A. Entrée dans la guerre
Pages 229 à 231 de l'Intégrale des « Mémoires du paysan bas breton » parue en 2001.
Nous étions au commencement du printemps de 1859, et des bruits de guerre couraient depuis quelques temps. Déjà les Italiens étaient, disait-on, aux prises avec les Autrichiens, et cela presque sur nos frontières. C'était une belle occasion pour le sire de Badinguet [2] , qui ne pouvait vivre et régner que par la force et le prestige de son armée, qu'on appelait la meilleure du monde, puisque nous avions vaincu la grande armée du tsar Nicolas devant laquelle le vainqueur des Pyramides fut obligé de battre en retraite.
Par ces bruits de guerre, nous fûmes encore envahis par une autre bande de charlatans, ceux-ci patentés et garantis par le gouvernement : c'était les jésuites, qui venaient nous offrir des chapelets, des petits livres de prière et de cantiques appropriés pour la circonstance, et des scapulaires [3] qui garantissaient les soldats des balles et des boulets. Ils venaient tous les soirs dans la chapelle du fort chanter des cantiques et confesser les soldats catholiques, afin qu'ils allassent avec une conscience pure devant l'ennemi, qui triplait leur force ; et au cas où ils seraient tués, malgré le scapulaire [3] protecteur, le chemin du paradis s'ouvrirait immédiatement devant deux, et ils entreraient en triomphe au beau séjour de gloire et de félicités éternelles.
Un soir, j'étais allé voir cette comédie. Lorsque les confessions et les cantiques furent terminés, un de « ces pères » nous fit un sermon sur les guerriers chrétiens. Cependant il devait être embarrassé là, puisque nous allions faire la guerre aux chrétiens, et mieux encore au chef de la chrétienté, au grand vicaire de Jésus-Christ, le confrère en carbonari, et le compère de notre « Magnanime Empereur », qui devait y perdre toute sa puissance temporelle. Cependant, le malin jésuite connaissait les choses mieux que nous, car il annonça à la fin que nous ne tarderions pas à partir. Et voila que le soir même, à l'appel, on nous prévient que le quartier serait consigné le lendemain matin, et qu'il nous fallait préparer nos effets de parade, tuniques, shakos et autres effets inutiles en campagne, pour être versés au magasin.
Ah ! quels cris de joie et d'allégresse accueillent cette annonce, des cris de : « Vive l'Italie ! », « Vive la France ! ». Et les discussions et les commentaires tout en emballant les effets inutiles ou jetant les bibelots encombrants, il fallait entendre cela ! Si Jules Radu [4] eût été là encore, à écouter ces discussions sur l'Italie, son histoire et sa position géographique, il se serait dit : je leur ai vendu un livre sur lequel il n'y a rien, mais réellement ils en auraient d'un qui leur apprendrait au moins que l'Italie n'est pas en Afrique, et que Waterloo, quoique rimant avec Marengo, n'est pas en Lombardie, et que le général Kléber ne fut pas vainqueur des Autrichiens à Alexandrie, et de centaines d'autres sottises qui se disaient là au sujet de l'Italie. Cependant, on ne nous avait pas dit quel jour, ni à quelle heure nous partions, ce ne fut que le lendemain à onze heures, qu'on nous avertit de nous tenir prêts à partir à trois heures du soir. Encore, on ne nous dit pas où nous allions : faire une étape, ou prendre le train ? Nous n'avions pas l'habitude de prendre le train en ce temps-là.
N'importe, à trois heures nous étions sac au dos, et un quart d'heure après, nous marchions vers Paris, au milieu d'une foule de gens qui bordaient les deux côtés de la route, criant : « Vive l'Italie ! », « Vive la France ! », « Vive le 26e de ligne ! », agitant leur mouchoir, leurs chapeaux, des branches d'arbfres, des fleurs ; ...
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A. Entrée dans la guerre
Pages 623 à 631 de la Revue de Paris de février 1905. XIV LA GUERRE D’ITALIE
Au commencement de 1859 aussi, il était beaucoup question de guerre. Le caporal dont j’ai parlé, l’ex-sergent-major, qui était presque un savant, s’intéressait aux choses de la politique. Il était riche de chez lui et allait souvent dans les grands cafés, où il voyait les journaux. Celui-là m’assurait, vers le milieu du mois de mars, que la guerre était imminente entre l’Autriche et le Piémont, et que la France ne pouvait manquer d’intervenir en faveur du Piémont, notre allié, qui nous avait donné un bon coup de main en Crimée. Dans les premiers jours d’avril, toute l’armée de Paris était convoquée au Champ de Mars pour une grande revue de l’empereur ; on disait que c’était la revue de départ.
Notre régiment était alors au fort d’Ivry. Il y avait là un aumônier, qui invitait les soldats catholiques à faire leurs Pâques. Je n’avais pas encore renoncé à la religion, quoique les charlataneries que j’avais vues à Jérusalem m’en eussent presque dégoûté. Cet aumônier, qui avait l’air d’un vieux bonhomme, avait sa chapelle dans une casemate, au fond du fort.
Un soir après la soupe, j’allai me promener de ce côté ; je voyais beaucoup de soldats entrer et sortir de la chapelle. J’entrai aussi, avec un sentiment partagé entre la piété et la curiosité : plus de curiosité que de piété, je crois. Je pris un livre et me cachai dans un coin, et lorsque tout le monde fut parti, j’entrai dans le confessionnal. Je racontai brièvement mon histoire et mon voyage à Jérusalem, où j’avais vu les choses tout au contraire des pèlerins.
L’aumônier commença par me taxer d’impiété ; il me dit que je n’avais pas le sens commun, que j’étais possédé par le démon de l’orgueil et de la vanité, que de plus grands esprits que moi avaient vu Jérusalem et y avaient vu les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être suivant l’esprit des Écritures. Puis il me noya sous un déluge de phraséologie, et finit par me dire que nous allions bientôt partir pour la guerre, que l’homme était mortel et que, sur le champ de bataille, cette mort pouvait arriver instantanément, sans vous donner le temps de confesser vos péchés et de demander pardon à Dieu, et qu’au lieu de recevoir une mort on en recevrait deux : la mort du corps et la mort de l’âme ; il fallait donc se tenir toujours prêt si l’on voulait sauver au moins cette âme, et que d’abord, pour être bon soldat et bon patriote, il fallait commencer par être bon chrétien. Et sans me laisser faire aucune observation, il me dit : « Je vois, mon ami, que vous avez du repentir, que le démon de l’orgueil vous abandonne enfin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous donne l’absolution ; allez et que Dieu soit avec vous. »
Si M. l’aumônier ne m’avait pas entièrement convaincu de l’efficacité et de la nécessité du christianisme sur les champs de bataille, — puisque l’Évangile défend absolument de verser le sang, — du moins il m’apprenait ce que je tenais le plus à savoir : c’était que nous allions bientôt partir pour l’Italie. Et en effet, quelques jours après, on vint nous dire, un matin, de tenir nos tuniques et nos shakos prêts à être versés au magasin, que le bataillon allait partir le soir même pour la gare de Lyon. Une immense exclamation de joie retentit dans toutes les chambrées. Chacun s’empressa de préparer sa tunique et son shako pour le magasin, puis de faire son sac en jetant de côté tous les chiffons, brosses et bibelots superflus, inutiles pour le soldat en campagne.
À deux heures environ, nous quittions le fort d’Ivry, musique en tête, jouant la Marseillaise. Une multitude de Parisiens venus jusqu’à la porte du fort suivait, sur les flancs de la colonne, en chantant la Marseillaise ou le Chant du Départ. Le long de la route, des enfants, des femmes et des vieillards nous jetaient des fleurs par-dessus la tête, d’autres suivaient la colonne avec des branches de laurier ; il y en avait qui avaient arraché des plants tout entiers qu’ils portaient avec peine ; des vieux, marchant avec des bâtons et des béquilles, et portant fièrement la médaille de Sainte-Hélène, brandissaient leurs chapeaux ou leurs mouchoirs au bout de leurs béquilles en criant de toute la force de leurs poumons : Vive l’empereur ! Vive la jeune armée d’Italie ! Courage, les enfants ! vous allez cueillir de nouveaux lauriers où vos pères en ont déjà cueilli ! Tous ces gens avaient des larmes de joie dans les yeux et moi j’en avais autant. Nous eûmes mille peines à traverser les flots humains qui se trouvaient depuis la barrière de Fontainebleau jusqu’à la gare de Lyon ; ils allaient toujours s’épaississant, et les cris, les chapeaux, les mouchoirs de plus en plus en plus frémissants.
Nous finîmes par arriver à la gare où les wagons nous attendaient. En moins d’un quart d’heure, nous y étions installés, pressés à peu près comme des sardines. Bientôt le coup de sifflet se fit entendre et nous voilà en marche. Mais, quelques instants après le train s’arrêta et on cria : Tout le monde à terre et sac au dos ! Une fois tout le monde à terre, on fit par le flanc droit et nous marchâmes vers une gare où je vis bientôt Melun. Nous traversâmes la gare et nous entrâmes en ville.
On nous conduisit dans un vieux couvent qui servait de caserne. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Nous nous croyions en route pour l’Italie et voilà qu’on nous débarquait à quelques lieues de Paris ! Tout le monde demandait pourquoi, mais personne ne pouvait répondre. Le lendemain, cependant, mon collègue, l’ex-sergent-major, m’expliqua la chose. Notre tour n’était pas encore venu. La garde impériale devait partir avant nous. Seulement, on avait voulu faire sur nous un essai, pour savoir en combien de temps un bataillon, surpris inopinément, pouvait être embarqué en chemin de fer. L’explication me parut assez plausible.
Quoi qu’il en soit, beaucoup de soldats n’étaient pas fâchés de ce temps d’arrêt qui leur donnerait le temps d’écrire et d’adresser un dernier adieu à leurs parents, de leur demander quelques sous s’il y en avait, pour boire encore quelques bouteilles et quelques petits verres à la santé des amis et de la France qu’on ne reverrait peut-être plus. Il y en eut plus d’un, certes, qui ne les a pas revus, ni ses parents ni la France. Moi, qui n’avais plus de parents à qui écrire ni d’argent à demander à personne, j’allai chez un libraire chercher une petite grammaire française et italienne que je pourrais mettre dans ma poche. Je fus servi à souhait pour un franc cinquante centimes. J’étais plus heureux de mon acquisition que ceux qui recevaient de chez eux des trente et des cinquante francs, qui furent dépensés en bamboche. Moi, je me mis à étudier ma petite grammaire et je vis bientôt que la langue italienne était plus facile à apprendre que la langue française. En effet, les mots de cette langue n’ont en tout que quatre terminaisons : o pour le masculin singulier, i pour le pluriel, a pour le féminin singulier et e pour le pluriel. C’est une langue entre le latin et le français. Je comptais bien en apprendre assez du moins pour dire bonjour, demander de l’eau et du pain en arrivant en Italie.
Les régiments de la garde ne tardèrent pas à partir. Tous les jours et même toutes les nuits, on voyait passer des trains d’une longueur inusitée. On entendait des cris et des chants, et l’on voyait voler des bouteilles vides à travers les portières, dans les talus de la voie, lesquels ont dû être, pendant cette période, remplis de bouteilles depuis Paris jusqu’à Marseille. Enfin notre tour vint de reprendre notre marche, si joyeusement commencée. Le 15 mai, si je ne me trompe, nous remontions dans le train qui nous conduisit cette fois jusqu’à Aix-en-Provence, sans s’arrêter, sinon dans quelques grandes gares pour laisser passer d’autres trains qui allaient plus vite que le nôtre.
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B. Arrivée en Italie
Pages 232 à 250 de l'Intégrale des « Mémoires du paysan bas breton » parue en 2001.
Arrivés à Toulon, nous n'eûmes que le temps de secouer la poussière de nos capotes et de casser une croûte, qu'il nous fallait encore embarquer, mais sur l'eau cette fois. Cependant, avant d'embarquer, nous eûmes le temps de connaître le général de division qui allait nous commander là-bas. C'était le général Uhlrich. Il nous fit un discours dans lequel il y avait un peu de tout : de l'histoire ancienne, de l'histoire moderne des armes perfectionnées, des légions, de la géographie et même de la météorologie, car il expliquait comment il nous fallait nous prémunir des brusques variations de la température que nous allions supporter. Puis il termina pour dire que nous pouvions avoir confiance en lui, comme il avait confiance en nous : « Rappelez-vous que vous allez combattre sur une terre où à chaque pas vous trouverez des traces glorieuses de vos pères, soyez dignes d'eaux ». Mais, déjà, des chalands nous attendaient pour nous conduire à bord, et bientôt nous fûmes installés sur le navire, serrés comme des sardines. On voyait de tous côtés des navires chargés comme le nôtre, des chalands qui en emportaient toujours, partout on voyait un grouillement de képis rouges. Les cris et les chants se faisaient entendre sur terre comme sur l'eau. On poussait des cris d' « Adieu la France ! » ; pour beaucoup ce fut adieu éternel. Notre navire se mit en route avec plusieurs autres. Nous allâmes droit vers le soleil couchant qui allait disparaître à l'horizon, tandis que nous voyions d'autres navires également chargés de troupes venant de Marseille et d'Afrique, qui filaient droit au Nord.
Où diable nous conduisait-on ? En allant à Sébastopol, nous suivions aussi la même direction. Connaissant déjà assez bien la géographie, je savais bien que l'Italie se trouvait là sur notre gauche, c'est-à-dire au nord de la Méditerranée, et nous continuions à filer vers le couchant. Mais, la nuit étant venue, chacun cherchant le moyen de se promener comme il le put. On se coucha les uns sur les autres. Le lendemain matin, je vis le soleil se lever derrière nous, donc nous allions toujours à l'occident. On ne voyait plus aucune terre. Cependant, vers trois heures de l'après-midi, nous aperçûmes sur la gauche une jolie bande bleuâtre à l'horizon de laquelle nous nous approchions toujours. Tout d'un coup nous voyions comme une forêt de mats au sommet desquels flottaient des drapeaux tricolores, et derrière cette forêt quelque chose comme une ville, mais dont les monuments, de la base au sommet, et jusqu'au sommet des clochers, disparaissaient entièrement sous des drapeaux, des guirlandes et autres draperies multicolores. Déjà, nous entendions les cloches de toutes les églises et des coups de canon annonçant notre arrivée. Quelle était cette villes ? c'était Gênes, disaient les uns. Naples, disaient d'autres, il y en avait même qui disaient que c'était Venise. Mais j'étais certain que ce n'était aucune de ces villes là. Nous avions dépassé Gênes depuis longtemps, et nous étions encore loin de Naples, et plus encore de Venise. Mais le navire stoppa bientôt, non loin du quai, et fut aussitôt accosté par de grands chalands dans lesquels nous descendîmes par compagnie. Arrivés au quai, nous sautions un à un, saisis des deux côtés par deux jeunes filles, ou plutôt deux anges, qui nous tendaient les mains en frémissant de joie et de bonheur, puis nous marchions ensuite entre deux haies formées par ces anges, les mains pleines de fleurs et de cigares. La terre elle-même était couverte de fleurs et de feuilles. Les cloches sonnaient à toute volée et des musiques jouaient La Marseillaise et les cris de : « Viva la Francia ! », « Viva l'Italia !», « Viva Napoleone ! », « Viva Vittorio Emmanuele ! », « Viva gli soldata ! », « Viva nostri liberatori ! » étaient poussés par des milliers de voix sur tout notre chemin. Nous recevions, en guise de mitrailles, des fleurs et des lauriers, en attendant que nous en recevions sans doute en fer et en plomb. On nous conduisit hors la ville dans un immense verger, où nous campâmes sur l'herbe. J'appris alors que nous étions à Livourne (Livorno), dans le duché de Toscane.
Mais nous n'eûmes pas le temps de nous reposer dans notre camp, si doux cependant. Les citoyens de la ville, tous habillés en soldats volontaires, venaient nous saisir par les mains et nous entrainer dans les cafés, les restaurants, les auberges ou autres lieux où les vins, les liqueurs, les cafés et autres boisson du pays nous étaient servis à discrétion, au milieu des cris et des chants en toutes les langues. Tout le monde parlait à la fois, chacun dans sa langue, mais on se comprenait quand même. C'était pour les Toscans l'amour de la liberté qui parlait (et l'amour n'a pas de langue), et nous autres nous nous laissions facilement entraîner par le même enthousiasme, ou plutôt par le même délire ; car c'était un véritable délire patriotique et de liberté qui était au cœur de ces gens. Victor-Emmanuel venait d'adresser aux Toscans un chaleureux appel aux armes pour chasser de chez eux les étrangers, les Autrichiens, qui les spoliaient et les tyrannisaient de si longtemps. Il les conviait à la grande union de tous les peuples italiens ; il les invitait à unir leurs efforts aux soldats piémontais, et aux braves et invincibles soldats de la grande nation unie, la France, l'émancipatrice des peuples opprimés.
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B. Arrivée en Italie
Pages 623 à 631 de la Revue de Paris de février 1905. XIV LA GUERRE D’ITALIE
D’Aix, nous fîmes la route à pied jusqu’à Toulon, où nous arrivâmes le 22 mai. Là, le général Uhlrich, notre général de division, nous adressa son discours d’entrée en campagne. Après nous avoir parlé météorologie et climatologie, il nous parla de la baïonnette qui était toujours l’arme terrible des soldats français ; il ne doutait pas un seul instant de l’énergie et du courage de ses hommes ; mais ce qu’il craignait, c’est que nous puissions nous laisser entraîner par l’enthousiasme, par un trop grand élan, par la furia française, à laquelle rien ne résiste. Nous devions faire partie du 5e corps, commandé par le prince Napoléon, surnommé plus tard le prince Plonplon. Celui-là aussi nous fit un discours, mais d’un autre genre. Il dit d’abord que l’empereur l’avait appelé à l’honneur de nous commander, puis que beaucoup d’entre nous étaient ses camarades de Crimée, de l’Alma et d’Inkermann, que nous allions entrer dans le pays qui fut le berceau de la civilisation antique et de la régénération moderne, que nous allions délivrer un peuple de ses dominateurs, de ses éternels ennemis, qui étaient aussi les ennemis de la France ; il termina par les cris de : Vive l’empereur! Vive la France !Vive l’indépendance italienne !
Le 23 mai, nous nous embarquions de bon matin et, le 24, nous arrivions à Livourne. Le port était rempli de bateaux et de navires qui disparaissaient entièrement sous les drapeaux, les oriflammes et les lanternes multicolores. Nous fûmes conduits à terre dans de grands chalands. En arrivant au quai, il y avait deux jeunes filles, ou plutôt deux anges, qui nous donnaient le bras pour nous aider à mettre pied à terre ; ensuite, nous passions entre deux haies de jeunes filles qui nous donnaient des fleurs et des cigares. Notre chemin était couvert de lauriers et de fleurs. Les maisons disparaissaient sous des tapis de toutes couleurs, les fenêtres et les balcons étaient pleins de drapeaux tricolores, français et italiens, entrecroisés , de couronnes de fleurs et d’énormes branches de lauriers. Les hommes, les femmes, les enfants se dressaient sur la pointe des pieds, en agitant des mouchoirs et des chapeaux et en criant de toute la force de leurs poumons : Viva Napoleone ! Viva Vittorio Emanuele ! Viva la Francia ! Viva l’Ilalia ! Vive i soldati francesi, nostri liberatori !
Des couronnes, des fleurs effeuillées, des feuilles de laurier nous inondaient à chaque pas, toujours accompagnées d’acclamations, de cris, de battements de mains et d’agitations frénétiques. Toutes les cloches étaient en branle et les musiques de la ville, qui nous conduisaient à notre campement, entonnaient la Marseillaise française et la Marseillaise italienne, coupées parfois par l’air de la reine Hortense. J’ai lu des contes des Mille et une nuits, des scènes de la mythologie grecque, des contes de fées, et j’ai vu jouer de grandes féeries sur le théâtre ; mais tout cela n’était que des enfantillages auprès de la scène grandiose et de l’enthousiasme indescriptible que nous offrait ce jour-là la belle ville de Livourne. Il faut avoir assisté à de semblables élans d’enthousiasme et d’exaltation patriotique, pour comprendre ce qu’est un peuple dans les fers et qui a soif de liberté.
Le lendemain matin, nous quittâmes Livourne en chemin de fer. Nous étions debout et sac au dos, dans des wagons découverts. Le trajet, du reste, ne devait pas durer longtemps, car le train ne nous conduisait que jusqu’à Pise, à environ vingt kilomètres seulement de Livourne. La gaieté régnait dans les trains ; nous avions bien bu et bien mangé la veille et le matin avant de partir ; nos casquettes et nos boutonnières étaient pleines de fleurs, nos poches pleines de cigares, et chacun se flattait d’avoir embrassé la plus belle fille de Livourne. En débarquant à Pise, les mêmes scènes. recommencèrent ; les cloches étaient depuis longtemps en branle; la musique nous attendait à la gare. A l’arrêt du train, elle entonne la Marseillaise, puis se met à notre tête pour nous faire traverser la ville, sur un tapis de fleurs et sous un déluge de couronnes, de bouquets et de fleurs effeuillées. Les acclamations, les cris, les trépignements des jeunes filles, toujours aux premiers rangs avec des corbeilles de fleurs et de cigares, les agitations de chapeaux et de mouchoirs, c’étaient les mêmes scènes de transport et d’élans frénétiques qu’à Livourne.
Nous ne nous arrêtâmes pas à Pise. Nous devions aller, ce jour-là, coucher à Pistoia. En sortant de Pise, on remarque au bord de la route la fameuse colonne penchée, considérée comme une des merveilles du monde : elle n’a cependant rien de merveilleux que sa forme colossale et sa position inclinée qui ferait croire aux ignorants qu’elle va tomber, quoiqu’elle soit dans cette position depuis plus de deux mille ans. Elle prouve que les Romains connaissaient bien les lois de l’équilibre des corps.
La musique de Pise nous accompagna jusqu’à ce que la musique ou plutôt deux musiques de Pistoia vinssent nous prendre. La route, comme les rues de Livourne et de Pise, était couverte de fleurs ; des paysans et des paysannes venus de très loin, sans doute, formaient deux haies aux abords. À chaque instant, nous passions sous des arcs de triomphe tout faits de fleurs, de lauriers et de couronnes. Plus loin, c’était une chapelle où deux ou trois prêtres chantaient des Te Deum et des Alléluia, en nous lançant des bouffées d’encens: Des jeunes gens, des gamins même, demandaient nos sacs et nos fusils à porter.
Nous entrâmes à Pistoia au milieu des mêmes scènes délirantes et indescriptibles que la veille à Livourne. Les haies étaient toujours formées par une multitude de jeunes filles aux cheveux bruns, avec des yeux noirs, des joues de grenade, des lèvres de roses, — des anges ! Aucun paradis, pas même celui de Mahomet, ne doit en contenir de semblables, car ils ne peuvent pas, ces anges célestes, dans ces immenses déserts, avoir des mouvements de transport, d’enthousiasme, de délire patriotique comme ces anges terrestres de la belle Toscane, qui étaient prêts à offrir leurs cœurs et leur sang pour la liberté de leur patrie. En passant entre ces haies blanches et mobiles, j’avais toujours les larmes aux yeux ; en traçant ces lignes, mes larmes coulent encore.
A Pistoia, nous fûmes logés dans une église où. il y avait de la paille fraîche à discrétion, mais nous eûmes à peine le temps de mettre nos sacs à terre, que nous fûmes enlevés pour ainsi dire et transportés dans des maisons particulières on dans des cafés et restaurants, par les gens de la ville. Je fus entraîné ou plutôt porté par deux jeunes gens dans un grand établissement, où il y avait déjà au moins la moitié des hommes du bataillon rangés en cercles autour des tables communes, toutes couvertes de victuailles et de boissons chaudes et froides. Mes deux jeunes gens portaient des képis de soldats ; ils venaient de s’engager volontaires dans l’armée toscane, commandée par le général Ulloa, qui était lui-même placé sous les ordres du prince Napoléon. On mangeait et on buvait fort, chaud ou froid ; chacun prenait ce qui lui plaisait. Les cris et les vivats se faisaient entendre autour de toutes les tables. Chacun criait et parlait dans sa langue, on se comprenait tous, ou du moins on croyait se comprendre.
Moi, j’essayai de voir si ma petite grammaire avait porté les fruits que j’en attendais. J’écoutais parler les Italiens, et je m’aperçus avec plaisir que je comprenais beaucoup de mots, quand on ne parlait pas trop vite. J’entendais les Toscans qui disaient : « Oui, les amis, vous êtes nos frères, plus que nos frères, nos sauveurs! » Et les Français qui répondaient : « Oh! oui, il est bon, ce vin et surtout ce punch. Nous n’avons jamais rien bu de si bon en France. » Les autres reprenaient : « Nous allons aussi combattre avec vous et à côté de vous pour chasser le maudit Tudesque, qui nous asservit depuis si longtemps. » Le Français répondait : « Oui, sûr, qu’elles sont belles, les filles de la Toscane : on dirait des anges tombés du ciel. » Mais tout ça était confondu, noyé par les cris de : Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva l’independenza ! Viva la libertà ! Viva i soldati francesi ! Viva i nostri salvatori et viva tutti !
Depuis longtemps, je cherchais à placer quelques mots italiens pour voir si l’on m’aurait compris : bientôt j’en trouvai l’occasion. Un homme, assis à notre table et qui paraissait avoir une certaine influence sur ses compatriotes, se lève et en tendant son verre pour trinquer à la française dit : Alla Francia, ai sui fancialli valorosi. À tout hasard, je répondis : All’independenza italiana, alla sua unione ed alla sua libertà ! Ce fut alors un tonnerre d’exclamations et de vivats ; je faillis être étouffé ; tout le monde voulait m’embrasser et me serrer les mains : tous affirmaient que je parlais l’italien à merveille.
Je fus écrasé sous des flots de discours et de questions auxquels je ne comprenais plus rien, tellement ils étaient nombreux, variés et précipités. Heureusement, la nuit s’avançait et le sommeil de la fatigue et du vin commençait à nous gagner. Je priai mes deux amis qui m’avaient porté là de me montrer le chemin pour aller à l’église me reposer dans la paille. En traversant les rues et la place, j’étais aveuglé par les flots de lumière qui jaillissaient des milliers de becs de gaz et des lanternes vénitiennes.
À l’église même, les cierges et les candélabres étaient allumés. Aussitôt que j’eus trouvé mon sac, je posai ma tête dessus et, le corps allongé dans la paille, j’étais bientôt plongé dans des rêves charmants ou terribles : je voyais d’abord des fleurs, des couronnes, des arcs de triomphes, des jeunes filles tendant des bras amoureux et suppliants, puis des montagnes, de larges fleuves, d’immenses colonnes de troupes marchant les unes contre les autres, des feux de tirailleurs, des feux de deux rangs, des feux de peloton, des charges à la baïonnette, des charges de cavalerie, des boulets et des volées de mitrailles se croisant dans les airs, des femmes, des enfants, des vieillards épouvantés et courant de tous côtés, des champs de blés ou de maïs et des vignes écrasés et piétinés, des arbres tordus et brisés, des maisons en flammes, la terre jonchée de cadavres, de blessés et de mourants.
Ce fut au milieu de ces rêves que j’entendis les tambours, clairons et musique sonner le réveil. Aussitôt je me levai et je regardai autour de moi pour voir si tous mes hommes se trouvaient présents. Ils y étaient, en effet, couchés pêle-mêle et en travers, les uns sur les autres. Les officiers, qui avaient sans doute passé une belle nuit à Pistoia, furent assez étonnés de voir que tous les hommes se trouvaient sur les rangs pour le départ.
Il y avait une raison à cela : c’est que les soldats d’alors, presque tous plus ou moins anciens, étaient tellement identifiés avec leurs sacs, leurs fusils et leurs cartouches, que, quand ils ne les avaient pas sur eux ou autour d’eux, ils se croyaient perdus et, même au milieu de l’ivresse, ils y pensaient toujours, surtout en présence de l’ennemi. J’ai vu parfois arriver au camp des groupes ivres, se traînant à peine, mais aussitôt qu’ils avaient trouvé leurs sacs et leurs fusils, ils se tenaient raides comme des piquets, prêts à la marche ou au combat, comme les vieux chevaux de cavalerie qu’on voyait attachés au piquet la tête basse et les jambes fléchissantes, mais qui, aussitôt qu’ils sentaient le cavalier en selle et qu:ils entendaient la trompette, se redressaient sur les jambes et relevaient la tête, prêts à pousser la charge.
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C. Arrivée à Florence
Pages 236-237 de l'Intégrale des « Mémoires du paysan bas breton » parue en 2001.
Nous voyageâmes ainsi tous les jours au milieu de ces populations frémissantes au son des musiques et des cloches, couverts de poussière et de fleurs jusqu'à Florence (Firenza) la belle capitale du duché, d'où le duc autrichien venait de s'enfuir avec sa garde sans avoir voulu essayer de défendre son duché. Là, nous allâmes camper dans un grand pré justement en face du palais ducal. Nous avions donc pris le plus beau et plus riche pays de la péninsule sans tirer un coup de fusil. Le lendemain de notre arrivée, je me trouvais de planton chez le général de division qui s'était installé dans une des plus belles maisons donnant sur la grande place. Du premier étage de cette maison où je me trouvais, j'assistais à la dernière scène frémissante et délirante des Toscans ou plutôt des Toscanes car je [ne] voyais partout que des femmes, surtout de jeunes filles formant comme ailleurs des haies des deux côtés de la grande rue et de la place ; les autres femmes se tenaient sur les balcons d'où pendaient des draperies multicolores, avec des paniers de fleurs et des couronnes. Les cloches de toutes les églises sonnaient à toute volée, auxquelles se mêlaient la voix du canon et les cris ininterrompus de : « Viva la Francia ! Viva L'Italia ! Viva Napoleone ! Viva VittorioEmmanuele ! Viva gli soldati francesi et piemontesi, nostri liberatori ! ». Mais bientôt j'entendis un hourra plus formidable encore de: « Viva il principe Napoleone ! ». C'était en effet le prince Jérôme Napoléon [5] , surnommé par nous le prince "Plomb Plomb", qui faisait son entrée triomphale dans la capitale toscanaise, qui fut plus tard, un instant la capitale d'Italie. De la croisée où je me trouvais, je le voyais venir sur son cheval blanc le long de la grande rue ; mais on ne pouvait l'apercevoir qu'à travers une véritable pluie de fleurs et de couronnes par lesquelles il était littéralement inondé.
Une nuée de jeunes anges moitié nus, criant, frémissant, trépignant, papillonnait autour du cheval, s'accrochaient à la bride, aux étriers, aux pieds et au manteau du cheval et du prince. Plusieurs avaient leurs crinolines démontées et déchirées par les pieds du cheval. Ca ne faisait rien. Jamais je ne vis un spectacle aussi grandiose et si émouvant.
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C. Arrivée à Florence
Pages 623 à 631 de la Revue de Paris de février 1905. XV FLEURS ET LAURIERS
De Pistoia, nous pouvions aller en un jour à Florence, mais on nous fit faire un petit détour et même deux. Enfin, le 27 mai, nous fîmes notre entrée triomphale dans la capitale de la Toscane que le grand-duc avait quittée depuis quelques jours avec sa garde autrichienne. Il est inutile de dire que, là comme à Livourne, à Pise et à Pistoia, les ovations, les transports d’enthousiasme éclataient sur notre passage. Nous allâmes camper dans les jardins et les parcs du palais grand-ducal. Le 14e chasseurs à pied et le 18e de ligne arrivèrent le même jour, venant par d’autres routes. Toute la première brigade se trouvait alors réunie à Florence ; la deuxième brigade, 80e et 82e, devait rester à Pistoia. Le lendemain, je me trouvais de planton chez le général qui était installé dans un palais sur la grande place. Là, j’ai pu assister à une scène plus délirante, encore, si c’est possible.
Le prince Jérôme, venu de Livourne par le train, faisait son entrée triomphale dans la cité florentine, monté sur un beau cheval blanc, semblable à celui de son oncle. Les maisons bordant les rues par où il devait passer étaient décorées des plus riches tapis et de trophées aux armes de France et d’Italie ; tous les balcons étaient chargés de lauriers, de bouquets et de couronnes ; des jeunes filles tenaient à la main de grandes corbeilles de fleurs effeuillées. J’étais bien placé pour voir cette scène féerique ; je me trouvais à une croisée qui faisait face à la rue par où le prince devait déboucher sur la place.
Mais ici ma plume est impuissante à décrire ce que mes yeux ont vu ou ont cru voir, car l’éblouissement de la scène et les larmes qui me coulaient des yeux me faisaient peut-être voir double ou voir des choses qui, en réalité, n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, depuis l’instant où le prince parut au bout de la rue, je ne le revis plus jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur la place, car tout le long de la rue, lui et son cheval furent complètement inondés sous un déluge de fleurs, de bouquets et de couronnes ; il marchait lentement ; son cheval était comme figé dans une mer de jeunes filles, ou plutôt d’anges et de chérubins. Quand il apparut enfin sur la place, quatre ou cinq jeunes filles se cramponnaient contre la tête du cheval, deux ou trois autres de chaque côté s’accrochaient aux étriers et aux bottes du prince ; quand elles les avaient tenus un moment, d’autres prenaient leurs places : plusieurs avaient leurs crinolines à traîne déchirées par les pieds du cheval, mais elles ne s’en souciaient guère. Je fus détourné de ce spectacle délirant par le secrétaire du général qui vint me donner une dépêche pour mon colonel. Je fus presque content de m’en aller, car ce spectacle me faisait réellement souffrir, souffrir de joie et de bonheur ; j’avais le devant de ma capote tout mouillé par les larmes qui, malgré moi, ne cessaient de couler en torrent continu de mes yeux.
Nous devions rester en Toscane, en attendant que les événements de la guerre se dessinassent dans les plaines de la Lombardie. Nous allions faire des reconnaissances, quelquefois très loin de Florence ; mais d’ennemis, on n’en voyait pas. Je me demandais souvent ce que nous faisions là. J’avais bien lu un discours du prince Napoléon, affiché sur les murs de la ville et adressé au peuple toscan, dans lequel il disait qu’il n’était en Toscane que pour protéger le duché contre une invasion probable des Autrichiens, qu’il n’avait pas à s’occuper des questions politiques ni à s’immiscer dans les affaires administratives. Les opérations militaires, jusque-là, n’avaient consisté pour nous qu’à marcher sur des fleurs et à passer sous des arcs de triomphe, l’arme sur l’épaule droite. Ce qui me chagrinait, c’est que je ne savais pas au juste où nous nous trouvions, à quelle distance nous étions des armées alliées ; mes connaissances géographiques étaient insuffisantes.
Un jour, me promenant dans la ville et regardant les beaux monuments, j’aperçus un vieux libraire assis devant sa porte et lisant un journal ; j’entre chez lui et je lui demande s’il n’avait pas de cartes du théâtre de la guerre.
— Si, me dit-il, j’en ai une quantité. Je demande le prix :
— C’est un franc cinquante, mais, pour les soldats français, je les donne pour rien.
Puis il me demande si je n’avais pas soif. Je fis une petite grimace qui voulait dire si : « Passons de l’autre côté », me dit-il. Il fit apporter un fiascho di vino vecchio et deux grands verres, et, quand nous eûmes bu notre premier verre, il me dit :
— Mais on dirait que vous êtes un Toscan, en vous entendant parler notre langue.
— Non, monsieur, j’en suis loin, je suis Breton.
— Et où avez-vous appris à parler si bien l’italien.
— Voici, monsieur, mon professeur que je tiens à peu près depuis trois semaines (en lui montrant ma petite grammaire que j’avais dans ma poche). Ce serait étonnant, si je parlais bien l’italien, que je ne parle que depuis quelques jours ; il y a cinq ans que je cherche à apprendre le français, et je ne le sais pas encore ; il est même probable que je ne le saurai jamais.
— Le français, je ne sais pas comment vous le parlez, mais, pour sûr, vous parlez fort bien l’italien.
— Compliments et éloges à part, puisque nous nous comprenons, je désirerais savoir comment et pourquoi nous sommes ici.
— Oh ! c’est bien simple, dit-il, si vous n’étiez pas ici en ce moment, les Autrichiens y seraient et ils auraient pillé, dévalisé et ravagé toute notre belle et riche province. Le grand-duc est parti d’ici avec ses Autrichiens dans l’intention d’y revenir avec une grande armée, de concert avec son confrère de Modène ; mais lorsqu’il a appris qu’une armée française allait débarquer à Livourne, il s’est tenu coi. Nous avons bien nos jeunes volontaires, commandés par le général Ulloa, qui gardent les principaux passages par où l’ennemi devait envahir le pays. Mais ces jeunes gens, quoique pleins d’élan patriotique et brûlant d’amour pour l’indépendance et la liberté, n’auraient jamais pu arrêter ces barbares et cruels Tudesques.
Il déploya une carte, puis continua :
— Je crois que vous resterez par ici jusqu’aux événements qui doivent se produire sur les bords du Tessin. Il s’est livré déjà deux petits engagements : un à Montebello, et l’autre à Palestro. En ce moment, les trois armées sont en présence sur les deux rives du Tessin : c’est là que va se décider bientôt le sort de l’Italie. Si les Autrichiens sont battus, ce dont je suis presque certain, ils seront obligés d’évacuer Milan et de se retirer sur l’Adda ou sur le Mincio, et alors nous n’aurons plus rien à craindre ici, car l’armée de Mantoue, que nous craignions, aura assez à faire sur la rive gauche du Pô et ne cherchera pas à passer sur la rive droite. Alors vous serez probablement appelés à passer les Apennins pour vous joindre aux armées alliées de l’autre côté du Pô.
Ceci se passait le 3 juin. Le lendemain au soir, après dix heures, lorsque nous étions tous couchés sous nos tentes, j’entendis un bruit épouvantable du côté de la ville ; j’allais m’endormir ; mais à ce bruit je sors de la tente, les yeux à moitié fermés ; en regardant du côté de la ville, je crus qu’elle était tout en feu : je voyais partout de grandes lueurs multicolores. J’attrape ma capote et je file au pas de course vers ce que je prenais pour un incendie, sans m’occuper si le camp était consigné ou non. En arrivant sur la place, je fus saisi à plein corps, par un individu qui me souleva de terre en m’embrassant et criant avec des larmes dans les yeux et dans la voix : Viva la Francia ! Viva i soldati francesi ! un autre en fit autant, puis un troisième. Je pensais être étouffé. J’avais beau demander ce qu’il y avait, on ne me répondait que par une kyrielle de vivats.
Des bandes parcouraient la ville avec des torches et d’énormes flambeaux, accompagnant des musiques qui jouaient et chantaient tout à la fois la Marseillaise française et italienne ; toutes les maisons étaient illuminées. Ne pouvant savoir la cause de cette scène nocturne, je cours voir si mon libraire était aussi debout. Oh ! oui, certes ! il était debout, et bien occupé : la maison était pleine de monde demandant des cartes du théâtre de la guerre. Là, j’allais encore être l’objet des mêmes transports que sur la place, si le libraire qui m’aperçut ne m’eût fait signe de passer vivement de l’autre côté.
Quand il fut débarrassé de ses clients, il vint à moi les deux bras tendus et, après m’avoir donné l’accolade fraternelle et patriotique, il me dit :
— Eh bien, mon ami, ne suis-je pas bon stratégiste et bon prophète ? Les Autrichiens sont battus, complètement battus à Magenta ; leur armée est en déroute. J’ai reçu la première dépêche à dix heures, car il faut vous dire, mon ami, que je suis un des principaux membres de la Commission municipale de Florence, nommée depuis le départ du grand-duc. L’Italie est sauvée, et c’est à vous, Français, qu’elle devra son salut.
Il envoya sa bonne chercher dans sa cave plusieurs bouteilles du vin le plus vieux. Quelques amis vinrent aussi le voir, ivres de joie et de transports, mais je fus obligé de les quitter, car la nuit s’avançait.
Le lendemain, des Te Deum furent chantés dans toutes les églises ; le prince Jérôme, les généraux et toutes les troupes y assistaient. Nous devions quitter la Toscane de suite après la première défaite des Autrichiens, mais on attendait l’organisation complète du corps de volontaires du général Ulloa qui devait nous suivre au delà des Apennins. En attendant, nous faisions toujours des marches ou des reconnaissances dans les montagnes, et moi, quand j’avais le temps, j’allais causer dans ma nouvelle langue avec Le vieux libraire qui m’avait pris en affection.
— Maintenant, me disait-il, je n’ai plus qu’une inquiétude et un chagrin, car pour moi l’Autriche est perdue, mais c’est le pape qui va encore, comme toujours, mettre obstacle à l’indépendance italienne. Votre magnanime empereur a bien promis de faire l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique, mais il ne le peut pas sans renverser le pape, et jamais Napoléon III ne renversera son ami et son compère. Il y a là un véritable malheur pour l’Italie. Ah ! si cet homme n’eût pas été l’ami de Napoléon, ce n’est pas dans les Alpes que Garibaldi serait allé combattre avec ses volontaires qui sont justement presque tous de Rome ; non ; il serait probablement à Rome, mettant encore une fois, comme en 1848, le vieux Mastaï en fuite.
Je ne pouvais rien reprendre à cela, ne connaissant pas alors « le vieux Mastaï » ni la question romaine.
Cependant le 11 juin, on nous prévint de nous tenir prêts à partir le lendemain, de ne pas nous charger de choses inutiles, car la route serait longue et pénible. Elle fut pénible, en effet. Nous étions obligés de faire quatorze à quinze lieues par jour, sur des routes poussiéreuses et sous un soleil brûlant. Nous devions passer par Massa, Pontremoli, Parme et Casal maggiore. Tous les jours, disait-on, le prince recevait des dépêches de l’empereur, qui lui prescrivaient de presser sa jonction avec les armées alliées. Notre marche n’avait plus l’air d’être la marche d’une armée allant à la victoire : elle avait plutôt l’air d’une déroute ; tous les jours on voyait des multitudes de traînards joncher les bords de la route ; les sous-officiers, les officiers d’arrière-garde et les gendarmes avaient beau essayer de les faire marcher tantôt par la douceur, tantôt par les menaces, rien n’y faisait : ces hommes n’en pouvaient plus. Ils arrivaient plus tard dans la nuit, sur des prolonges de train, des voitures d’ambulance et des chariots de paysans.
Dans cette marche effroyable, j’avais bien remarqué la supériorité des petits hommes sur les grands. Dans notre compagnie de petits voltigeurs, il ne restait presque jamais personne en arrière ; dans mon escouade, qui comprenait tous les plus petits, jamais un seul n’a manqué à l’appel. Tous les soirs, en arrivant au camp, après avoir mis sac à terre. et tordu leurs chemises pour en faire sortir cinq à six litres d’eau bue et transpirée dans la journée, ils disparaissaient tous, excepté moi, le cuisinier et deux autres pour monter les tentes. Quelque temps après, on les voyait arriver les uns après les autres et de différents côtés, l’un avec des légumes, un autre avec une poule ou un canard, un autre avec deux ou trois petits bidons de vin ou de l’acquavite. Le sergent-major, qui mangeait d’abord à la 1re escouade, avait bientôt demandé de venir à la 8e voyant que nous avions quelque chose à la broche tous les jours, tandis qu’à la 1re escouade ils n’avaient juste que ce que l’administration voulait bien leur donner.
J’avais dans mon escouade deux individus qui avaient servi aux zouaves ; lorsque le sergent-major demandait comment nous faisions pour trouver à fricoter là où les autres manquaient de tout, ceux-ci répondaient : « C’est de la magie, chef, vous savez que :
Le zouave est un vrai lion,
Brûlé par le soleil d’Afrique,
Pour enfoncer un bataillon,
Il possède une baguette magique.
Nous trouvions partout les mêmes fêtes et les mêmes ovations qu’en Toscane, mais on n’y faisait plus attention : nous en étions rassasiés. On entendait maintenant dans les rangs des jurons, tels que : Ah ! vous nous sciez le dos ! Assez ! apportez-nous à boire, ça vaudra mieux. Si nous commencions à être blasés de ces fêtes continuelles, le prince devait l’être encore davantage. Celui-là n’avait de repos ni jour ni nuit. Non seulement ses oreilles devaient être brisées par les cris et les vivats incessants, mais sa pauvre tête devait être écorchée par les bouquets et les couronnes qui pleuvaient dessus à chaque pas.
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