Article du "Télégramme" :Les chiffonniers - GrandTerrier

Article du "Télégramme" :Les chiffonniers

Un article de GrandTerrier.

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Sommaire

[modifier] L'âge d'or des chiffonniers

-Dans les familles paysannes du centre de la Bretagne, au sol aride, le ramassage des chiffons procurait un revenu d'appoint. La paroisse de La Feuillée constituait même, en quelque sorte, la capitale du chiffon. -La langue bretonne les désigne sous le nom de pilhaouer. On les appelle pilhotour dans la région de Vannes et pillotou dans le pays gallo. Maints contes et complaintes illustrent leur mémoire. Durant trois siècles, les chiffonniers ont arpenté nos routes. Souvent assimilés aux mendiants, les chiffonniers ne reçoivent pas toujours bon accueil dans les maisons. Avec leur sac sur le dos, ils inspirent la méfiance des femmes seules et terrorisent les enfants. Dans une chanson composée en 1836, où il conte en breton sur un air de gavotte les doléances de l'infortunée Marivonnig, épouse d'un pilhaouer ivrogne et nauséabond que l'Ankou (la mort) tarde à venir chercher, le recteur de Loqueffret a, du reste, parfaitement illustré cet aspect négatif. -Matière première de la pâte à papier, les chiffons n'en représentent pas moins un secteur important de l'économie bretonne en ces temps anciens. -De La Roche-Derrien à Vannes en passant par La Trinité-Porhoët et les monts d'Arrée, depuis plus de deux cents ans, on les voit passer régulièrement ces chineurs, à mi-chemin entre les gueux et les commerçants ambulants. « Des chiffons pour le chiffonnier ! », claironnent-ils à tue-tête de leur charrette ou carrément à cheval. Si leur image est peu reluisante, le métier en revanche nourrit bien son homme. La Bretagne compte alors 66 moulins à papier essentiellement localisés au nord d'une ligne allant de Plouay à Fougères.

[modifier] Des hommes pleins de feu

-Au pied de la montagne, la paroisse de La Feuillée, où vivote une population miséreuse sur une terre ingrate, constitue en quelque sorte la capitale du chiffon. Comment cette bourgade de la Bretagne profonde, éloignée des villes, est-elle parvenue à sortir de son splendide isolement au point de hisser son « pilhoua mont da bilhoua », au rang de spécialité régionale ? Quelle grâce a donc touché spécifiquement ses pilhaouers, leur permettant de conquérir une célébrité quasi nationale ? -Dans le récit de son « Voyage en Finistère », datant de 1794, le Lorientais Jacques Cambry avance une explication. Selon lui, l'industrie du chiffon a « suppléé l'aridité du sol ». Le caractère imagé et pertinent qu'il dépeint des habitants de La Feuillée aurait en outre développé leur disposition naturelle pour le commerce. L'écrivain s'attendait à voir des rustres, une sorte de « loups des montagnes » confinés dans une ignorance totale. En définitive, il a trouvé des hommes pleins de « vivacité et de feu », s'exprimant plus aisément dans la langue française que la majorité des paysans bretons et « pouvant soutenir le parallèle avec les plus rusés et les plus instruits d'entre eux ». Des hommes courageux de surcroît. Sur les routes dès l'aube, ils « courent à leurs spéculations et ne rentrent chez eux qu'après dix ou quinze jours de route ». A charge, bien entendu, pour les femmes, de subvenir aux besoins quotidiens.

[modifier] Face à la concurrence

-L'âpreté au gain des pilhaouers les conduit parfois à marcher, sans scrupule, sur les platesbandes de leurs collègues voisins. -Aux personnes qui s'étonnent de voir de nouvelles têtes, ils répondent par des subterfuges ou des faux-fuyants. Doués d'un sens commercial hors du commun pour la région, ces coureurs de grands chemins se distinguent également par leur goût de l'aventure. Cependant, ils ne sont pas seuls sur le marché. La concurrence vient aussi et surtout de Normandie et de Saintonge (en Charente) où l'offre, semble-t-il, est inférieure à la demande. Quand ils ne font pas l'objet de trocs, les chiffons sont achetés au poids à l'état brut, si l'on peut dire, puis triés et classés en fonction de la qualité. Le haut de gamme est expédié principalement vers Angoulême où se fabrique un papier supérieur. Les moulins à papier bretons se partagent le toutvenant. -A l'approche du XIX e siècle, la consommation annuelle de chiffons dans le Finistère est l'ordre de 230 tonnes. Dans les Côtes-du-Nord, elle atteint le double, la majeure partie se répartissant entre Saint-Brieuc, Plessala, Plouha, Plounévez-Moëdec et Belle-Isle-en-Terre. Sous des dehors économiques somme toute légitimes se cachent néanmoins des pratiques qui, elles, sont parfaitement illicites. C'est ainsi qu'en 1733, le roi est amené à prendre des mesures interdisant l'entrepôt et la circulation des chiffons au-delà d'une bande de quatre lieues au large des côtes, afin de mettre un terme aux exportations frauduleuses notamment vers la Hollande et l'Angleterre par les ports de Brest, Morlaix, Landerneau et Saint-Brieuc.

[modifier] Une baisse de la production

-Un nouvel édit sera promulgué trente-huit ans plus tard concernant cette fois la construction et le maintien des moulins à papier en dehors de cette zone littorale. Sans plus de succès hélas. La persistance du trafic inquiète particulièrement les industriels au lendemain de la Révolution. Dans une lettre en date du 29 thermidor de l'an 10 (1800), les patrons de moulins de Pleyber-Christ, Plourin, Saint-Thégonnec et Taulé signalent qu'en l'espace de dix ans, la quantité de chiffons en provenance du Finistère a chuté de 70.000 quintaux entraînant du même coup une baisse importante de leur production. Au regard du préjudice causé à l'économie du pays, en 1811 le sous-préfet de Morlaix juge la situation préoccupante . -Aux difficultés d'approvisionnement de chiffons, s'ajoutent les contraintes liées aux nuisances qu'ils génèrent. Intermédiaires entre les pilhaouers et les moulins à papier, les entrepôts, dont toutes les grandes villes sont pourvues, suscitent nombre de récriminations. Exemple à Brest où le voisin d'un magasin de haillons, situé rue de Siam, se plaint des « miasmes dangereux » auxquels sont exposés les habitants du quartier. D'où la nécessité de légiférer en la matière. -En 1815, une ordonnance royale impose aux préfets de procéder à des enquêtes de « commodo » et « incommodo » avant d'autoriser l'implantation d'établissements de ce type classés insalubres. Le problème est que ceux-ci revêtent une importance vitale et constituent de véritables industries.

[modifier] Enjeu économique et social

-Vers le milieu du XIX e siècle, ils emploient une cinquantaine de personnes à Morlaix, près de cent à Brest et plus de trois cents à Saint-Brieuc. -Enjeu économique donc, mais aussi social. Ainsi à Lanfains, près de Quintin, où une notice sur la paroisse établie par le recteur en 1864, mentionne que la classe des chiffonniers compte à elle seule de 700 à 800 hommes. Sitôt après la première communion, les garçons endossent le sac et commencent à battre le pays. En somme une véritable vocation.

Claude Péridy

Copyright © Le Télégramme 30-janv.-05