Campagne d'Algérie, JMD 1862-1865 - GrandTerrier

Campagne d'Algérie, JMD 1862-1865

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Sommaire


Autres lectures : « Jean-Marie Déguignet et sa campagne d'Algérie (1862-1865) » ¤ 


[modifier] 1 Collo : la bête du grand pic, le phare, le maire, accent et école arabe.

(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 266-270)

C'était la deuxième fois que j'avais l'honneur d'embarquer à Marseille [1]. Nous fûmes conduits à Stora, alors le port de Philippeville [2] où nous eûmes bien des misères à débarquer car le temps était mauvais. De Stora, nous allâmes à Philippeville où il y avait deux bataillons de notre régiment. L’autre bataillon, le troisième était disséminé entre Djidgilli et Collo [3]. Ce fut dans ce dernier, que je fus mis et encore dans la deuxième compagnie qui se trouvait justement à Collo [3]. Il me fallut donc reprendre encore le bateau pour aller rejoindre ma compagnie. Nous étions six, désignés pour la deuxième du trois, mais aucun de mes camarades de route ne se trouva avec moi. En arrivant à Collo [3], toute la compagnie vint nous chercher au port, capitaine en tête, car dans ce coin isolé, c'était [un] événement quand le courrier s'y arrêtait pour débarquer quelqu'un ou quelque chose.

Le capitaine de cette compagnie était un vieux à barbe grise, qui portait le nom du plus célèbre charlatan qu'il y eût alors en France, peut-être dans le monde entier, l'illustrissime Mangin [4]. Ce capitaine n'était pas charlatan comme son homonyme, mais il aurait pu l'accompagner car c'était un musicien, un violoniste mélomane. N'ayant rien à faire dans ce trou, il passait son temps à racler les cordes de son violon. Le lieutenant faisait de la pathologie et étudiait l'anatomie du cheval car il avait demandé à entrer dans la gendarmerie. Le sous-lieutenant était un ancien sergent-major passé officier après la campagne de Chine, à dix huit ans de service, aussi ignorant que mon sous-lieutenant du 26e, mais moins faquin, moins pitre et moins méchant à cause de son âge avancé sans doute. Le sergent-major était un pauvre bougre déjà à moitié tué par le climat [mot non lu], qui ne convenait pas à sa faible constitution. En fait, personne dans cette compagnie ne paraissait s'occuper de nous, je n'en fus pas fâché pour ma part, car, de cette façon personne ne s'était aperçu que j'avais été sous-officier.

N'ayant rien à faire là, j'allais me promener dans les environs, au bord de la mer où l'on voyait encore quelques ruines romaines, comme on en voit partout en Afrique. Souvent je m'arrêtais à considérer le grand pic [5], semblable à un volcan dont les pieds s'étendent sur deux cotés, jusqu'à la mer, car Collo se trouve sur un promontoire très étroit. Les Arabes disaient que tous ceux qui montaient au sommet de ce pic y restaient, ils étaient dévorés par une bête monstrueuse qui ne quittait jamais ce sommet. Plusieurs fois, j'avais manifesté le désir d'y monter, mais les camarades disaient que c'était bien dangereux. D'abord il était presque impossible d'arriver jusqu'au pied du pic à cause des précipices et [d’]une broussaille inextricable, et plus impossible encore probablement de monter au sommet, qui semblait uni comme un pain de sucre. Et puis qui sait [mot non lu], que cette bête monstrueuse dont parlent les Arabes n'existe pas là haut. « Oh, dis-je, pour les bêtes monstrueuses, fabuleuses ou mythologiques, celles-là ne me font pas peur. Des bêtes naturelles, il ne [doit] pas y avoir non plus ». Un jour, je demandai qui est-ce qui voulait venir avec moi jusque là-haut. Mais personne ne voulut. Alors je partis seul avec mon fusil, de l'eau-de-vie dans mon bidon, une petite gamelle, du sucre et du café dans ma besace. Un Arabe parlant un peu le français m'avait déjà indiqué par où je pourrais facilement atteindre le pied du pain de sucre, mais après il me dit que je ferais bien de ne pas aller plus loin. Je pensai : « je verrai quand je serai là ». J'atteignis donc facilement le pied du pain. Là, je m'arrête à considérer cette masse énorme qui d’en bas paraissait si petite. Après m'être reposé un instant, car je suais, je cherchai par où commencer l'ascension. J'avais mis mon fusil en bandoulière afin d'avoir les deux mains libres pour m'accrocher aux rochers, puis me voilà allant à droite, revenir à gauche, tournant de ci, de là, montant toujours cependant. Et au bout d'un quart d'heure à peu près, j'arrivai au sommet qui était assez large pour y bâtir un château. Je ne vis point de bête fantastique ni autres, mais il faisait joliment froid. Ayant ramassé du bois mort au pied du pain, que j'avais mis dans ma besace, je m'empressai d'allumer du feu dans un trou de rocher sur lequel je mis la gamelle dans laquelle je jetai pêle-mêle l'eau-de-vie avec de l'eau, sucre et café et quand tout fut chaud, je l'avalai tel et me mis en devoir de descendre car je sentais le froid me saisir. Quand je fus au pied, je restai là un moment fumer ma cigarette. Je fus de retour au camp à l'heure de la soupe. Alors tout le monde me demandait ce que j'avais vu là-haut. Ils savaient que j'avais été au sommet puisqu'ils avaient vu la fumée de mon feu. En ce moment là, les Arabes, me disaient-[ils], poussèrent des cris de terreur, voyant la fumée sur ce sommet où aucun être humain ne pouvait aller. J'aurais pu certes, à l'exemple de tant de farceurs, menteurs et imposteurs, raconter bien des choses incroyables à tous ces gens puisque je venais d'un endroit d'où selon les Arabes personne n'était jamais revenu, et un endroit fabuleux, mais je n'ai jamais pu raconter les choses que telles que je les ai vues. N'ayant rien vu là haut que des rochers nus, je ne pouvais pas dire que j'avais vu autre chose, seulement ils firent les étonnés quand je disais qu'il y faisait joliment froid. J'aurais pu leur en donner l'explication scientifique de ce phénomène météorologique comme j'en avais déjà donné là-bas sur les Apennins et sur le Mont-Cenis, mais je connaissais trop bien l'inutilité et même le danger de parler science à des ignorants.

 

Nous allions aussi quelquefois la nuit à la chasse aux sangliers dans une forêt appelée la forêt des singes [6], mais dans laquelle vivaient tous les fauves de l'Afrique depuis le roi le lion, jusqu'au chacal. Les officiers nous permettaient cette chasse car ils en profitaient large-ment en prenant toujours les meilleurs morceaux. Une nuit nous étions allés une demi douzaine. Mais à peine étions-nous mis à l'affût au bord d'une clairière où les sangliers avaient l'habitude de venir manger des oignons sauvages, qu'un formidable rugissement de lion se fit entendre non loin de nous. Aussitôt la panique saisit mes cama-rades qui se mirent à détaler à toutes jambes. Je partis aussi, mais mes camarades étaient déjà loin. Je marchais lentement en regardant tout autour de moi. Tout à coup, j'aperçois à dix mètres sur ma gauche les deux yeux comme deux chandelles du roi de la forêt. L'animal m'avait vu et s'était arrêté. Moi je ne m'arrêtai pas, je continuai à marcher lentement les yeux fixés sur la bête, tenant mon fusil des deux mains, prêt à faire feu et à croiser la baïonnette en cas d'attaque. Mais je ne voulais pas attaquer. J'avais entendu dire que le lion ne faisait jamais de mal à l'homme, à moins que celui-ci ne l'attaque le premier. Lorsque je fus à quelque distance, je vis l'animal continuer son chemin majestueusement à pas lents, en battant ses flancs de sa longue queue, ce qui voulait dire : « ne me cherche pas noise, si tu veux mon petit bonhomme, autrement je te croque ». Je pensai pourtant alors à ce fameux Gérard [7], le tueur de lions qui allait tout seul à la chasse de ces terribles fauves. Il en avait tué beaucoup, mais il finit par en être victime tout de même.

J'arrivai au camp longtemps après les autres. Ceux-ci croyaient que j'étais dévoré. Quand je leur avais conté l'aventure, quelques uns dirent que je devais être réellement un ensorceleur, et ils promirent de ne plus aller à la chasse aux sangliers.

À la pointe de Collo, il y avait un phare, j'y allais souvent faire des promenades. Il y avait là, comme gardien, un vieux marin décoré. Je causais souvent avec lui, car il avait fait aussi la Campagne de Crimée. Un jour, il me demanda si je voulais donner quelques leçons à sa fillette car lui ne savait ni lire, ni écrire et sa femme n'avait pas le temps où plutôt ne voulait pas s'occuper de ces soins ennuyeux. Je répondis au vieux marin que je viendrais volontiers donner quelques leçons à sa fillette mais que pour cela il me faudrait la permission du capitaine.

« Oh trôun de ler [8]! dit-il, des permissions vous en aurez autant que vous voudrez, votre capitaine et moi nous sommes des grands amis, nous sommes du même pays.

« - Et puis vous savez, dit-il, je suis le maire de Collo, moi » .

Il commanda à sa femme qui était son secrétaire de me donner un billet pour le capitaine Mangin [4]. Celui-ci, après avoir lu le billet, me dit que je pouvais aller au phare quand je voudrais, y rester autant que je voudrais, en un mot j'étais complètement libre.

Me voilà maître d'école, mais un pauvre maître car je n'avais aucune autorité sur mon élève, qui était très capricieuse et voulait faire à sa tête. Elle aimait mieux chanter et danser que de faire de la grammaire et de l'arithmétique ; ou, quand elle voyait un navire passer au loin, à prendre la grande lunette d'approche pour y dévisager les passagers qui s'y trouvaient. La mère du reste, qui connaissait sa fille, avait une bonne philosophie à son égard. Elle veut apprendre à chanter et à danser, qu'elle apprenne. On ne peut pas forcer les gens à apprendre ce qu'ils ne veulent pas. De même, quand elle saura danser et chanter, elle pourra un jour peut-être chanter et danser devant son buffet quand celui ci serait vide. Puis la mère se remettait à lire ses romans d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, romans dont elle raffolait. Le vieux marin passait son temps à défricher du terrain pour faire un jardin qu'il pouvait faire aussi grand qu'il voudrait, le terrain ne manquant pas. J'allais aussi piocher avec lui, ce qui me convenait beaucoup mieux que le métier de précepteur. Il y avait avec lui un journalier arabe qui parlait assez bien le français. Avec celui-là si le temps l'eut permis, j'aurais bien vite appris l'arabe, plus vite que mon élève aurait appris la grammaire française, d'autant plus facilement que l'accent arabe est le même que l'accent breton et que tous les mots de cette langue ont les mêmes terminaisons que les mots bretons. Mais, en revenant du phare, je trouvai un autre maître d'école assis sur l'herbe, celui-ci et ses élèves assis en rond autour de lui en tailleur breton. Ces élèves tenaient leurs cahiers sur les genoux sur lesquels ils écrivaient de droite à gauche sous la dictée du maître, en faisant craquer leurs plumes de roseaux. C'était l'école arabe, école de hameau sans doute, mais que j'estimais faite dans de meilleurs conditions que toutes nos écoles de français et autres. Car ce maître faisait son école partout, au soleil quand il faisait froid, à l'ombre quand il faisait trop chaud, au bord de la mer, dans le bois, sur le gazon et sur les rochers c'est-à-dire en liberté et en présence de la nature. Tandis que nos écoliers à nous sont renfermés, hiver comme été, dans des trous étroits, entourés de murailles où ils ne voient rien et n'apprennent rien que des mots et des phrases, aux moyens desquels ils de-viennent bacheliers, imbéciles et inutiles, nuisibles à eux-mêmes et plus encore à la société. Ce n'est pas en renfermant les oiseaux en cage qu'on leur apprend à voler et à se pourvoir de nourriture. Et comme pour se moquer du public, on appelle chez nous écoles libres celles qui sont les mieux fermées et qui ont les plus hautes murailles. Décréter l'instruction obligatoire dans ces conditions, comme on veut le faire aujourd'hui, c'est décréter la misère obligatoire pour beaucoup de malheureux ou le charlatanisme et le mensonge obligatoires pour beaucoup d'autres.

[modifier] 2 Constantine, Tébessa, La Calle : histoire de Cirtha, frontière tunisienne

(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 270-278)

Mais bientôt nous reçûmes l'ordre de quitter notre trop paisible garnison de Collo [3]. Nous allâmes à Constantine [9] où tout le régiment se trouva réuni cette fois, dans cette vieille cité des Numides, placée au sommet d'un rocher comme un nid d'aigle et dans laquelle les Français ne purent entrer que sept ans après la prise d'Alger [10]. C'était la fameuse Cirtha, la capitale de la Numidie qui en avait déjà vu bien des sièges et des cruautés. Ce fut là que Sophonisbe [11] fut empoisonnée par son fiancé Massinassa plutôt que de la livrer à Scipion qui la réclamait par droit de conquête [12]. Ce fut là que Marius prit par trahison le terrible Jugurtha [13] qu'il conduisit à Rome attaché à son char. Saluste [14], proconsul romain, ramassa là en très peu de temps une fortune colossale. Il fut accusé de concussion mais César qui s'y connaissait en concussion et qui avait reçu une bonne part de celle de Saluste, 1,200,000 francs [sic], fit acquitter celui-ci par les juges et Saluste vécut tout le reste de sa vie en homme vertueux et en grand écrivain au milieu de ses richesses volées. Un paysan du nom d'Alexandre Seu [15], donné pour roi de Numidie fut poursuivi et battu par les Romains. Il alla se réfugier à Cirtha, alors pour le prendre, les Romains furent obligés de faire le siège de la ville et finirent par la raser complètement. Ce fut après ça que Constantin, devenu empereur, la fit rebâtir et lui donna son nom [16]. Aujourd'hui, Constantine est composée de deux villes, la ville arabe et la ville française, car ces deux races, vivant depuis si longtemps sur le même terrain n'arrivent pas et n'arriveront jamais à se confondre.

Quelques temps après notre arrivée à Constantine, nous reçûmes un certain nombre d'hommes libérés des travaux et des compagnies de discipline ; parmi eux je reconnus un ancien caporal du 26e, un Breton aussi, des Côtes-du-Nord. Il venait de tirer deux ans de travaux forcés pour avoir cassé son fusil. Il était venu tout blanc de misère et de chagrin. [...] Nous devînmes bientôt deux amis, nous étions faits pour nous entendre, un Breton et un Lyonnais.

Cependant, les choses allèrent changer pour nous. Jusque là, nous n'avions encore rien vu de la vie du soldat d'Afrique, c'est-à-dire les marches dans les brousses, les rochers, les montagnes, les combats, la faim, la soif et les périls de chaque instant. Bientôt, nous allions connaître cette vie et pour longtemps.

Ce fut d'abord du côté de Tébessa que la révolte avait commencé. Toutes les troupes de la province furent réunies dans cette immense plaine de Tébessa, dont on a tant parlé plus tard au sujet des richesses qu'elle renferme en phosphate. Dès que toute l'armée fut réunie [17], nous partîmes du côté des tribus révoltées. Nous marchâmes pendant quinze jours en tous sens, jusqu'aux frontières de Tunisie où nos ennemis se retiraient quand ils se voyaient en danger. Cependant, plusieurs tribus se soumirent, et pour mieux prouver leur parfaite soumission, nous offrirent le fameux kouskoussou, le grand met national des Arabes, qui consiste en viande de chèvre cuite avec des grains d'orge concassés. Ce repas avait dû coûter cher à ces tribus : servir ainsi un grand repas à toute une division, sans compter le goum [18], c'est-à-dire à environ dix-mille bouches. Après ça, nous retournâmes à Tébessa par des marches en zigzag. Et après quelques jours de repos, nous repartîmes encore d'un autre côté. Nous fîmes ainsi plusieurs tournées de dix à quinze jours chaque fois, mais toujours nous retournions à Tébessa.

 

C'est en ce temps-là, et pendant qu'on séjournait aux environs de cette ville romaine que le général eut l'idée - ou qu'elle lui fut donné par quelque archéologue amateur - de nous faire fouiller un large monticule couvert de bois et de broussailles qui se trouvait à peu de distance de la ville, au bord de la voie romaine. On ne tarda pas à voir que ce monticule renfermait les ruines d'un palais magnifique car nous y trouvâmes de nombreuses colonnes de marbre, des statues brisées et quantité de belles mosaïques. Quand l'artiste disciplinaire se trouvait de travail avec moi, nous échangions là-bas des réflexions, en fouillant ces ruines. En artiste, mon ami pouvait admirer ces travaux des esclaves romains ; car, c'était là des œuvres des esclaves. Et maintenant, c'était encore en esclaves que nous travaillions pour découvrir à nos chefs ces belles œuvres exécutées par nos confrères romains, il y a deux mille ans. Ceux là, travaillaient sous le fouet et nous sous les cris, les injures, les insultes, et les menaces de salle de police, de prison et de bagne. Les coups de fouet guérissaient vite, les flétrissures de bagne, de compagnies de discipline, et autres tortures infligées aux esclaves modernes ne guérissent jamais. Nous ne parlions pas fort car le camarade avait peur d'attirer quelques observations baroques [19] et grossières de la part des galonnés, auxquels il n'aurait pu s'empêcher de répondre. Je suppose bien que les esclaves anciens devaient avoir le droit de gémir et de se plaindre sous les coups de fouet. Sous les coups d'injures, d'insultes et de menaces autrement terribles que les coups de fouet, les esclaves modernes doivent se taire sous peine de doubler, de tripler et de quintupler la punition. Ce que nous cherchions surtout après ces débris de colonnes, de statues et de mosaïques, c'était quelques inscriptions grecques ou romaines. Mon camarade voulait savoir si ce magnifique palais avait appartenu comme l'on disait, au fameux et immonde Caracalla [20] ainsi que semble indiquer du reste une des portes de la ville, en face même de ces ruines qui portait encore le nom de ce monstre. Mais d'inscription point. Les Vandales, ces iconoclastes qui voulaient anéantir partout les traces des peuples civilisés, avaient sans doute détruits ces inscriptions. Mais ces destructeurs ne purent abattre les aqueducs, les grandes murailles, ni détruire les immenses voies romaines. Un autre peuple civilisé a passé là depuis, le Maure, mais n'a laissé aucune trace de son passage et si la civilisation française venait à disparaître, ses traces disparaîtraient aussi en peu de temps ; mais les traces des Romains subsisteront toujours.

[...]

Nous avions laissé beaucoup de malades à La Calle, mais à Constantine il y en avait encore. Toutes les pestes ordinaires qui s'abattent sur les troupiers à la suite des guerres, fièvres, dysenterie, choléra, typhus et autres, tombèrent sur nous comme la vermine sur les gueux. [...]

[modifier] 3 Setif : terribles montagnards, combats à Takitount, deux pages manquantes

(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 278-283)

Quand nous descendîmes de la montagne à Constantine, nous trouvâmes le régiment prêt à repartir, pour Sétif [21] cette fois, du côté opposé à Tébessa, c'est-à-dire en face et tout près de la Grande Kabylie, près de ces terribles montagnards qui ne sont, dit-on, ni Maures ni Arabes, quoiqu'ils aident adopté l'islamisme, et qui ne furent jamais soumis par aucun des conquérants de l'Afrique Occidentale. De quelle race sont donc ces Kabyles, me demanda un jour mon ami, quand nous étions en route vers Sétif. Çà, répondis-je, personne ne doit le savoir, pas plus que personne ne sait et ne saura jamais de quelle race nous sommes, nous autres Bretons, sinon, comme les Kabyles que nous sommes de la race blanche. Mais d’où ces Bretons sont-ils descendus en Bretagne, qui parlent une langue qui n’a pas d’analogue au monde, à laquelle par conséquent on ne connaît ni père, ni mère, pas plus du reste qu’on ne lui connaît ni fils, ni filles ? Ces Bretons comme les Kabyles ne se sont jamais soumis à leurs vainqueurs qui les ont gouvernés et administrés. Ils n’ont rien gardé des Romains qui les ont si longtemps administrés, pas même un mot de leur langue ; ils ne veulent pas davantage en apprendre des Français qui les administrent depuis quatre cents ans. Bretons toujours, voilà leur cris. Tous les journaux bretons ordinaires rédigés par des curés portent en tête et en grosses lettres : « Doue e Va Bro » [22] (« Dieu et ma Bretagne »), et rien de plus. Ces races sont comme les fauves, elles ne veulent pas se laisser dompter par la raison, elles n’écoutent que les charlatans noirs et blancs qui leur promettent des choses incroyables et impossibles dans un autre monde.

Mais nous allions bientôt avoir affaire à ces farouches montagnards de la Kabylie. Déjà des colons français avaient été pillés, incendiés et assassinés et d’autres furent obligés d’abandonner leurs fermes et rentrer à Sétif. Les marabouts prêchaient partout la Guerre Sainte. Ils venaient de la Mecque consulter le grand prophète, lequel leur avait dit que l’heure était venue de chasser les infidèles. Ils n’avaient qu’à se soulever en masse et ces chiens de roumis [23] s’enfuiraient épouvantés se noyer dans la mer comme les pourceaux de Génésareth [24]. Et tous les Kabyles crurent leurs Marabouts et se soulevèrent pour pousser les roumis dans la mer ou les égorger dans les montagnes. Ils se croyaient si sûr de leur affaire qu’un grand caïd de Boussoda, ancien officier de tirailleur décoré et pensionné, partit un des premiers se mettre à la tête du mouvement après avoir attaché toutes ses décorations à la queue de son cheval.

Nous dûmes bientôt sortir de Sétif et aller camper sur une montagne en face des Kabyles pour les observer, mais nous n’étions pas en force pour aller les attaquer dans ces montagnes, ces gorges, ces défilés si dangereux. Il fallait attendre du renfort. Nous restâmes là en observation jusqu’au printemps. Sur notre droite, à quelques lieues, il y avait encore un poste d’observation, il y avait de l’infanterie et de la cavalerie. C’était Takétoun [25] où il y avait un fort ou blocaus [26]. Une nuit, un roumi vint nous avertir que la garnison de Takétoun venait d’être cernée par les Kabyles et déjà à moitié massacrée. Aussitôt, on nous fit décamper et au point du jour nous nous mîmes en route. Mais pour gagner Takétoun, il nous fallut descendre dans les gorges, dans des défilés longs et étroits où nous fûmes également bloqués car bientôt devant nous, sur la droite, sur la gauche et même derrière nous on ne voyait que des Kabyles qui, de tous côtés, poussaient des cris sauvages de triomphe car ils pensaient qu’ils allaient bientôt nous égorger tous. Nous ne pouvions marcher qu’en tiraillant à coups de baïonnettes et à coups de crosses. Heureusement pour nous, ces Kabyles n’étaient pas armés, ils n’avaient qu’un fusil pour trois ou quatre, et le prophète, qui avait promis son aide, n’était pas encore arrivé sans doute. Ceux qui n’avaient pas d’armes essayaient bien de nous lancer des pierres, mais ces Kabyles, quoique très forts et descendant peut-être de la même race sauvage de David, ils n’avaient pas la même force, ni la même adresse pour lancer les pierres que le vainqueur du géant Goliath. J’assistai ce jour là à une scène tragi-comique entre un Kabyle et un caporal de notre compagnie. Celui-ci avait couru sur le Kabyle pour l’éventrer de sa baïonnette, mais celui-ci avait paré le coup en saisissant la baïonnette et le bout du canon du fusil. Et les voilà tous deux à tirer et à pousser jusqu’à ce que le caporal vaincu par son adversaire dut lâcher son fusil et se sauver bien vite pour ne pas recevoir dans ses flancs sa propre baïonnette. Personne n’avait eu le temps de se porter au secours du pauvre caporal, chacun de nous ayant à se défendre contre plusieurs ennemis et ayant à chercher à éviter les rochers que ces nouveaux géants roulaient sur nous des crêtes des montagnes quoique avec moins de force et d’habileté que le père Eternel à Gabaon. Il est vrai que celui-ci jetait les siens du haut du ciel et comme la vitesse et la force d’un corps tombant suivant une progression mathématique, ces rochers célestes devaient tomber sur les Gabaonites avec une force incalculable [27]. Ce vieux Eternel Sabaoth prenait mieux l’intérêt de ses enfants que le Dieu de Mahomet pour les siens.

 

N’importe, malgré tant d’obstacles, et que nous n’avions rien mangé de la journée, nous pûmes arriver devant Takétoun à la nuit tombante pour nous y faire bloquer avec les malheureux bloqués de la veille, car aussitôt que nous fûmes arrêtés, un véritable cercle de fer et de feu s’était formé autour de nous et des projectiles tombaient sur nous de tous les côtés. Nous fîmes la soupe quand même, dont nos estomacs en avaient bien besoin. Mais ce fut au milieu d’un vacarme épouvantable de détonations et des cris de ces fauves Kabyles poussés dans toutes les langues. Malgré l’empressement que ces Kabyles mettaient à enlever leurs morts et leurs blessés, ce jour-là, ils durent nous abandonner plusieurs. Pendant qu’on attendait la soupe, on avait traîné deux au milieu du camp. L’un d’eux fut délivré immédiatement avec deux balles dans la tête, mais l’autre fut abandonné à la vengeance d’un artilleur, qui s’était amusé longtemps à lui labourer le corps avec ses éperons, puis ensuite à lui écraser la tête avec ses bottes jusqu’à ce qu’il fut réduit en bouillie. C’était horrible. Mais il vengeait, disait-il, les camarades dont plusieurs avaient été martyrisés la veille. Après la soupe, notre compagnie fut désignée pour aller occuper un poste avancé à six ou sept cent mètres en avant du camp, dans la position la plus périlleuse de toutes, d’autant plus périlleuse pour nous que nous ne savions pas où nous étions et ne connaissions rien de la topographie du lieu. Aussi nos deux officiers ne furent pas sans embarras. Ils tinrent bon cependant et même se montrèrent bien par respect pour leurs grades. Vers minuit nous fûmes assaillis par les Kabyles et presque cernés. Aux premiers coups de feu et aux cris sauvages des assaillants une panique se mit parmi les peureux qui se sauvèrent du côté du camp abandonnant leur sacs et même quelques-uns, leurs fusils. Mais le reste tint bon, et instantanément, sans commandement, nous nous formâmes en petit carré. Les fuyards ayant porté l’alarme dans le camp, notre commandant vint à notre aide avec la compagnie de voltigeurs et ramenant les fuyards. Alors nous prîmes l’offensive et parvînmes à rejeter les Kabyles de l’autre côté de la montagne. Alors le silence se fit de tous côtés, et les feux que les Kabyles avaient allumés partout étaient éteints. Au point du jour, on ne voyait plus un seul ennemi. Les Kabyles étaient allés se cacher dans les rochers de leurs montagnes. Nous avions perdu cinq hommes dont deux seulement furent retrouvés dans le ravin tout nus et le corps haché à coups de couteaux. Ce fut un peu en avant de cette position sur un monticule que les Kabyles avaient surpris la nuit précédente une autre compagnie de la garnison qui fut presque complètement massacrée. Plusieurs de ces malheureux qui tombèrent vivants entre les mains de ces fanatiques barbares durent subir le plus affreux martyre. De larges flaques de sang noirci marquaient encore les endroits où ils furent martyrisés. Un escadron de chasseurs, qui campait non loin de là, perdit aussi plusieurs hommes et dut entrer au fort en abandonnant son campement et des bagages. Nous restâmes là en attendant des renforts, qui ne tardèrent pas à arriver. Bientôt, tout un corps d'armée se trouvait réuni devant ces terribles montagnes des Bas Bords [28] qui était le refuge des Kabyles, et où ils se croyaient en sûreté contre toutes attaques. [...]

[...]

Vers huit heures du matin, voilà que les Kabyles se rassemblent encore, toujours au même point. On voyait leur masse grossir à vue d'oeil, des burnous [29] blancs et sales semblaient sortir de terre, des cavaliers se détachaient de la masse et venaient nous narguer à cent mètres en nous envoyant quelques projectiles en arrivant. N'ayant pas réussir la nuit, ils avaient pensé peut-être que le jour leur serait plus favorable. Mahomet dormait sans doute, quand ils l'appelèrent à minuit. La plupart des camarades dormant dans la maison du capitaine sont montés au fort avec le commandant des chasseurs, qui était aussi en ce moment notre commandant. Mon veux camarade et moi, nous étions assis devant la maison, causant et contemplant le spectacle que bous avions devant les yeux, et cherchant aussi à voir dans quelle direction pouvait être allée la colonne dont le chef, le général Desvaux [30] devait avoir un plan pour cerner ces Kabyles quelque part. Embêtés par ces cavaliers qui venaient presque sous nos yeux nous narguer et nous envoyer quelques projectiles en passant, nous allâmes prendre nos fusils et nos cartouches pour répondre à ces insolents. D'autres venaient après nous, et nous voilà partis ainsi, au commandement,t, en tirailleurs, marchant vers [le] ravin de l'autre côté ; ceux du 66e faisaient comme nous.


Notes :

  1. La première fois c'était pour la guerre de Crimée, en 1855. Cette fois J.-M. D. embarqua le 21 septembre 1862, il débarqua à Philippeville le 24. [Ref.↑]
  2. Philippevile : aujourd'hui Skikda. [Ref.↑]
  3. Collo : aujourd'hui El-Qoll. [Ref.↑ 3,0 3,1 3,2 3,3]
  4. Jean-Joseph Mongin : capitaine de la deuxième compagnie (Annuaire militaire, 1863, P. 314). [Ref.↑ 4,0 4,1]
  5. Ils'agit du Sidi Achour (540m) qui se trouve à deux kilomètres au nord-ouest de Collo. Il est ainsi nommé à cause du tombeau de Sidi Achour édifié près de son sommet. [Ref.↑]
  6. Il s'agit probablement de la forêt qui longe la côte vers Philippeville, à l'est de l'Oued Guebli qui se jette dans la baie de Collo. [Ref.↑]
  7. Jules Gérard (1817-1864) : cet officier français, surnommé « le tueur de lions », abattit 25 lions de 1844 à 1855. Il écrivit deux ouvrages : La Chasse au lion (1855) et Le Tueur de lions (1858). [Ref.↑]
  8. Interjection en occitan. [Ref.↑]
  9. Constantine : aujourd'hui Qacentina. [Ref.↑]
  10. Il fait référence à la prise d'Alger en 1830, Constantine ne fut effectivement prise qu'en octobre 1837. [Ref.↑]
  11. Fille du Cathaginois Asdrubal et épouse de Syphax, roi d'une peuplade voisine, les Massaessyles. Elle est surtout connu au travers de la pièce de Corneille qui porte son nom. [Ref.↑]
  12. La deuxième guerre punique avait opposé Scipion, alliée de Masinissa, à Carthage alliée de Syphax. Comme Masinissa lui annonça de la capture de son mari, Sophinisbe se suicida. [Ref.↑]
  13. Il s'agit du général C. Marius. Les guerres de Jugurtha (112-107 av. J.-C.) s'achevèrent par la victoire de Marius sur Jugurtha près de Cirtha. [Ref.↑]
  14. Auteur deu Bellum Jugurthinum. Il avait était nommé proconsul de d'Afrique en 46 av. J.-C. par César qui venait d'y défaire les pompéiens à Thapsus. [Ref.↑]
  15. A identifier avec Lucius Domicius Alexander, préfet du prétoire en Afrique, qui s'était intitulé Auguste en 308. [Ref.↑]
  16. Il fait allusions aux guerres civiles des années 310 dont Alexandre Seu vu une des victime et s'acheva par la victoire de Constantin. [Ref.↑]
  17. En mars 1864 (63e Régiment d'infanterie, extrait succinct du journal des Marches et Opérations militaires du Régiment depuis 1840, Service Historique de l'Armée de Terre, 4 M 60). [Ref.↑]
  18. Goum : « de l'arabe qaum (troupe). Durant la mobilisation, contingent militaire recruté en Agrique du Nord parmi la population indigène. » (Petit Rober). [Ref.↑]
  19. Baroque : lecture peu sure. [Ref.↑]
  20. Caracalla : empereur romain de 198 à 217. Les archives du génie confirment l’organisation de fouilles par l’armée française à Tbessa où plusieurs monuments sont attribués à Caracalla (SHAT, Archives du Génie, 1 H 878-886 et 1 H 179-181). [Ref.↑]
  21. Sétif : aujourd'hui Stif. [Ref.↑]
  22. « Doue e Va Bro » : « Dieu et mon pays ». Devise des catholiques bretons. [Ref.↑]
  23. Roumi : nom formé à partir de Roum (Romain), qui désigne un chrétien chez les musulmans. [Ref.↑]
  24. Pourceaux de Génésareth : À Génésareth, Jésus exorcisa un possédé en transférant ses démons à un troupeau de porcs : « Les esprits impurs supplièrent Jésus en disant : "Envoie-nous dans les porcs que nous entrions en eux". Il le leur permit. et ils sortirent, en,trèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer. » (La Bible, Marc, v, 1-13). [Ref.↑]
  25. Takitount : J. Molard, dans Historique du 63e régiment d'infanterie, 1672-1887 (Berger-Levraud, Paris, 1887, p. 194-197) mentionne une série de combats autour de ce point entre le 11 et le 28 avril 1865, notamment une attaque de nuit repoussée par les sentinelles. [Ref.↑]
  26. Blockhaus. [Ref.↑]
  27. Gabaon ou Guibeon : ville de Palestine. À propos de la victoire de Josué sur les rois du midi, cf la Bible, Josué, x, 1-43. Les Gabaonites avaient appelé Josué à leur aide. « [...] Le Seigneur lança des cieux contre eux de grosses pierres [...]. Plus nombreux furent ceux qui moururent par les pierres de grêle que ceux qui furent tués par l'épée des enfants d'Israël. » (La Bible, Josué, x. 11). [Ref.↑]
  28. « Avec l’aide de toutes les troupes disponibles de l’Algérie nous vînmes à bout de les cerner et de les prendre sur le sommet des Babords, en juin 1865, après bien des massacres de part et d’autre. » (« Résumé de ma vie »). [Ref.↑]
  29. Burnou : grand manteau en laine à capuchon porté en Afrique du Nord. [Ref.↑]
  30. Toussaint Desvaux (1810-1884) : général. « Desvaux commande Constantine de 1859 à 1864. Il est sous-gouverneur de l'Algérie sous Mac-Mahon en 1865. » Tulard (Jean) (sous la direction de), Dictionnaire du Second Empire, art. « Desvaux », p. 417. [Ref.↑]