Jean-Marie Déguignet et la lutte des classes au XIXe siècle - GrandTerrier

Jean-Marie Déguignet et la lutte des classes au XIXe siècle

Un article de GrandTerrier.

Jump to: navigation, search
Image:Espacedeguignetter.jpg Dans ses mémoires de paysan bas-breton Jean-Marie Déguignet exprime assez régulièrement des convictions qu'on pourrait qualifier de marxistes.

Extraction de certains passages de ses cahiers : première version éditée dans la Revue de Paris en 1905, et nouveaux cahiers publiés en 1998 et en 2001.

Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « LAVASSEUR Yolande - Une parution inattendue » ¤ « Déguignet face aux machines de la papeterie Bolloré à la fin du XIXe » ¤ 

Présentation

Jean-Marie Déguignet (1834-1905) est en quelque sorte contemporain de Karl Marx (1818-1883), mais dans ses mémoires il n'y a pas une seule évocation du théoricien de la luttes des classes. Sans doute parce que les livres, tracts ou journaux dits marxistes n'étaient pas disponibles dans les bibliothèques publiques quimpéroises où notre paysan bas-breton s'est forgé ses opinions politiques.

Mais pourtant les idées de Déguignet peuvent s'inscrire dans cette vision du monde, ainsi qu'il l'écrit en introduction dans la première version de ses cahiers manuscrits : « Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence. »

Dans la deuxième des cahiers, publiée en 2001 sous forme d'Intégrale des Mémoires, c'est un florilège de déclarations et d'explications sur ces classes sociales en perpétuel affrontement :

Image:Right.gifImage:Space.jpgPage 350, il expose sans ambages ses convictions sociales : « En politique, je suis un républicain des plus avancés, et en religion, libre-penseur, philosophe, ami de l'humanité », malgré sa méfiance vis-à-vis du socialisme page 516 : «  L'histoire du socialisme depuis un siècle, c'est l'histoire du socialisme bourgeois, des jésuites et autres tonsurés qui ont et font toujours de mieux en mieux du vrai socialisme pratique. ».

Image:Right.gifImage:Space.jpgPage 857, il dit sa déception vis-à-vis de ses amis prolétaires : « malheureusement, la plupart de ces prolétaires sont ignorants au suprême degré, insouciants, inconscients ... ».

Image:Right.gifImage:Space.jpgPage 839, il dénonce le tzar à l'initiative d'une guerre meurtrière contre l'Empire du Japon : « cet empereur théo-autocrate de toutes les Russies ». Mais les cahiers s'achèvent en août 1905, à la mort de son auteur qui n'a pas pu commenter la révolution bolchévique. On aurait aimé l'entendre.

Image:Right.gifImage:Space.jpgPage 137, juste avant de changer son statut de vacher à celui de domestique, Déguignet donne une belle image animalière : « Un jour, le maire me demanda si je me plaisais dans cet état de vacher qui était, il est vrai, un véritable esclavage. Je ne pouvais jamais bouger de là, ni dimanche ni fête ; je lui avais répondu par le proverbe breton : « El lec'h m'emañ stag ar c'havr eo ret dezhi peuriñ» [1] ("où la chèvre est attachée, elle est obligée de brouter"). - Quelquefois, dit-il, la chèvre casse sa corde et va brouter plus loin. ».

 
Image:Right.gifImage:Space.jpgPage 514-515, il y a cette longue description des effets de la mécanisation aux papeteries Bolloré à Odet. L'extrait ci-dessous a été mis en exergue dans un article de Yolande Levasseur dans les Cahiers du mouvement ouvrier édités par le C.E.R.M.T.R.I. (Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskystes et Révolutionnaires Internationaux) en 2000 : « Une nouvelle machine est arrivée l'autre jour du Creusot. Elle fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et, par conséquent, le patron a mis dix ouvriers dehors. On entend des économistes dire qu'on ne peut pas arrêter l'essor du génie.
Mais ce génie va à l'encontre du but vers lequel il devrait tendre, c'est-à-dire à égaliser un peu le bonheur en ce monde entre tous les individus, tandis qu'il tend au contraire à accabler de richesses et bonheur quelques privilégiés seulement, en en éloignant de plus en plus des millions de malheureux.
 »

Est-ce que finalement Déguignet n'aurait pas été marxiste-léniniste s'il avait vécu un peu plus longtemps ? En tout cas, voici ce que pense de ses mémoires une militante trotskiste en mai 2000 : « Ce livre est bien dangereux. Il l'est pour tous les tenants du consensus général, du politiquement correct. »


Citations

Appartenant à cette classe ...
Chapitre I de la première édition de la Revue de Paris

J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais, jamais ailleurs que dans les romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine, comme on les appelle assez justement, — car c’est eux, en effet, qui sup­portent les plus lourds fardeaux et endurent les plus cruelles misères. Je sais que les artisans et hommes de peine sont dans l’impossibilité d’écrire leur vie, n’ayant ni l’instruction ni le temps nécessaires. Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, — puisque je suis rendu à un loisir forcé, — comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence.


La chèvre attachée ...
Page 137 de l'Intégrale des Mémoires, An Here 2001, cahier n° 4

Un jour, le maire me demanda si je me plaisais dans cet état de vacher qui était, il est vrai, un véritable esclavage. Je ne pouvais jamais bouger de là, ni dimanche ni fête ; je lui avais répondu par le proverbe breton : « El lec'h m'emañ stag ar c'havr eo ret dezhi peuriñ » [1] ("où la chèvre est attachée, elle est obligée de brouter"). « Quelquefois, dit-il, la chèvre casse sa corde et va brouter plus loin. » Puis il s'en alla. Quelque temps après, comme la fin de l'année approchait, je vins à penser de ce que le maire m'avais dit au sujet de la chèvre et de mon état d'esclavage. Un dimanche soir, je m'était hâté de terminer mon ouvrage et après avoir mis toutes choses en ordre, et voyant que personne ne me surveillait, je courus au galop à travers champs jusque chez le maire. Aussitôt qu'il me vit, il me dit :

- Je parie que tu as cassé ta corde.

- Pas tout à fait, dis-je, seulement je me suis souvenu de ce que vous m'avez dit l'autre jour.

Le maire avait compris, et nous nous arrangeâmes vite, car je n'avais pas du temps à perdre. Au premier janvier, j'irais chez lui, non plus comme vacher, mais comme domestique ordinaire.


Je suis un républicain ...
Page 350, Intégrale des Mémoires, An Here 2001, cahier n° 11

En politique, je suis un républicain des plus avancés, et en religion, libre-penseur, philosophe, ami de l'humanité, de la vraie, et ennemi déclaré de tous les dieux qui ne sont que des êtres imaginaires, et des prêtres qui ne sont que des charlatans, et des fripons, cela vous va-t-il ?


Fabrique de papier d'Ergué-Gabéric ...
Pages 514-516, Intégrale des Mémoires, An Here, cahier n° 16

J'ai lu quelque part que le fameux milliardaire Jay Gould [2] disait un jour à ses ouvriers qui s'étaient mis en grève une fois, de ne pas recommencer deux fois, car aussitôt il les remplacerait tous par des ouvriers en acier qui ne font jamais grève et travaillent jour et nuit sans jamais se plaindre. Eh bien, Tonnerre de Brest, comme disait Mahurec [3] il y a ici au fond de la Bretagne un industriel qui tend à réaliser le rêve du milliardaire américain. J'ai déjà parlé de la fabrique de papier d'Ergué-Gabéric [4], perdue là-bas au fond du Stang-Odet et que j'ai vu fonder. Cette fabrique occupait autrefois tous les ouvriers des environs, mâles et femelles, jeunes et vieux. Et bien, aujourd'hui il n'y a presque plus personne, quoiqu'elle fabrique dix fois plus de papier. Il y a deux ou trois ans un individu ayant travaillé dans cette fabrique se trouvait chez le perruquier mon voisin et disait que la veille on avait encore coupé les bras à dix ouvriers d'un coup !

- Comment, disait un client qui ne saisissait pas bien l'ironie, dix bras ? d'un seul coup ? par la même machine ?

- Oui juste, comme vous dites, par la même machine. Une nouvelle machine arrivée l'autre jour du Creusot et qui fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et par conséquent le patron a mis douze ouvriers dehors. Et ce n'est pas fini, il en viendra d'autres jusqu'à ce que tous les ouvriers soient remplacés par des machines. Et en effet, cela parait bien près de se réaliser.

 

Du socialisme ...
Suite des pages 514-516

J'ai passé par là depuis et, où je voyais autrefois une véritable fourmilière humaine, je ne voyais plus personne. Si je n'avais pas vu fonder cette fabrique, j'aurais pu me croire en présence d'un de ces palais enchantés des contes orientaux. Je voyais des machines tourner partout, en dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. En haut je voyais des monceaux de choses informes s'engouffrer dans des auges où ils étaient broyés et mis en pâte, de là ils passaient dans d'autres auges, puis de là ces monceaux de pourriture purifiés et devenus pâte claire passaient dans des tuyaux qui les déversaient sur un plateau de fer chauffé à la vapeur. Là, la pâte claire se transformait immédiatement en papier, puis ce papier s'enfilait ensuite à travers une quantité de cylindres tournant en sens inverse pour aller sortir à vingt mètres plus loin où il était repris par d'autres machines qui le découpaient en format voulu.

Mais j'avais beau regarder, je ne voyais personne, d'abord parce que la vapeur m'en empêchait. Cependant, quand mes yeux parvinrent à percer la vapeur, j'entrevis trois ou quatre individus, les bras croisés sur la poitrine à la manière des paysans bretons. Ils étaient là comme des fantômes, les yeux fixés sur les machines, ne bougeant, ni parlant. D'abord, pour parler, il est impossible, au milieu de ces machines.

Enfin je sortis de ce vaste palais enchanté, émerveillé du génie de l'homme, mais aussi attristé en considérant que ce génie va à l'encontre du but vers lequel il devrait tendre, c'est-à-dire à égaliser un peu le bonheur en ce monde entre tous les individus tandis qu'il tend au contraire à accabler de richesses et de bonheur quelques privilégiés seulement, en en éloignant de plus en plus des millions de malheureux déshérités à qui, comme disait cet ouvrier renvoyé de la fabrique, les machines coupent les bras tous les jours, leur seule fortune en ce monde.

Et ces hommes de génie, ces inventeurs de machines à couper les bras reçoivent des éloges, des encouragements, des félicitations, des brevets, des croix et des pensions, comme en reçoivent ceux qui font les meilleurs écrits mensongers pour rouler, pour berner, pour abrutir, pour consoler et pour calmer les douleurs des malheureux qui restent impassibles, paisibles, avachis, le ventre vide, en haillons, devant ces machines qui tournent jour et nuit au profit de quelques millionnaires et milliardaires et semblent rire en leur mouvement perpétuel et se moquer de ces autres pauvres machines en chair et en os qui restent crever de faim en les regarder tourner.

Et cependant on entend tous ces ouvriers crier après ces machines, lesquelles finiront certainement par les mettre tous sur le pavé. On entend même parfois quelques soi-disant économistes dont toutes les économies viennent de ces machines, dire du fond de leurs cabinets que ces machines pourraient bien à la fin devenir un danger, mais ils répondent de suite qu'on ne peut pas arrêter l'essor du génie sous peine de retomber dans la barbarie.

§ Page 516


Si tous les prolétaires ...
Page 857, Intégrale des Mémoires, An Here

Ah! si tous les prolétaires étaient comme certains d'entre eux, instruits, savants, érudits, pouvant bien causer et bien s'expliquer sur toutes les questions politiques et sociales, alors que les capitalistes et les prolétaires arriveraient vite à s'entendre forcément. Mais malheureusement, la plupart de ces prolétaires sont ignorants au suprême degré, insouciants, inconscients, ivrognes, insolents, superstitieux, fanatiques, hâbleurs, lâches et menteurs.


Le tzar de toutes les Russies ...
Pages 839 et suivantes, Intégrale des Mémoires, An Here

« Si vis pacem para bellum », dit le proverbe. Si vous voulez la paix, préparez-vous pour la guerre. Mais je crois qu'en ce moment on est en train de donner un rude démenti à ce vieux proverbe. Car jamais les puissances ne se sont préparées pour la guerre comme elles le font depuis plusieurs années, et ces formidables préparatifs aboutissent non à la paix, mais bien à la guerre. Et quelle guerre ! Ah ma doué béniguet ! Guerre qui menace de devenir une conflagration générale de toutes les nations du globe. Et l'auteur de cette guerre est justement cet empereur théo-autocrate de toutes les Russies qui proposa, il y a quelques années, le désarmement général. Ben entendu ce César russe affirme que ce n'est pas lui qui a voulu la guerre, mais bien son collègue nippon, quoique celui-ci affirme de son côté que c'est le tzar qui lui déclare la guerre : mais ce sont là des boniments qui se débitent au début de toutes les guerres ; on sait que qu'en vaut l'aune. Mais ce qui est certain, c'est que la guerre est déclarée entre l'autocrate du nord et l'autocrate du pays du soleil levant [5].


Sources



Annotations

  1. Version orale du proverbe breton donnée par Déguignet  : « Laec'h ma stag ar c'haor, er red dei puri ». [Ref.↑ 1,0 1,1]
  2. Jay Gould, né Jason Gould, le 27 mai 1836 à Roxbury dans l'État de New York, et mort le 2 décembre 1892 à New York, est un homme d'affaires américain qui contribua à l’essor des chemins de fer aux États-Unis. Source Wikipedia. [Ref.↑]
  3. « Tonnerre de Brest » : expression populaire brestoise aujourd'hui connue grâce au personnage du capitaine Haddock dans « Les aventures de Tintin ». En fait, bien avant Hergé, la formule était déjà populaire grâce aux romans d'Ernest Capetan (1826-1868) dans lesquels les répliques du personnage du gabier Mahurec étaient souvent assorties d'un « Tonnerre de Brest ». À noter que l'origine du tonnerre de Brest a plusieurs explications possibles : était-ce le tir d'une batterie située sur l'île d'Ouessant en face du goulet de Brest pour donner l'alerte en cas de sortie de la flotte anglaise, ou alors le gros canon qui signalait l'évasion de forçats du bagne de Brest, ou la canonnade qui informait les habitants des manœuvres importantes de gros navires dans la rade, ou enfin le simple coup de canon qui annonçait chaque jour l'ouverture et la fermeture des portes de l'arsenal à 6 heures et à 19 heures aux pieds du château de Brest ? [Ref.↑]
  4. La papeterie d'Odet a été créée en 1822 par Nicolas Le Marié. C'est un Bolloré, Jean-René ancien chirurgien, qui prend sa succession en 1862-63. De 1881 à 1904 son fils René-Guillaume est aux commandes de l'entreprise qui comptait 110 ouvriers en 1860. [Ref.↑]
  5. Guerre russo-japonaise (1904-1905) : conflit résultant de la lutte pour le partage de la Manchourie et de la Corée. [Ref.↑]




Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Décembre 2021    Dernière modification : 10.01.2022    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]