tous, cherchant à déchiffrer quelque chose dans cette écriture à la main, toute nouvelle pour moi. Malheureusement les lettres ne ressemblaient pas du tout aux lettres moulées ; c'était du grec pour moi.

Un jour, je trouve une feuille plus grande que les autres sur laquelle se trouvait l'alphabet. Cette trouvaille me fit plus de plaisir que si j'avais trouvé un tonneau d'or. Étant obligé de suivre les vaches quand on les menait au champ, je pouvais là, sans perdre du temps, étudier mes morceaux de papier, dont ma poche était toujours remplie. Dès que j'eus appris l'alphabet, je pouvais facilement lire tout cela. Ce n'étaient tous que des copies des choses agricoles.

3 Annotations

  1. Le terme Potr-saout est considéré aujourd'hui comme un bretonnisme (cf. étude d'Hervé Lossec) car très utilisé en français en Bretagne. De « paotr » pour le garçon, et « saout » pour les vaches, soit donc le garçon vacher. À noter que lorsque le métier de surveillance des troupeaux de vaches fut assuré par des clôtures électriques, celles-ci étaient appelées « paotr-saout electrik ». [Ref.↑ 1,0 1,1]
  2. L'École nationale supérieure agronomique de Grignon est une école nationale supérieure agronomique située à Grignon (Yvelines), fondée en 1826 par Ambroise-Polycarpe de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville. Le diplôme qu'elle délivre se voit accordé le titre d'ingénieur en 1908. [Ref.↑]
  3. Triptolème : prêtre original de la déesse Déméter, dans la mythologie grecque. Déméter donna à Triptolème une charrue en bois et des grains de blé pour aller enseigner l’agriculture aux mortels. [Ref.↑]
  4. An tudjentil): traduction bretonne de gentilhomme, terme qui s'applique aux nobles mais aussi aux notables. Le maître était aussi appelé an aotrou, le monsieur, et sa femme an itron, madame. [Ref.↑ 4,0 4,1 4,2]




Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Février 2015    Dernière modification : 14.02.2015    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]