Pages 126-127 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton :
Vacher à Kermahonnec (1851-1854)
En ce temps-là, il était venu un Monsieur à Kerfeunteun comme professeur d’agriculture pour apprendre aux Bretons l’art de cultiver la terre. Mais les paysans se souciaient peu alors d’apprendre quoi que ce soit en agriculture ni ailleurs. La vieille routine, pas autre chose. Quelques-uns des vieux cultivateurs passaient par la ferme du professeur quelquefois pour regarder les instruments nouveaux, qu’ils n’avaient jamais vus, et regarder les ouvriers travailler. Mais ils s’en allaient en haussant les épaules, et en disant qu’ils auraient à en donner des leçons à ce professeur.
Ils voyaient bien qu’il y avait là de belles prairies, bien égouttées et irriguées, des champs de trèfle, de gros choux et des rutabagas, mais tout ça coûtait plus qu’il ne valait, et d’abord les bêtes bretonnes n’avaient pas besoin de ces choses-là pour vivre, pas plus que les hommes n’avaient besoin du pain blanc, de la viande et des légumes, toutes choses alors inconnues dans nos campagnes. Bref, les paysans n’en voulurent pas du tout des enseignements agricoles de ce monsieur. Si c’eût été un paysan encore ! Mais un monsieur à chapeau haut et qui ne savait pas parler breton pouvait-il être cultivateur ?
Allons donc ! Les paysans ne pouvaient admettre qu’un monsieur de la ville pût savoir couper la lande, retourner une motte de terre, faucher, moissonner, charger du fumier dans la charrette, râteler les fossés, tracer un sillon avec la charrue en bois à avant-train, modèle Triptolème [2] , les seules choses nécessaires selon eux pour être bon cultivateur. De la science agricole, ils n’en avaient cure. Ce n’était pas avec des livres qu’on pouvait faire de l’agriculture.
Le dimanche, quand j'allais à la messe de neuf heures à Quimper, je passais aussi par Kermahonnec Kerfeunteun où était ce professeur d"agriculture. Je restais longtemps regarder les instruments aratoires de tous genres que je n'avais jamais vus, et dont je ne ne savais même pas le nom. Je regardais les champs de trèfle, les rutabagas, les gros choux et autres fourrages inconnus pour moi.
Une fois, voyant la porte de l'étable ouverte, je voulus voir les vaches dont on disait des merveilles, que chacune d'elle donnait autant de lait et de beurre qu'une demi-douzaine de pauvres petites vaches auxquelles on de donnait jamais rien à manger durant l'été que ce qu'elles trouvaient à brouter dehors, et un peu de paille sèche l'hiver. Je vis en effet que ces vaches étaient beaucoup plus grandes que les nôtres, bien grasses et de gros pis luisants ; elles avaient devant elles un râtelier et une mangeoire, choses incongrues dans nos étables bretonnes.
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Page 127, suite
Il y avait un vieux bonhomme qui les soignait, c'était un journalier qui m'avait déjà vu passer par là. Il faisait provisoirement le métier de vacher, le titulaire étant parti. Il me demanda si j'aurais été content de prendre cette place. Oh oui, assurément j'étais content d'aller chez un professeur d'agriculture ! Je ne songeai même pas si j'aurais pu remplir les fonctions qu'il m'offrait, je ne songeai qu'aux belles choses que je voyais là.
Aussitôt le bonhomme me dit d'aller avec lui trouver les maîtres (ann dud chentil [3] . Mais quand j'aperçus le maître (ann autrou [3] ), j'eus presque peur. Celui-ci avait toute sa barbe, chose que nous n'avions pas l'habitude de voir, et avec ça un air pas trop avenant ; et de plus il ne savait pas un mot de breton ; mais la dame était là, et cette itronn [3] savait fort bien notre langue. [...]
Le lendemain matin j'étais à Kermahonec et à la porte de l'étable avant que personne ne fût levé. Le journalier, potr saout [1] , couchait à l'étable, car tel l'ordre de monsieur : il fallait que le vacher couche auprès de ses vaches pour les surveiller, la nuit comme le jour. [...]
Le monsieur faisait l'école au Likès de Quimper en ce qui concernait l'agriculture, et toutes les semaines, ses élèves venaient prendre des leçons pratiques à la ferme : on les distribuait entre tous les travaux que l'on faisait, les uns à la charrue, d'autres avec les journaliers à faire des travaux manuels, d'autres vers moi pour apprendre à soigner les vaches, et soi-disant pour m'aider. Mais c'était plutôt pour m'embêter, car ces élèves laboureurs, qui étaient tous des riches, ne se souciaient guère d'apprendre à soigner les vaches ; ils ne sougeaient qu'à jouer, ce qui, au lieu d'avancer ma besogne, la retardait au contraire.
Ils me rendirent cependant de bons services. Par eux, j'appris beaucoup de mots français, les mots dont j'avais le plus besoin afin de comprendre le monsieur tant bien que mal dans mon services. Puis ces élèves semaient des morceaux de papier partout par là : je les ramassais tous, cherchant à déchiffrer quelque chose dans cette écriture à la main, toute nouvelle pour moi. Malheureusement les lettres ne ressemblaient pas du tout aux lettres moulées ; c'était du grec pour moi.
Un jour, je trouve une feuille plus grande que les autres sur laquelle se trouvait l'alphabet. Cette trouvaille me fit plus de plaisir que si j'avais trouvé un tonneau d'or. Étant obligé de suivre les vaches quand on les menait au champ, je pouvais là, sans perdre du temps, étudier mes morceaux de papier, dont ma poche était toujours remplie. Dès que j'eus appris l'alphabet, je pouvais facilement lire tout cela. Ce n'étaient tous que des copies des choses agricoles.
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