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Un article de GrandTerrier.

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L’aumônier commença par me taxer d’impiété ; il me dit que je n’avais pas le sens commun, que j’étais possédé par le démon de l’orgueil et de la vanité, que de plus grands esprits que moi avaient vu Jérusalem et y avaient vu les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être suivant l’esprit des Écritures. Puis il me noya sous un déluge de phraséologie, et finit par me dire que nous allions bientôt partir pour la guerre, que l’homme était mortel et que, sur le champ de bataille, cette mort pouvait arriver instantanément, sans vous donner le temps de confesser vos péchés et de demander pardon à Dieu, et qu’au lieu de recevoir une mort on en recevrait deux : la mort du corps et la mort de l’âme ; il fallait donc se tenir toujours prêt si l’on voulait sauver au moins cette âme, et que d’abord, pour être bon soldat et bon patriote, il fallait commencer par être bon chrétien. Et sans me laisser faire aucune observation, il me dit : « Je vois, mon ami, que vous avez du repentir, que le démon de l’orgueil vous abandonne enfin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous donne l’absolution ; allez et que Dieu soit avec vous. »

Si M. l’aumônier ne m’avait pas entièrement convaincu de l’efficacité et de la nécessité du christianisme sur les champs de bataille, — puisque l’Évangile défend absolument de verser le sang, — du moins il m’apprenait ce que je tenais le plus à savoir : c’était que nous allions bientôt partir pour l’Italie. Et en effet, quelques jours après, on vint nous dire, un matin, de tenir nos tuniques et nos shakos prêts à être versés au magasin, que le bataillon allait partir le soir même pour la gare de Lyon. Une immense exclamation de joie retentit dans toutes les chambrées. Chacun s’empressa de préparer sa tunique et son shako pour le magasin, puis de faire son sac en jetant de côté tous les chiffons, brosses et bibelots superflus, inutiles pour le soldat en campagne.

À deux heures environ, nous quittions le fort d’Ivry, mu­sique en tête, jouant la Marseillaise. Une multitude de Pari­siens venus jusqu’à la porte du fort suivait, sur les flancs de la colonne, en chantant la Marseillaise ou le Chant du Départ. Le long de la route, des enfants, des femmes et des vieillards nous jetaient des fleurs par-dessus la tête, d’autres suivaient la colonne avec des branches de laurier ; il y en avait qui avaient arraché des plants tout entiers qu’ils portaient avec peine ; des vieux, marchant avec des bâtons et des béquilles, et por­tant fièrement la médaille de Sainte-Hélène, brandissaient leurs chapeaux ou leurs mouchoirs au bout de leurs béquilles en criant de toute la force de leurs poumons : Vive l’empereur ! Vive la jeune armée d’Italie ! Courage, les enfants ! vous allez cueillir de nouveaux lauriers où vos pères en ont déjà cueilli ! Tous ces gens avaient des larmes de joie dans les yeux et moi j’en avais autant. Nous eûmes mille peines à traverser les flots humains qui se trouvaient depuis la barrière de Fontai­nebleau jusqu’à la gare de Lyon ; ils allaient toujours s’épaississant, et les cris, les chapeaux, les mouchoirs de plus en plus en plus frémissants.

Nous finîmes par arriver à la gare où les wagons nous attendaient. En moins d’un quart d’heure, nous y étions ins­tallés, pressés à peu près comme des sardines. Bientôt le coup de sifflet se fit entendre et nous voilà en marche. Mais, quelques instants après le train s’arrêta et on cria : Tout le monde à terre et sac au dos ! Une fois tout le monde à terre, on fit par le flanc droit et nous marchâmes vers une gare où je vis bientôt Melun. Nous traversâmes la gare et nous en­trâmes en ville.

On nous conduisit dans un vieux couvent qui servait de caserne. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Nous nous croyions en route pour l’Italie et voilà qu’on nous débarquait à quelques lieues de Paris ! Tout le monde demandait pourquoi, mais personne ne pouvait répondre. Le lendemain, cependant, mon collègue, l’ex-sergent-major, m’expliqua la chose. Notre tour n’était pas encore venu. La garde impériale devait partir avant nous. Seulement, on avait voulu faire sur nous un essai, pour savoir en combien de temps un bataillon, surpris inopinément, pouvait être embarqué en chemin de fer. L’explication me parut assez plausible.

Quoi qu’il en soit, beaucoup de soldats n’étaient pas fâchés de ce temps d’arrêt qui leur donnerait le temps d’écrire et d’adresser un dernier adieu à leurs parents, de leur demander quelques sous s’il y en avait, pour boire encore quelques bouteilles et quelques petits verres à la santé des amis et de la France qu’on ne reverrait peut-être plus. Il y en eut plus d’un, certes, qui ne les a pas revus, ni ses parents ni la France. Moi, qui n’avais plus de parents à qui écrire ni d’argent à demander à personne, j’allai chez un libraire chercher une petite grammaire française et italienne que je pourrais mettre dans ma poche. Je fus servi à souhait pour un franc cinquante centimes. J’étais plus heureux de mon acquisition que ceux qui recevaient de chez eux des trente et des cinquante francs, qui furent dépensés en bamboche. Moi, je me mis à étudier ma petite grammaire et je vis bientôt que la langue italienne était plus facile à apprendre que la langue française. En effet, les mots de cette langue n’ont en tout que quatre terminaisons : o pour le masculin singulier, i pour le pluriel, a pour le féminin singulier et e pour le pluriel. C’est une langue entre le latin et le français. Je comptais bien en apprendre assez du moins pour dire bonjour, demander de l’eau et du pain en arrivant en Italie.

Les régiments de la garde ne tardèrent pas à partir. Tous les jours et même toutes les nuits, on voyait passer des trains d’une longueur inusitée. On entendait des cris et des chants, et l’on voyait voler des bouteilles vides à travers les portières, dans les talus de la voie, lesquels ont dû être, pendant cette période, remplis de bouteilles depuis Paris jusqu’à Marseille. Enfin notre tour vint de reprendre notre marche, si joyeusement commencée. Le 15 mai, si je ne me trompe, nous remontions dans le train qui nous conduisit cette fois jusqu’à Aix-en-Provence, sans s’arrêter, sinon dans quelques grandes gares pour laisser passer d’autres trains qui allaient plus vite que le nôtre.