Jean-Marie Déguignet et la lutte des classes au XIXe siècle
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- | <br><big>P. 514-516, Intégrale des Mémoires, An Here, cahier n° 16</big> | + | <br><big>La chèvre attachée ...</big> |
+ | <br>P. 137 de l'Intégrale des Mémoires, An Here 2001, cahier n° 4 | ||
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+ | Un jour, le maire me demanda si je me plaisais dans cet état de vacher qui était, il est vrai, un véritable esclavage. Je ne pouvais jamais bouger de là, ni dimanche ni fête ; je lui avais répondu par le proverbe breton : « <i>Laec'h ma stag ar c'haor, er red dei puri</i> » <ref>Le proverbe breton sous une forme plus académique : « <i>El lec'h m'emañ stag ar c'havr eo ret dezhi peuriñ</i> ».</ref> ("où la chèvre est attachée, elle est obligée de brouter"). « Quelquefois, dit-il, la chèvre casse sa corde et va brouter plus loin. » Puis il s'en alla. Quelque temps après, comme la fin de l'année approchait, je vins à penser de ce que le maire m'avais dit au sujet de la chèvre et de mon état d'esclavage. Un dimanche soir, je m'était hâté de terminer mon ouvrage et après avoir mis toutes choses en ordre, et voyant que personne ne me surveillait, je courus au galop à travers champs jusque chez le maire. Aussitôt qu'il me vit, il me dit : | ||
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+ | - Je parie que tu as cassé ta corde. | ||
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+ | - Pas tout à fait, dis-je, seulement je me suis souvenu de ce que vous m'avez dit l'autre jour. | ||
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+ | Le maire avait compris, et nous nous arrangeâmes vite, car je n'avais pas du temps à perdre. Au premier janvier, j'irais chez lui, non plus comme vacher, mais comme domestique ordinaire. | ||
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+ | <br><big>Fabrique de papier d'Ergué-Gabéric ...</big> | ||
+ | <br>Pages 514-516, Intégrale des Mémoires, An Here, cahier n° 16 | ||
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- | le début ... | + | J'ai lu quelque part que le fameux milliardaire Jay Gould <ref>Jay Gould, né Jason Gould, le 27 mai 1836 à Roxbury dans l'État de New York, et mort le 2 décembre 1892 à New York, est un homme d'affaires américain qui contribua à l’essor des chemins de fer aux États-Unis. Source Wikipedia.</ref> disait un jour à ses ouvriers qui s'étaient mis en grève une fois, de ne pas recommencer deux fois, car aussitôt il les remplacerait tous par des ouvriers en acier qui ne font jamais grève et travaillent jour et nuit sans jamais se plaindre. Eh bien, Tonnerre de Brest, comme disait Mahurec <ref name=Mahurec>-</ref> il y a ici au fond de la Bretagne un industriel qui tend à réaliser le rêve du milliardaire américain. J'ai déjà parlé de la fabrique de papier d'Ergué-Gabéric <ref name=Odet>-</ref>, perdue là-bas au fond du Stang-Odet et que j'ai vu fonder. Cette fabrique occupait autrefois tous les ouvriers des environs, mâles et femelles, jeunes et vieux. Et bien, aujourd'hui il n'y a presque plus personne, quoiqu'elle fabrique dix fois plus de papier. Il y a deux ou trois ans un individu ayant travaillé dans cette fabrique se trouvait chez le perruquier mon voisin et disait que la veille on avait encore coupé les bras à dix ouvriers d'un coup ! |
- | Une nouvelle machine arrivée l'autre jour du Creusot et qui fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et par conséquent le patron a mis douze ouvriers dehors. Et ce n'est pas fini, il en viendra d'autres jusqu'à ce que tous les ouvriers soient remplacés par des machines. Et en effet, cela parait bien près de se réaliser. | + | - Comment, disait un client qui ne saisissait pas bien l'ironie, dix bras ? d'un seul coup ? par la même machine ? |
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+ | - Oui juste, comme vous dites, par la même machine. Une nouvelle machine arrivée l'autre jour du Creusot et qui fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et par conséquent le patron a mis douze ouvriers dehors. Et ce n'est pas fini, il en viendra d'autres jusqu'à ce que tous les ouvriers soient remplacés par des machines. Et en effet, cela parait bien près de se réaliser. | ||
J'ai passé par là depuis et, où je voyais autrefois une véritable fourmilière humaine, je ne voyais plus personne. Si je n'avais pas vu fonder cette fabrique, j'aurais pu me croire en présence d'un de ces palais enchantés des contes orientaux. Je voyais des machines tourner partout, en dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. En haut je voyais des monceaux de choses informes s'engouffrer dans des auges où ils étaient broyés et mis en pâte, de là ils passaient dans d'autres auges, puis de là ces monceaux de pourriture purifiés et devenus pâte claire passaient dans des tuyaux qui les déversaient sur un plateau de fer chauffé à la vapeur. Là, la pâte claire se transformait immédiatement en papier, puis ce papier s'enfilait ensuite à travers une quantité de cylindres tournant en sens inverse pour aller sortir à vingt mètres plus loin où il était repris par d'autres machines qui le découpaient en format voulu. | J'ai passé par là depuis et, où je voyais autrefois une véritable fourmilière humaine, je ne voyais plus personne. Si je n'avais pas vu fonder cette fabrique, j'aurais pu me croire en présence d'un de ces palais enchantés des contes orientaux. Je voyais des machines tourner partout, en dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. En haut je voyais des monceaux de choses informes s'engouffrer dans des auges où ils étaient broyés et mis en pâte, de là ils passaient dans d'autres auges, puis de là ces monceaux de pourriture purifiés et devenus pâte claire passaient dans des tuyaux qui les déversaient sur un plateau de fer chauffé à la vapeur. Là, la pâte claire se transformait immédiatement en papier, puis ce papier s'enfilait ensuite à travers une quantité de cylindres tournant en sens inverse pour aller sortir à vingt mètres plus loin où il était repris par d'autres machines qui le découpaient en format voulu. | ||
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- | <big>Suite des pages 514-516</big> | + | <big>du socialisme avec des loups et des moutons</big> |
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- | Il y a eu pourtant des coquins qui ont su arrêter l'essor de ce génie et pendant de longs siècles. Les théologiens, les inventeurs de dieux, de diables, des paradis, des purgatoires et des enfers ont pu pendant quinze siècles arrêter l'essor du génie humain, faire taire l'esprit et l'intelligence, étouffer la conscience et la raison, en réservant pour eux seuls le droit et le pouvoir à eux donnés par Dieu, disaient-ils, de tout diriger, de tout gouverner selon leurs bons plaisirs en envoyant au bûcher quiconque voulait attaquer ces droits et pouvoirs sacrés. Oui, ceux-là ont su arrêter l'essor de l'esprit humain, déjà si avancé avant l'invention de l'infect christianisme, chez les Grecs et les Romains. Oui, mais tous les progrès qui se font aujourd'hui dans les ans et sciences se font au profit des riches exploiteurs, par conséquent il ne faut pas les arrêter, d'autant plus que les misérables au détriment desquels ils se font « restent calmes», comme on le leur recommande, à crever de faim et de misère en présence de ces riches exploiteurs qui s'emparent de tout. Ceux-là s'entendent en socialisme sans en prendre le nom et laissent bien ergoter et blaguer ceux qui se disent socialistes. Tous, ministres, dépurés, sénateurs, magistrats de tout rang et tous ordres, jésuites, tonsurés et tous autres exploiteurs sont toujours d'accord pour tirer des contribuables le plus de milliards possibles pour se les partager ensuite entre eux et leurs amis. Voilà une société bien organisée et faisant du vrai socialisme pratique, à côté de ces farceurs qui s'intitulent pompeusement socialistes, qui ne font et ne peuvent faire que du socialisme idéal et platonique. Je viens de voir affiché sur les murs en grosses lettres rouges : « L'histoire du socialisme depuis un siècle par tous les grands écrivains socialistes. » Et ils engagent les paysans et les ouvriers à lire cela. Les paysans et les ouvriers ne lisent guère et quand même qu'ils liraient cette histoire du socialisme, ils n'y trouveraient que des phrases, toujours des phrases et encore des phrases. L'histoire du socialisme depuis un siècle, c'est l'histoire du socialisme bourgeois, des jésuites et autres tonsurés qui ont et font toujours de mieux en mieux du vrai socialisme pratique. Ces blagueurs socialistes de la plume veulent associer les cultivateurs avec les ouvriers et gens de la ville, c'est-à-dire, les ennemis les plus irréconciliables, les gens de la ville accusent les cultivateurs de posséder tous les biens de la terre et de leur vendre ces biens toujours trop cher et les cultivateurs accusent les gens de la ville d'être tous des voleurs qui vivent à leurs dépens, qui vont chasser et pêcher sur leurs terres, y voler des fruits et du bois et autres choses encore. Et lorsque ces cultivateurs viennent en ville pour y vendre quelque chose, on leur fait payer des droits excessifs alors même qu'ils n'y vendent pas leurs marchandises. Allez donc faire du socialisme avec ces éléments-là, autant vouloir faire du socialisme avec des loups et des moutons. | + | Il y a eu pourtant des coquins qui ont su arrêter l'essor de ce génie et pendant de longs siècles. Les théologiens, les inventeurs de dieux, de diables, des paradis, des purgatoires et des enfers ont pu pendant quinze siècles arrêter l'essor du génie humain, faire taire l'esprit et l'intelligence, étouffer la conscience et la raison, en réservant pour eux seuls le droit et le pouvoir à eux donnés par Dieu, disaient-ils, de tout diriger, de tout gouverner selon leurs bons plaisirs en envoyant au bûcher quiconque voulait attaquer ces droits et pouvoirs sacrés. Oui, ceux-là ont su arrêter l'essor de l'esprit humain, déjà si avancé avant l'invention de l'infect christianisme, chez les Grecs et les Romains. Oui, mais tous les progrès qui se font aujourd'hui dans les ans et sciences se font au profit des riches exploiteurs, par conséquent il ne faut pas les arrêter, d'autant plus que les misérables au détriment desquels ils se font « restent calmes », comme on le leur recommande, à crever de faim et de misère en présence de ces riches exploiteurs qui s'emparent de tout. Ceux-là s'entendent en socialisme sans en prendre le nom et laissent bien ergoter et blaguer ceux qui se disent socialistes. Tous, ministres, dépurés, sénateurs, magistrats de tout rang et tous ordres, jésuites, tonsurés et tous autres exploiteurs sont toujours d'accord pour tirer des contribuables le plus de milliards possibles pour se les partager ensuite entre eux et leurs amis. Voilà une société bien organisée et faisant du vrai socialisme pratique, à côté de ces farceurs qui s'intitulent pompeusement socialistes, qui ne font et ne peuvent faire que du socialisme idéal et platonique. Je viens de voir affiché sur les murs en grosses lettres rouges : « L'histoire du socialisme depuis un siècle par tous les grands écrivains socialistes. » Et ils engagent les paysans et les ouvriers à lire cela. Les paysans et les ouvriers ne lisent guère et quand même qu'ils liraient cette histoire du socialisme, ils n'y trouveraient que des phrases, toujours des phrases et encore des phrases. L'histoire du socialisme depuis un siècle, c'est l'histoire du socialisme bourgeois, des jésuites et autres tonsurés qui ont et font toujours de mieux en mieux du vrai socialisme pratique. Ces blagueurs socialistes de la plume veulent associer les cultivateurs avec les ouvriers et gens de la ville, c'est-à-dire, les ennemis les plus irréconciliables, les gens de la ville accusent les cultivateurs de posséder tous les biens de la terre et de leur vendre ces biens toujours trop cher et les cultivateurs accusent les gens de la ville d'être tous des voleurs qui vivent à leurs dépens, qui vont chasser et pêcher sur leurs terres, y voler des fruits et du bois et autres choses encore. Et lorsque ces cultivateurs viennent en ville pour y vendre quelque chose, on leur fait payer des droits excessifs alors même qu'ils n'y vendent pas leurs marchandises. Allez donc faire du socialisme avec ces éléments-là, autant vouloir faire du socialisme avec des loups et des moutons. |
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- | <br><big>P. 137 de l'Intégrale des Mémoires, An Here 2001, cahier n° 4</big> | + | <br><big>Guerre russo-japonaise</big> |
- | {{Citation}} | + | <br>Page 857, Intégrale des Mémoires, An Here |
- | Un jour, le maire me demanda si je me plaisais dans cet état de vacher qui était, il est vrai, un véritable esclavage. Je ne pouvais jamais bouger de là, ni dimanche ni fête ; je lui avais répondu par le proverbe breton : « <i>Laec'h ma stag ar c'haor, er red dei puri</i> » <ref>Le proverbe breton sous une forme plus actuelle : « <i>El lec'h m'emañ stag ar c'havr eo ret dezhi peuriñ</i> ».</ref> ("où la chèvre est attachée, elle est obligée de brouter"). « Quelquefois, dit-il, la chèvre casse sa corde et va brouter plus loin. » Puis il s'en alla. Quelque temps après, comme la fin de l'année approchait, je vins à penser de ce que le maire m'avais dit au sujet de la chèvre et de mon état d'esclavage. Un dimanche soir, je m'était hâté de terminer mon ouvrage et après avoir mis toutes choses en ordre, et voyant que personne ne me surveillait, je courus au galop à travers champs jusque chez le maire. Aussitôt qu'il me vit, il me dit : | + | |
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- | <br><big>Guerre sino-russe</big> | + | <br><big>Guerre russo-japonaise</big> |
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Version du 29 décembre ~ kerzu 2021 à 20:11
Dans ses mémoires de paysan bas-breton Jean-Marie Déguignet exprime assez régulièrement des convictions qu'on pourrait qualifier de marxistes. »
Extraction de certains passages de ses cahiers : première version éditée dans la Revue de Paris en 1905, et nouveaux cahiers publiés en 1998 et en 2001. Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « LAVASSEUR Yolande - Une parution inattendue » ¤ « Déguignet face aux machines de la papeterie Bolloré à la fin du XIXe » ¤ |
Présentation
Jean-Marie Déguignet (1834-1905) était en quelque sorte contemporain de Karl Marx (1818-1883), mais dans ses mémoires il n'y a pas une seule évocation du théoricien de la luttes des classes. Sans doute parce que les livres, tracts ou journaux dits marxistes n'étaient pas disponibles dans les bibliothèques publiques quimpéroises où notre paysan bas-breton se forgeait ses opinions politiques. Mais pourtant les idées de Déguignet peuvent s'inscrire dans cette vision du monde, ainsi qu'il écrit en introduction dans la première version de ses cahiers manuscrits : « Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence. » |
Citations
Appartenant à cette classe ...
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du socialisme avec des loups et des moutons
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Sources
Extraits des cahiers | |||||
Cahier n° 9 Mouvement ouvrier' | |||||
Annotations
- Le proverbe breton sous une forme plus académique : « El lec'h m'emañ stag ar c'havr eo ret dezhi peuriñ ». [Ref.↑]
- Jay Gould, né Jason Gould, le 27 mai 1836 à Roxbury dans l'État de New York, et mort le 2 décembre 1892 à New York, est un homme d'affaires américain qui contribua à l’essor des chemins de fer aux États-Unis. Source Wikipedia. [Ref.↑]
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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Date de création : Décembre 2021 Dernière modification : 29.12.2021 Avancement : [Développé] |