Déguignet, Forum Approche Autodidacte
Un article de GrandTerrier.
Texte 10 : Brigitte DANCEL,
Université de Rouen
Jean-Marie Déguignet (1834-1905) ou " les apprentissages bricolés " d'un paysan Bas-Breton
En 1897 dans la région de Quimper, Anatole Le Braz, journaliste à La Revue de Paris, contacte Jean-Marie Déguignet âgé d'une soixantaine d'années qui vient d'écrire, en français, son histoire, celle d'un " paysan qui a fait du chemin, tandis que les autres restent sur place".
De cette première écriture ne subsistent que les articles parus fin 1904 et début 1905. Cette publication qui tarde à venir, met Déguignet en colère. Il réécrit alors sa vie dans 24 cahiers d'écolier, persuadé qu'il est l'objet d'un complot des " monarchisto-nationalisto- cléricofards-bretons". Tout Jean-Marie Déguignet est là :
- républicain appréciant le caractère séditieux de Ia Marseillaise, officiellement interdite et néanmoins chantée en 1859, quand les troupes partent pour la guerre en Italie, homme à l'horizon élargi par sa participation aux guerres du Second Empire en Crimée, en Italie en Kabylie et au Mexique,
- catholique méfiant â l'égard des prêtres et perdant finalement la foi lors d'un pèlerinage à Jérusalem en 1855, durant lequel Jésus lui apparaît comme " grand bandit de Nazareth " et Jean "quatrième menteur",
- Breton qui n'a de cesse d'apprendre à parler et écrire le français dont il use pour rédiger ses mémoires pour témoigner de la vie " de pauvres artisans, d'ouvriers et d'hommes de peine, comme on les appelle assez justement, car c'est eux, en effet, qui supportent les plus lourds fardeaux et endurent les plus réelles misères " mais aussi pour fustiger les " idées mesquines des pauvres Bretons " qui croient aux légendes et aux fables inventées par les prêtres.
Ce récit rédigé au soir d'une vie, permet d'approcher les apprentissages d'un autodidacte qui dépassent les simples savoirs premiers pour être capable de maîtriser le latin, discipline scolaire spécifique à l'ordre secondaire, les langues étrangères et diverses connaissances scientifiques. Si ce bricolage de toute une vie ne permet pas à Jean-Marie Déguignet de sortir de son milieu social et d'éviter une fin de vie misérable, il en fait cependant, un idéal de formation quand il écrit : " Oui, j'affirme que le premier venu peut avec un peu de goût et de volonté, apprendre toutes ces choses, et d'autres encore, sans doute, sans maître ni professeur, et sans qu'il en coûte un centime à personne, et ainsi serait instituée la gratuité de l'enseignement, enseignement volontaire et entièrement libre qui serait de charme et d'agrément, tandis que l'enseignement officiel ne procure aux enfants que l'ennui et le dégoût".
Les ultimes lignes de ces mémoires donnent la clé de ce savoir autodidacte acquis sans pouvoir le monnayer en termes de distinction sociale et sans doute sans souci de le faire. Même si sa formation religieuse initiale le conduit à citer L'Ecclésiaste attribué â Salomon (" Vanité des vanités, tout n'est que vanité"), il profite, une dernière fois de l'occasion pour stigmatiser les puissants, tel Salomon le " triple assassin " et pour assigner â l'humanité " le pouvoir et le vouloir de se transformer en véritables et bons êtres humains capables de se comprendre dans une vie sociale digne et heureuse". Sagesse de la vieillesse ? Sagesse obligée des humbles ? Sagesse qui a régi toute une vie?
Jean-Marie Déguignet meurt le 29 août 1905 ; neuf années plus tard, l'Europe s'engage dans la première guerre mondiale...