Campagne d'Algérie, JMD 1862-1865
Un article de GrandTerrier.
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[modifier] 1 Collo : la bête du grand pic, le phare, le maire, accent et école arabe.
(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 266-270)
C'était la deuxième fois que j'avais l'honneur d'embarquer à Marseille Le capitaine de cette compagnie était un vieux à barbe grise, qui portait le nom du plus célèbre charlatan qu'il y eût alors en France, peut-être dans le monde entier, l'illustrissime Mangin N'ayant rien à faire là, j'allais me promener dans les environs, au bord de la mer où l'on voyait encore quelques ruines romaines, comme on en voit partout en Afrique. Souvent je m'arrêtais à considérer le grand pic |
Nous allions aussi quelquefois la nuit à la chasse aux sangliers dans une forêt appelée la forêt des singes J'arrivai au camp longtemps après les autres. Ceux-ci croyaient que j'étais dévoré. Quand je leur avais conté l'aventure, quelques uns dirent que je devais être réellement un ensorceleur, et ils promirent de ne plus aller à la chasse aux sangliers. À la pointe de Collo, il y avait un phare, j'y allais souvent faire des promenades. Il y avait là, comme gardien, un vieux marin décoré. Je causais souvent avec lui, car il avait fait aussi la Campagne de Crimée. Un jour, il me demanda si je voulais donner quelques leçons à sa fillette car lui ne savait ni lire, ni écrire et sa femme n'avait pas le temps où plutôt ne voulait pas s'occuper de ces soins ennuyeux. Je répondis au vieux marin que je viendrais volontiers donner quelques leçons à sa fillette mais que pour cela il me faudrait la permission du capitaine. « Oh trôun de ler « - Et puis vous savez, dit-il, je suis le maire de Collo, moi » . Il commanda à sa femme qui était son secrétaire de me donner un billet pour le capitaine Mangin Me voilà maître d'école, mais un pauvre maître car je n'avais aucune autorité sur mon élève, qui était très capricieuse et voulait faire à sa tête. Elle aimait mieux chanter et danser que de faire de la grammaire et de l'arithmétique ; ou, quand elle voyait un navire passer au loin, à prendre la grande lunette d'approche pour y dévisager les passagers qui s'y trouvaient. La mère du reste, qui connaissait sa fille, avait une bonne philosophie à son égard. Elle veut apprendre à chanter et à danser, qu'elle apprenne. On ne peut pas forcer les gens à apprendre ce qu'ils ne veulent pas. De même, quand elle saura danser et chanter, elle pourra un jour peut-être chanter et danser devant son buffet quand celui ci serait vide. Puis la mère se remettait à lire ses romans d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, romans dont elle raffolait. Le vieux marin passait son temps à défricher du terrain pour faire un jardin qu'il pouvait faire aussi grand qu'il voudrait, le terrain ne manquant pas. J'allais aussi piocher avec lui, ce qui me convenait beaucoup mieux que le métier de précepteur. Il y avait avec lui un journalier arabe qui parlait assez bien le français. Avec celui-là si le temps l'eut permis, j'aurais bien vite appris l'arabe, plus vite que mon élève aurait appris la grammaire française, d'autant plus facilement que l'accent arabe est le même que l'accent breton et que tous les mots de cette langue ont les mêmes terminaisons que les mots bretons. Mais, en revenant du phare, je trouvai un autre maître d'école assis sur l'herbe, celui-ci et ses élèves assis en rond autour de lui en tailleur breton. Ces élèves tenaient leurs cahiers sur les genoux sur lesquels ils écrivaient de droite à gauche sous la dictée du maître, en faisant craquer leurs plumes de roseaux. C'était l'école arabe, école de hameau sans doute, mais que j'estimais faite dans de meilleurs conditions que toutes nos écoles de français et autres. Car ce maître faisait son école partout, au soleil quand il faisait froid, à l'ombre quand il faisait trop chaud, au bord de la mer, dans le bois, sur le gazon et sur les rochers c'est-à-dire en liberté et en présence de la nature. Tandis que nos écoliers à nous sont renfermés, hiver comme été, dans des trous étroits, entourés de murailles où ils ne voient rien et n'apprennent rien que des mots et des phrases, aux moyens desquels ils de-viennent bacheliers, imbéciles et inutiles, nuisibles à eux-mêmes et plus encore à la société. Ce n'est pas en renfermant les oiseaux en cage qu'on leur apprend à voler et à se pourvoir de nourriture. Et comme pour se moquer du public, on appelle chez nous écoles libres celles qui sont les mieux fermées et qui ont les plus hautes murailles. Décréter l'instruction obligatoire dans ces conditions, comme on veut le faire aujourd'hui, c'est décréter la misère obligatoire pour beaucoup de malheureux ou le charlatanisme et le mensonge obligatoires pour beaucoup d'autres. |
[modifier] 2 Constantine, Tébessa, La Calle : histoire de Cirtha, frontière tunisienne
(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 270-278)
Mais bientôt nous reçûmes l'ordre de quitter notre trop paisible garnison de Collo Quelques temps après notre arrivée à Constantine, nous reçûmes un certain nombre d'hommes libérés des travaux et des compagnies de discipline ; parmi eux je reconnus un ancien caporal du 26e, un Breton aussi, des Côtes-du-Nord. Il venait de tirer deux ans de travaux forcés pour avoir cassé son fusil. Il était venu tout blanc de misère et de chagrin. [...] Nous devînmes bientôt deux amis, nous étions faits pour nous entendre, un Breton et un Lyonnais. Cependant, les choses allèrent changer pour nous. Jusque là, nous n'avions encore rien vu de la vie du soldat d'Afrique, c'est-à-dire les marches dans les brousses, les rochers, les montagnes, les combats, la faim, la soif et les périls de chaque instant. Bientôt, nous allions connaître cette vie et pour longtemps. Ce fut d'abord du côté de Tébessa que la révolte avait commencé. Toutes les troupes de la province furent réunies dans cette immense plaine de Tébessa, dont on a tant parlé plus tard au sujet des richesses qu'elle renferme en phosphate. Dès que toute l'armée fut réunie |
C'est en ce temps-là, et pendant qu'on séjournait aux environs de cette ville romaine que le général eut l'idée - ou qu'elle lui fut donné par quelque archéologue amateur - de nous faire fouiller un large monticule couvert de bois et de broussailles qui se trouvait à peu de distance de la ville, au bord de la voie romaine. On ne tarda pas à voir que ce monticule renfermait les ruines d'un palais magnifique car nous y trouvâmes de nombreuses colonnes de marbre, des statues brisées et quantité de belles mosaïques. Quand l'artiste disciplinaire se trouvait de travail avec moi, nous échangions là-bas des réflexions, en fouillant ces ruines. En artiste, mon ami pouvait admirer ces travaux des esclaves romains ; car, c'était là des œuvres des esclaves. Et maintenant, c'était encore en esclaves que nous travaillions pour découvrir à nos chefs ces belles œuvres exécutées par nos confrères romains, il y a deux mille ans. Ceux là, travaillaient sous le fouet et nous sous les cris, les injures, les insultes, et les menaces de salle de police, de prison et de bagne. Les coups de fouet guérissaient vite, les flétrissures de bagne, de compagnies de discipline, et autres tortures infligées aux esclaves modernes ne guérissent jamais. Nous ne parlions pas fort car le camarade avait peur d'attirer quelques observations baroques [...] Nous avions laissé beaucoup de malades à La Calle, mais à Constantine il y en avait encore. Toutes les pestes ordinaires qui s'abattent sur les troupiers à la suite des guerres, fièvres, dysenterie, choléra, typhus et autres, tombèrent sur nous comme la vermine sur les gueux. [...] |
[modifier] 3 Setif : terribles montagnards, combats à Takitount, deux pages manquantes
(Intégrale, Déguignet, manuscrits, p. 278-283)
Quand nous descendîmes de la montagne à Constantine, nous trouvâmes le régiment prêt à repartir, pour Sétif Mais nous allions bientôt avoir affaire à ces farouches montagnards de la Kabylie. Déjà des colons français avaient été pillés, incendiés et assassinés et d’autres furent obligés d’abandonner leurs fermes et rentrer à Sétif. Les marabouts prêchaient partout la Guerre Sainte. Ils venaient de la Mecque consulter le grand prophète, lequel leur avait dit que l’heure était venue de chasser les infidèles. Ils n’avaient qu’à se soulever en masse et ces chiens de roumis Nous dûmes bientôt sortir de Sétif et aller camper sur une montagne en face des Kabyles pour les observer, mais nous n’étions pas en force pour aller les attaquer dans ces montagnes, ces gorges, ces défilés si dangereux. Il fallait attendre du renfort. Nous restâmes là en observation jusqu’au printemps. Sur notre droite, à quelques lieues, il y avait encore un poste d’observation, il y avait de l’infanterie et de la cavalerie. C’était Takétoun |
N’importe, malgré tant d’obstacles, et que nous n’avions rien mangé de la journée, nous pûmes arriver devant Takétoun à la nuit tombante pour nous y faire bloquer avec les malheureux bloqués de la veille, car aussitôt que nous fûmes arrêtés, un véritable cercle de fer et de feu s’était formé autour de nous et des projectiles tombaient sur nous de tous les côtés. Nous fîmes la soupe quand même, dont nos estomacs en avaient bien besoin. Mais ce fut au milieu d’un vacarme épouvantable de détonations et des cris de ces fauves Kabyles poussés dans toutes les langues. Malgré l’empressement que ces Kabyles mettaient à enlever leurs morts et leurs blessés, ce jour-là, ils durent nous abandonner plusieurs. Pendant qu’on attendait la soupe, on avait traîné deux au milieu du camp. L’un d’eux fut délivré immédiatement avec deux balles dans la tête, mais l’autre fut abandonné à la vengeance d’un artilleur, qui s’était amusé longtemps à lui labourer le corps avec ses éperons, puis ensuite à lui écraser la tête avec ses bottes jusqu’à ce qu’il fut réduit en bouillie. C’était horrible. Mais il vengeait, disait-il, les camarades dont plusieurs avaient été martyrisés la veille. Après la soupe, notre compagnie fut désignée pour aller occuper un poste avancé à six ou sept cent mètres en avant du camp, dans la position la plus périlleuse de toutes, d’autant plus périlleuse pour nous que nous ne savions pas où nous étions et ne connaissions rien de la topographie du lieu. Aussi nos deux officiers ne furent pas sans embarras. Ils tinrent bon cependant et même se montrèrent bien par respect pour leurs grades. Vers minuit nous fûmes assaillis par les Kabyles et presque cernés. Aux premiers coups de feu et aux cris sauvages des assaillants une panique se mit parmi les peureux qui se sauvèrent du côté du camp abandonnant leur sacs et même quelques-uns, leurs fusils. Mais le reste tint bon, et instantanément, sans commandement, nous nous formâmes en petit carré. Les fuyards ayant porté l’alarme dans le camp, notre commandant vint à notre aide avec la compagnie de voltigeurs et ramenant les fuyards. Alors nous prîmes l’offensive et parvînmes à rejeter les Kabyles de l’autre côté de la montagne. Alors le silence se fit de tous côtés, et les feux que les Kabyles avaient allumés partout étaient éteints. Au point du jour, on ne voyait plus un seul ennemi. Les Kabyles étaient allés se cacher dans les rochers de leurs montagnes. Nous avions perdu cinq hommes dont deux seulement furent retrouvés dans le ravin tout nus et le corps haché à coups de couteaux. Ce fut un peu en avant de cette position sur un monticule que les Kabyles avaient surpris la nuit précédente une autre compagnie de la garnison qui fut presque complètement massacrée. Plusieurs de ces malheureux qui tombèrent vivants entre les mains de ces fanatiques barbares durent subir le plus affreux martyre. De larges flaques de sang noirci marquaient encore les endroits où ils furent martyrisés. Un escadron de chasseurs, qui campait non loin de là, perdit aussi plusieurs hommes et dut entrer au fort en abandonnant son campement et des bagages. Nous restâmes là en attendant des renforts, qui ne tardèrent pas à arriver. Bientôt, tout un corps d'armée se trouvait réuni devant ces terribles montagnes des Bas Bords [...] Vers huit heures du matin, voilà que les Kabyles se rassemblent encore, toujours au même point. On voyait leur masse grossir à vue d'oeil, des burnous |
Notes :
- La première fois c'était pour la guerre de Crimée, en 1855. Cette fois J.-M. D. embarqua le 21 septembre 1862, il débarqua à Philippeville le 24. [Ref.↑]
- Philippevile : aujourd'hui Skikda. [Ref.↑]
- Collo : aujourd'hui El-Qoll. [Ref.↑ 3,0 3,1 3,2 3,3]
- Jean-Joseph Mongin : capitaine de la deuxième compagnie (Annuaire militaire, 1863, P. 314). [Ref.↑ 4,0 4,1]
- Ils'agit du Sidi Achour (540m) qui se trouve à deux kilomètres au nord-ouest de Collo. Il est ainsi nommé à cause du tombeau de Sidi Achour édifié près de son sommet. [Ref.↑]
- Il s'agit probablement de la forêt qui longe la côte vers Philippeville, à l'est de l'Oued Guebli qui se jette dans la baie de Collo. [Ref.↑]
- Jules Gérard (1817-1864) : cet officier français, surnommé « le tueur de lions », abattit 25 lions de 1844 à 1855. Il écrivit deux ouvrages : La Chasse au lion (1855) et Le Tueur de lions (1858). [Ref.↑]
- Interjection en occitan. [Ref.↑]
- Constantine : aujourd'hui Qacentina. [Ref.↑]
- Il fait référence à la prise d'Alger en 1830, Constantine ne fut effectivement prise qu'en octobre 1837. [Ref.↑]
- Fille du Cathaginois Asdrubal et épouse de Syphax, roi d'une peuplade voisine, les Massaessyles. Elle est surtout connu au travers de la pièce de Corneille qui porte son nom. [Ref.↑]
- La deuxième guerre punique avait opposé Scipion, alliée de Masinissa, à Carthage alliée de Syphax. Comme Masinissa lui annonça de la capture de son mari, Sophinisbe se suicida. [Ref.↑]
- Il s'agit du général C. Marius. Les guerres de Jugurtha (112-107 av. J.-C.) s'achevèrent par la victoire de Marius sur Jugurtha près de Cirtha. [Ref.↑]
- Auteur deu Bellum Jugurthinum. Il avait était nommé proconsul de d'Afrique en 46 av. J.-C. par César qui venait d'y défaire les pompéiens à Thapsus. [Ref.↑]
- A identifier avec Lucius Domicius Alexander, préfet du prétoire en Afrique, qui s'était intitulé Auguste en 308. [Ref.↑]
- Il fait allusions aux guerres civiles des années 310 dont Alexandre Seu vu une des victime et s'acheva par la victoire de Constantin. [Ref.↑]
- En mars 1864 (63e Régiment d'infanterie, extrait succinct du journal des Marches et Opérations militaires du Régiment depuis 1840, Service Historique de l'Armée de Terre, 4 M 60). [Ref.↑]
- Goum : « de l'arabe qaum (troupe). Durant la mobilisation, contingent militaire recruté en Agrique du Nord parmi la population indigène. » (Petit Rober). [Ref.↑]
- Baroque : lecture peu sure. [Ref.↑]
- Caracalla : empereur romain de 198 à 217. Les archives du génie confirment l’organisation de fouilles par l’armée française à Tbessa où plusieurs monuments sont attribués à Caracalla (SHAT, Archives du Génie, 1 H 878-886 et 1 H 179-181). [Ref.↑]
- Sétif : aujourd'hui Stif. [Ref.↑]
- « Doue e Va Bro » : « Dieu et mon pays ». Devise des catholiques bretons. [Ref.↑]
- Roumi : nom formé à partir de Roum (Romain), qui désigne un chrétien chez les musulmans. [Ref.↑]
- Pourceaux de Génésareth : À Génésareth, Jésus exorcisa un possédé en transférant ses démons à un troupeau de porcs : « Les esprits impurs supplièrent Jésus en disant : "Envoie-nous dans les porcs que nous entrions en eux". Il le leur permit. et ils sortirent, en,trèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer. » (La Bible, Marc, v, 1-13). [Ref.↑]
- Takitount : J. Molard, dans Historique du 63e régiment d'infanterie, 1672-1887 (Berger-Levraud, Paris, 1887, p. 194-197) mentionne une série de combats autour de ce point entre le 11 et le 28 avril 1865, notamment une attaque de nuit repoussée par les sentinelles. [Ref.↑]
- Blockhaus. [Ref.↑]
- Gabaon ou Guibeon : ville de Palestine. À propos de la victoire de Josué sur les rois du midi, cf la Bible, Josué, x, 1-43. Les Gabaonites avaient appelé Josué à leur aide. « [...] Le Seigneur lança des cieux contre eux de grosses pierres [...]. Plus nombreux furent ceux qui moururent par les pierres de grêle que ceux qui furent tués par l'épée des enfants d'Israël. » (La Bible, Josué, x. 11). [Ref.↑]
- « Avec l’aide de toutes les troupes disponibles de l’Algérie nous vînmes à bout de les cerner et de les prendre sur le sommet des Babords, en juin 1865, après bien des massacres de part et d’autre. » (« Résumé de ma vie »). [Ref.↑]
- Burnou : grand manteau en laine à capuchon porté en Afrique du Nord. [Ref.↑]
- Toussaint Desvaux (1810-1884) : général. « Desvaux commande Constantine de 1859 à 1864. Il est sous-gouverneur de l'Algérie sous Mac-Mahon en 1865. » Tulard (Jean) (sous la direction de), Dictionnaire du Second Empire, art. « Desvaux », p. 417. [Ref.↑]