Journal du chirurgien J.R. Bolloré
VOYAGES EN CHINE ET AUTRES LIEUX
Le vendredi 16, nous appareillons à 5 h 1/4 du matin, avec des paquets à ne décacheter qu'à une certaine distance en mer. Mais nous savions déjà à Tourane, en Cochinchine. Monseigneur Le Fèvre, évêque coadjuteur, était dans les prisons de Hue-Fo, depuis octobre 44, et avait demandé à l'Amiral et à l'Ambassadeur français secours et assistance. M. Cécille donna à notre commandant une lettre cachetée pour l'Empereur de la Cochinchine, avec l'ordre de ne séjourner à Tourane que 10 jours au plus.
§ La frégate ne devait quitter Singapour que le 14 mai ...
La frégate ne devait quitter Singapour que le 14 mai, toucher, disait-on, à un port de Siam, pour rejoindre ensuite Manille où nous devions nous retrouver. Quant à la Victorieuse, elle attendrait à Singapour, l'arrivée du vapeur l'Archimède qui porterait la réponse pour l'affaire de Bassilan, à l'Ambassadeur et à l'Amiral, tandis qu'elle irait elle-même en donner connaissance à la Sabine. Telle était la politique à notre départ de Singapoure pour Tourane.
Le 24, nous rencontrâmes à la mer les deux navires cochinchinois partis quelques temps avant nous.
Le 26, en passant tout près de nous, nous demande en français, puis en anglais, si nous sommes bâtiment de guerre, d'où nous venons et nous allons. Sa curiosité satisfaite, nous continuons notre route.
Enfin, après avoir été bien contrariés par les vents contraires, nous jetons l'ancre sur la rade de Tourane, le samedi 31 mai à 3 h du soir. On fait un salut de 3 coups de canon, le pavillon jaune [1] au mâts de misaine ; les deux forts de Tourane rendent immédiatement le salut.
Le 1er juin, au soir, arriva l'un des navires cochinchinois ; et le 2 au soir, mouilla aussi sur la rade l'autre trois-mâts. Il y avait alors sur rade 5 trois-mâts et 3 bricks, gréés à l'européenne, et quelques petites jonques.
§ Le 2 juin, un Cochinois chrétien remet ... deux lettres ...
Le 2 juin, un Cochinois chrétien remet en cachette à des canotiers deux lettres pour le commandant : l'une était de M. Chamaison missionnaire éloigné au plus de Tourane de 5 à 6 milles ; le jour même de notre mouillage, il avait appris notre arrivée ; l'autre était de Monseigneur Le Fèvre, datée du 1er avril de Hue-Fo. Toutes deux sont par trop partiales, et ne parlent uniquement que de tout ce qui serait possible de faire pour améliorer le sort des Missionnaires, et faire tolérer le christianisme en Cochinchine. M. Chamaison va même jusqu'à dire que, à cause de l'arrestation de Monseigneur Le Fèvre, ipso facto, dit-il, on pourrait menacer l'Empereur de la Cochinchine d'une guerre avec la France, etc. etc.
La baie de Tourane, entourée de hautes montagnes, est belle et grande ; cependant, comme il y a beaucoup de bas-fonds, les grands navires ne mouillent qu'à 3 milles environ du petit village de Tourane, au bas d'un fort situé sur la presqu'île de Tien-Cha, en dedans de l'île dite de l'Observatoire. À l'entrée du goulet de Tourane, se voient, à droite, l'île de Han, et à gauche, la presqu'île dont je viens de parler. Les feux de deux forts situés en face l'un de l'autre pourraient s'entrecroiser.
§ Tourane est un misérable petit village situé sur une langue ...
Tourane est un misérable petit village situé sur une langue de sable qui réunit la presqu'île de Tien-Cha à la terre ferme. Je dis presqu'île, car, du sommet d'un des rochers de marbre que j'ai visités, il m'a été impossible de voir un bras de mer quelconque ; et, en remontant la rivière qui mène à Fai-Fo, à deux lieues environ de Tourane, l'est est presque douce, ce qui n'aurait pas lieu si un bras de mer coupait en deux la langue de sable. Dans la supposition d'une rivière, que j'admets d'autant plus volontiers que la plupart des navigateurs qui ont visité Tourane ne sont pas allés aux rochers de marbre, et surtout ne sont pas montés à leurs sommets pour jouir du coup d’œil de la plaine environnante, dans cette supposition, dis-je, le village de Tourane serait situé à l'embouchure de la rivière qui vient de Fai-Fo dans la baie, sur ses deux rives, mais en grande partie sur la rive gauche. Chaque côté a un petit fort dominé par un mât de pavillon à l'européenne.
Quelques petits marchands habitent Tourane ; cependant la plupart des habitants en sont pêcheurs : tous vivent misérablement, sont d'une saleté dégoûtante, et se cherchent mutuellement des insectes vermineux qu'ils mangent. Dans quelques cabanes, sur la plage voisine de notre mouillage, j'ai vu des Cochinchinois en manger. C'est un goût bien révoltant. Les hommes, en général petits, mais vigoureusement constitués, paraissent tous abrutis, grâce au régime despotique sous lequel ils vivent ; un Européen leur fait peur.
Quant au logement des éléphants dont parle Dumont-d'Urville [2] , nous n'avons jamais pu le trouver, quelques étendues qu'aient été nos courses dans la montagne du côté de Tourane, et dans le village que nous avons plusieurs fois visité.
Sur les montagnes de la presqu'île de Tien-Cha, nous avons tué un assez grand nombre de singes à culottes rouges ; des sangsues de bonne qualité fourmillent aussi dans de petits ruisseaus et plusieurs rizières près du rivage.
§ Tout le monde sait qu'un missionnaire ... en 1787 ...
Tout le monde sait qu'un missionnaire, George-Pierre-Joseph Pigneaux de Behaim, franciscain, ...
§ Migues-Man est mort en février 1841, et c'est son fils Thien-Tri ...
Migues-Man est mort en février 1841, et c'est son fils Thien-Tri ...
§ La pagode était triste et pauvre : quelques tables ...
La pagode était triste et pauvre : quelques tables ...
§ À 5 h du matin, ... débarquions au pied des rochers de marbre ...
À 5 h du matin, ... nous débarquions au pied des rochers de marbre ...
§ En effet, le 12, à 6 h du matin ... l'arrivée du prisonnier français ...
En effet, le 12, à 6 h du matin ... l'arrivée du prisonnier français ...
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Journal du commandant Fornier-Duplan
V. Mission de l'Alcmène en Annam - De Singapore à Tourane - Remise d'une lettre adressée au Roi de Cochinchine ; pourparlers avec les mandarins - Mgr Lefèvre remis au commandant Fornier-Duplan - Lettres de missionnaires français - Départ de Tourane ...
Le 16 mai 1845, nous avons appareillé à cinq heures et demie du matin, laissant la Cléopâtre et la Victorieuse au mouillage. Pour cette campagne, que nous fîmes en Annam, je transcrirai le rapport que que j'en ai remis à l'amiral à mon arrivée à Manille ; j'y joindrai deux lettres assez curieuses, que j'ai reçues en Cochinchine :
« À M. l'amiral Cécille, commandant la station des mers d'Indo-Chine. Amiral. J'ai l'honneur de vous transmettre le rapport suivant, de la campagne de l'Alcmène en Cochinchine.
§ Vous nous avez vus appareiller de Singapour, le 16 mai ...
Vous nous avez vus appareiller de Singapour, le 16 mai, avec une fraîcheur du S.-O., qui, ayant passé au N.-E., lorsque nous étions devant le Cléopâtre, a été sur le point de nous jeter sur la frégate ; c'est avec de semblables fraîcheurs, variant à chaque instant, que nous sommes parvenus à doubler Pedra-Branca, dans la nuit.
Depuis le 24, jour où nous avons aperçu les deux navires cochinchinois, partis quelques jours avant nous de Singapoor, jusqu'au 29, nous n'avons eu que de folles brises et des calmes, et nous avons éprouvé un courant portant au Sud avec une vitesse de 37 à 42 milles par jour. Les points du 25 et du 26 ont été les mêmes. Enfin, le 31, à trois heures du soir, nous avons mouillé à Tourane ; j'ai fait un salut de trois coups de canon, ayant le pavillon jaune [1] au mât de misaine ; ce salut a été rendu par les deux forts de Tourane.
Il y avait sur rade trois trois-mâts et trois mâts cochinchinois ; les deux corvettes sont arrives le 1er et le 2 juin.
Un petit chef est venu prendre le nom de la corvette et le mien ; je l'ai chargé d'annoncer au premier mandarin du village ma visite pour le lendemain, à sept heures du matin ; cet homme parlait un peu le français.
Le 1er juin, à sept heures, je suis descendu à Tourane, traversant deux haies de soldats armés de piques ou de sabres, et je suis arrivé à la paade voisine, où m'attendait le chef du village.
Après les salutations d'usage, je lui ai remis votre lettre pour le Roi de Cochinchine, en l'engageant à la faire parvenir promptement. Il m'a donné l'assurance qu'il allait l'expédier sur-le-champ.
J'ai ensuite prévenu ce brave homme que nous avions besoin de provisions, de bœufs, qu'il fallait qu'il avisât à faire ouvrir un marché ; une demi-heure après, ce marché était installé au lieu où accostent les embarcations, mais tout y était hors de prix ; on faisait un bœuf vingt quatre piastres. J'ai dit au chef que je voulais tout payer, mais à des prix raisonnables, et que, s'il ne mettait ordre à cela, je me plaindrais au mandarin qui viendrait de Hué-Fo ; nous avons alors eu les bœufs à huit piastres, et ainsi du reste. Enfin, je lui ai annoncé que nous irions faire de l'eau à l'Aiguade de la presqu'île, promener et chasser dans les environs ; il n'a fait aucune observation, et après avoir pris la tasse de thé obligatoire, nous nous sommes quittés fort bons amis.
§ Le 2 juin, j'ai reçu, par le canot des provisions ... les 2 lettres ...
Le 2 juin, j'ai reçu, par le canot des provisions, les deux lettres dont les copies sont ci-jointes, sous les nos 1 et 2 ; ces lettres avaient été glissées, enveloppées avec soin, dans la manche d'un des canotiers, au milieu du marché ; ce marin, ne sachant pas ce qu'on lui voulait, a développé et montré les lettres devant tout le monde ; le pauvre Cochinchinois qui les avait remises le pauvre Cochinchinois qui les avait
remises, a été pris, battu et traîné probablement en prison ; on
voulait ravoir les lettres, mais mon cuisinier s'en était emparé
et les avait cachées.
Le 4 juin, à six heures du soir, un Cochinchinois est venu prévenir à bord qu'un mandarin de Huô-Fo s'était fait annoncer
pour le lendemain et me faisait prier de descendre à Tourane,
sur les neuf heures du matin ; je promis de m'y trouver.
Le 5, à neuf heures, je mettais pied à terre, accompagné
d'une partie de l'état-major et de M. Itier. Comme vos instructions me disaient seulement que le but de votre lettre était
d'obtenir la libération de Mgr Lefèvre, évêque d'Isauropolis, et
ignorant dans quel sens elle était écrite, j'étais, vous devez le
croire, assez embarrassé de cette entrevue, que vous n'aviez sans
doute pas prévue. Nous nous sommes rendus à la même pagode
que le 1er ; elle avait été ornée, les deux haies de soldats, cette
fois-ci, étaient armées, moitié de piques, moitié de fusils à silex ;
il y avait en dehors environ quatre-vingt-dix hommes et dans la
cour de la pagode se trouvait triple haie de chaque côté, faisant
à peu près soixante hommes ; la troisième haie étant sans armes.
Une cinquantaine de Cochinchinois sans armes, en robes et en
turbans noirs, étaient dans l'intérieur, ainsi qu'un interprète
parlant très mauvais anglais.
Après nous avoir donné à chacun une poignée de main, le
mandarin, vieillard de 60 à 66 ans, à figure très expressive, en
grand costume, bonnet orné, robe de soie à grands ramages,
nous a fait asseoir autour de deux tables, où lui seul a pris place,
sa suite se tenant debout.
Après lui avoir décliné mon nom et mon grade, je l'ai prié
de me faire connaître à qui j'avais l'honneur de parler ? Il m'a
répondu se nommer Li-Wan-Foc, mandarin de 1re classe à la
cour de Huê-Fo.
Je lui ai demandé s'il était porteur de la réponse à votre lettre ;
il a commencé par me dire que le Roi, à la réception de votre
lettre, lui avait enjoint de partir sur le champ pour Tourane,
sans lui en donner connaissance.
Cela me paraît peu probable, lui ai-je répondu : le but de
cette lettre est de réclamer un Français dans les fers à Huê-Fo,
et je veux savoir s'il me sera remis. Faisant semblant de ne
pas comprendre, il nous a offert le thé. J'ai dit que je n'accepterais
rien avant d'être fixé sur le sort de Mgr Lefèvre ; qu'il était
étonnant, au moment où le Grand Empereur de la Chine proclamait
la liberté des cultes, que le Roi de Cochinchine fit arrêter
et mettre dans les fers un missionnaire français, et plus étonnant
encore qu'on hésitât à me faire connaître les intentions du
Roi à son égard ; que sans doute l'interprète ne comprenait pas
ce que je lui disais et que je demandais qu'on fît venir le Cochinchinois
qui parlait français.
On l'a de suite envoyé chercher ; j'ai renouvelé les mêmes
questions, et alors le mandarin m'a assuré que Mgr serait ici
avant cinq jours. Cette réponse obtenue, j'ai dit au mandarin
que j'acceptais avec plaisir le thé qu'il nous offrait, ainsi que le
cadeau du Roi pour l'équipage ; on a dressé même une table à
part pour nos canotiers, qu'ils ont fait venir.
Le mandarin s'est informé de la santé de S. M. le Roi des
Français, a demandé si tout allait bien en France, si l'équipage
de la corvette était bien portant. Lorsque je lui eus dit que la
France verrait avec plaisir le Roi de Cochinchine accorder dans
ses États la liberté des cultes, ainsi que venait de le faire le
Grand Empereur de la Chine, il m'a promis, à son retour à
Huê-Fo, d'en parler à son souverain. Il nous a dit que nous pouvions
nous promener dans tous les environs, sans cependant
aller trop loin ; enfin, il a été fort aimable. Nous allions nous
lever, lorsqu'il me demanda des nouvelles des deux grands mandarins français
qui avaient si longtemps habité la Cochinchine,
s'ils n'y reviendraient pas bientôt, et il me dit qu'il avait remplacé
l'un d'eux dans son emploi.
À dix heures un quart j'ai pris congé de lui, en l'engageant
à me faire l'honneur de venir visiter la corvette, ce qu'il m'a
promis.
J'ai vu, dès lors, que je serais forcé de dépasser le temps
que vous m'aviez fixé pour ma relâche à Tourane, car il me
devenait impossible de partir avant les cinq jours demandés.
Nous avons profité de ces cinq journées pour visiter les environs,
les pagodes, des roches de marbre, qui sont vraiment ce
que j'ai vu de plus curieux dans ces pays-ci.
Le 11 juin, n'entendant parler de rien, j'ai, dans l'après-midi,
envoyé un officier au chef du village : on lui a dit qu'on
avait des nouvelles du départ de Huê Fo de Mgr Lefèvre qu'il
serait à Tourane le lendemain ou le surlendemain au plus tard.
§ Le 12 juin, ... me prévenir que Mgr Lefère était arrivé ...
Le 12 juin, à six heures un quart du matin,
l'interprète est venu à bord me prévenir que Mgr Lefèvre était arrivé
avec deux mandarins qui me faisaient prier de descendre à Tourane. À
neuf heures, accompagné de deux officiers, j'entrais dans la
pagode, où j'ai trouvé deux nouveaux mandarins en grand costume.
Après les cérémonies d'usage, j'ai demandé Mgr Lefèvre ;
on m'a répondu qu'il allait venir, et ce n'est qu'après une conversation
assez insignifiante de près d'une demi-heure, que
Mgr a paru : il a pris le thé avec nous ; les mandarins m'ont
demandé un reçu, que j'ai fait en ces termes :
« Le capitaine de vaisseau Fornier-Duplan, commandant la
corvette-frégate l'Alcmène, reconnaît avoir reçu des mandarins
Nguy-Khoc-Thuân, gouverneur de la province, et Nguyên-Thuong,
mandarin de 4e classe, M. Lefèvre, missionnaire français. » Ensuite, Nguyên-Thuong m'a remis une lettre du ministre
de la marine cochinchinoise ; m'étant bien assuré qu'elle était à
mon adresse, je l'ai ouverte ; le mandarin l'a lue à Monseigneur,
qui a eu la complaisance de me la traduire (elle porte le n° 3).
Nguyên-Thuong est un des Cochinchinois qui ont été en France
vers 1840.
Je lui ai dit que le grand mandarin Li-Wan-Foc m'avait
promis de parler à son Roi en faveur des chrétiens et de lui dire
ce que l'Empereur de Chine venait d'accorder ; il m'a répondu :
« Quatre ou cinq mandarins, au plus, ont le droit de parler au
Roi, et ce serait exposer sa tête que de lui proposer une chose
contraire aux lois du royaume. Malgré le désir que nous aurions
tous de voir les chrétiens libres, je doute qu'aucun de nous ose
jamais en parler au Roi. » Cette réponse me fait craindre que
votre lettre, qui a été remise au ministre de la marine, n'ait pas
été mise sous les yeux du Roi ; aucun des mandarins ne m'a
répondu quand je leur en ai parlé.
Je n'ai pu savoir le nom de la frégate américaine dont il est
question dans la lettre du ministre (La Constitution, capitaine
Perceval), seulement j'ai su qu'on était indigné de sa conduite
à Tourane ; elle y avait arrêté des habitants, des bateaux, mais
les avait relâchés à son départ.
À huit heures et demie, j'ai pris congé de ces Messieurs ; à
neuf heures un quart, Mgr montait à bord de l'Alcmène, et à
neuf heures trois quarts nous quittions Tourane, sans avoir plus
de malades qu'à notre arrivée.
Jusqu'au 21 nous n'avons eu que de faibles brises du S.-S.-E.
à l'E.-S.-E., puis deux jours de calme ; enfin le 23 seulement
nous avons pris la mousson de S.-0., qui nous a fait entrer dans
la baie, où nous avons mouillé à huit heures un quart du soir,
n'y voyant plus et le temps étant par forts grains, pluie et vent,
le 25 juin.
Dans la matinée, à dix heures, nous avons eu le malheur de
perdre M. Réjou, lieutenant de vaisseau, second de la corvette,
par suite d'une fièvre cérébrale dont il était atteint depuis le 11.
§ N° 1. Lettre de M. Chamoison au commandant ...
N° 1. Lettre de M. Chamoison au commandant de la station
française, le 1er juin 1845 (reçue le 2) :
« Monsieur le Commandant,
J'ai précédemment essayé de vous écrire, mais je ne l'ai pu
à cause des mesures sévères que l'on prit pour empêcher toute
communication avec les gens de la frégate ; je ne sais si je serai
plus heureux cette fois. J'ai appris hier que vous étiez entré au
port de Tourane. Puissiez-vous obtenir, Monsieur le Commandant,
un plein succès dans l'entreprise que votre cœur généreux
vous a fait entreprendre. Mgr Lefèvre est en ce moment dans
les prisons de la capitale : Je pense que le Roi lui accordera assez
aisément la liberté. J'ai entendu dire que M. l'Ambassadeur de
France auprès de.l'Empereur de Chine, et M. le commandant
Cécille, voulaient saisir cette occasion pour donner une leçon
au Roi et, je le présume, nous obtenir, et à tous les missionnaires
qui viendront par la suite, la liberté de demeurer dans ce
royaume et d'y prêcher librement la religion, sans qu'aucun
mandarin ait le droit de nous vexer d'aucune manière. Ainsi
nous pourrons exercer notre ministère d'une manière très utile
auprès des chrétiens et auprès des infidèles, parce que la crainte
de se compromettre avec la France tiendra tout le monde dans
le respect. On pourrait menacer le Roi de la guerre, ipso facto,
dans le cas où il oserait arrêter un missionnaire, et lui faire
entendre que l'on arrêterait ses navires qui vont faire le commerce
à Canton, Singapoor et Batavia. Cette dernière menace
serait de nature à l'effrayer grandement et à le rendre un peu
plus traitable. Il serait bien désirable qu'il y ait un consul à
Tourane un missionnaire pourrait d'abord remplir ces fonctions ;
on pourrait aussi exiger l'exécution du traité conclu entre
Louis XVI et le grand-père du roi actuel.
J'ai écrit par une autre voie : puissent ces quelques lignes
vous parvenir ; j'attends des nouvelles de Mgr Lefèvre. J'ai
envoyé des courriers à la capitale, mais ils ne sont pas encore
de retour. Mgr le vicaire apostolique me charge de vous offrir
son profond respect ; il sera on ne peut plus reconnaissant des
services que vous aurez la bonté de rendre à son vicariat. Si
M. l'Ambassadeur et M. le commandant Cécille sont à bord, je
prie ces Messieurs de vouloir bien agréer mon sincère respect
et ma vive reconnaissance.
Veuillez agréer, ainsi que Messieurs les officiers de la frégate,
les sentiments de respect et de reconnaissance avec lesquels
j'ai l'honneur d'être votre très humble et dévoué serviteur.
« J. CHAMAISON. »
§ N° 2. Lettre de Mgr Lefèvre, évêque d'Isauropolis ...
N° 2. Lettre de Mgr Lefèvre, évêque d'Isauropolis
et coadjuteur de Cochinchine, adressée au Commandant de la corvette
française, le le avril 1845 (reçue le 2 juin) :
Monsieur,
Ministre de la religion et disposé à tout souffrir pour elle, je
suis loin de me plaindre de mon sort, mais je dois vous informer
des vexations exercées contre moi, afin que vous puissiez juger
de la position des missionnaires français dans le royaume annamite,
connaître les mauvais traitements auxquels ils sont exposés
et voir comment il convient que vous agissiez à notre égard.
Placé à l'extrémité méridionale du royaume, j'y remplissais
en secret les fonctions de mon ministère. Les mandarins, ayant
eu connaissance de la présence d'un Européen en ces lieux,
envoyèrent une troupe de soldats pour se saisir de ma personne ;
ma maison fut livrée au pillage et plusieurs de mes gens si
cruellement frappés que l'un d'eux en mourut quelques jours
après. Emprisonné au chef-lieu de la province, j'attendis là les
ordres du Roi. Ils portaient que je devais être chargé de fers et
conduit à la ville royale. Je passe sous silence les incommodités
d'un voyage de 300 lieues, sur un sol brûlant, avec des barbares
pour conducteurs. Le Roi a appris mon arrivée à la capitale avec
indifférence, et il semble disposé à me laisser gémir sous le
poids de mes chaînes dans une dure captivité, jusqu'à ce qu'on
vienne m'en tirer. Ce jeune monarque n'a point porté de nouveaux
édits contre nous, mais il laisse subsister les anciens, qui
sont d'une sévérité extrême.
Ce que je viens de vous exposer en peu de mots, M. le
Commandant, suffit pour vous faire connaître une partie des
maux que j'ai eu à endurer depuis cinq mois de captivité. Je
vous laisse à examiner ce qu'il convient de faire pour m'en
délivrer et pour que les missionnaires de ce royaume ne soient
plus en butte aux mêmes vexations. L'honneur du nom français
a baissé dans l'opinion des peuples de ce pays, depuis qu'ils
voient qu'on peut impunément mettre un Français à mort ou le
retenir captif. Il est vrai que nous ne sommes point envoyés ici
par le Gouvernement français, mais dans ces contrées on ne sait
pas faire cette distinction. D'ailleurs, les commerçants, auxquels
le Gouvernement accorde partout une protection si généreuse,
ne sont pas plus que nous ses envoyés, pourquoi serions-nous
moins considérés et moins protégés qu'eux ?
Il me semble, Monsieur le Commandant, que vous suivrez
les intentions du Roi et du Gouvernement français, et que vous
remplirez un devoir de votre charge en exigeant du Roi de
Cochinchine mon élargissement, avec liberté entière pour moi
et pour tous les missionnaires français qui se trouvent dans
l'étendue du royaume d'y exercer publiquement les fonctions de
notre charge, sans être inquiétés de quelque manière que ce soit.
En 1843, un capitaine de frégate obtint la délivrance de cinq
missionnaires retenus ici prisonniers ; j'ai la confiance, Monsieur,
que vous obtiendrez non seulement ma délivrance, mais pour
nous tous une liberté pleine et entière. Les Anglais ont obtenu
des concessions bien plus amples du Gouvernement chinois.
En attendant de vous cet important service, je vous prie
d'agréer, Monsieur le Commandant, l'assurance de la haute considération
avec laquelle j'ai l'honneur d'être
Dom. LEFEVRE, Évêque d'Isauropolis et coadjuteur de Cochinchine.
§ N° 3. Traduction de la lettre adressée par le mandarin ...
N° 3. Traduction de la lettre adressée par le mandarin,
ministre de la marine au royaume d'Annam :
Pour remettre à M. Duplan, capitaine de navire de
guerre français, qui l'ouvrira.
Le mandarin, ministre de la marine du royaume d'Annam,
d'après le rapport du préfet, des provinces de Quang-Nam et
Quang-Nghai, a rendu compte au Roi que, dernièrement, il est
arrivé dans le port de Tourane un navire de guerre français,
commandé par M. Duplan. Ce commandant a remis respectueusement
une lettre de son royaume, exposant que l'une des années
précédentes, un envoyé de France, le capitaine Lévéque, a humblement
demandé la mise en liberté de cinq prêtres français
condamnés par les lois : il a obtenu que ceux-ci fussent libérés
et qu'ils pussent revoir leur patrie, et cette grâce l'a rempli de
reconnaissance et de joie ; si, depuis lors, il est encore quelque
Français qui, sans le savoir, ait violé les lois, on demande respectueusement
que celui-ci obtienne son pardon et soit mis en liberté.
Après avoir examiné cette lettre et en avoir trouvé les termes
respectueux, le mandarin a bien voulu intercéder auprès du Roi
et faire connaître les ordres qu'il a reçus :
« Moi, le Roi, dans ma bienveillance et ma clémence envers
les étrangers, dans ma vertu et dans ma bonté, j'exauce la
demande, et je daigne rendre le décret suivant :
On ira dans la prison du prêtre français qui a été condamné,
l'évêque coadjuteur Dominique ; on le délivrera de ses chaînes,
on lui ouvrira les portes de sa prison, pour qu'il puisse revoir
sa patrie.
Respectez ce premier ordre, et respectez profondément
l'ordre qui va suivre :
L'évêque coadjuteur Dominique sera conduit à Tourane, par
une personne nommée à cet effet, et remis au mandarin du
lieu. Celui-ci le mettra en liberté, pour qu'il revoie sa patrie.
On devra s'entendre pour fixer le jour de son départ, et il
conviendra de faire reconnaître que cet individu a été reçu à
bord du navire pour retourner dans ses foyers.
La loi de notre royaume est digne, claire, juste, clémente,
grande. Dans l'une des années précédentes, cinq Français : Berneux,
Charrier, Gally, Miche, Duclos, sont arrivés dans ce pays
contrairement aux lois. Un capitaine de navire, envoyé de
France, est venu supplier respectueusement pour eux, et il a
obtenu le bienfait d'une ordonnance qui a mis en liberté les
coupables.
Voici qu'une seconde fois, un Français s'est glissé furtivement
parmi le peuple des villes et des campagnes, a voulu tromper
les ignorants et a violé les lois. D'après les lois du royaume,
ce crime est sans pardon ; mais comme cet étranger ignorait nos
décrets, nous avons bien voulu, dans notre clémence, suspendre
encore le châtiment.
Dernièrement, il y a un navire de guerre (La Constitution)
du royaume des États-Unis, commandé par le capitaine Perce'val,
qui est venu au port de Tourane, demander humblement du
bois et de l'eau. De plus, il a demandé qu'on délivrât le prêtre
français Lefèvre. Mais ce prêtre est sujet du royaume de France,
tandis que le navire appartenait à une autre nation, et il n'est
pas convenable qu'on demande un sujet qui n'est pas le sien.
En outre, ces étrangers ont gêné les embarcations du pays et se
sont comportés, en plusieurs circonstances, contrairement aux
lois et à toute modération. Le mandarin du pays nous a demandé
de punir ces infractions ; mais comme ces étrangers venaient
pour la première fois et ne connaissaient pas les lois du royaume,
nous avons bien voulu ne pas les poursuivre ; nous les avons
seulement chassés immédiatement.
Le capitaine du navire de guerre français arrivé en second lieu,
a apporté respectueusement une lettre de son royaume ; il est
venu supplier d'abord qu'on l'examinât : cette demande était
juste, on l'a accordée et on a chargé le mandarin de transmettre
les ordres du Roi.
Moi, le Roi, j'accorde la demande, et par ce décret bienveillant
je rends la liberté au coupable pour qu'il retourne dans son
pays. II faut qu'il aille auprès de son souverain pour lui faire
connaître la justice de nos procédés. Il faut aussi dire aux habitants
de ce royaume, s'il y en avait qui voulussent venir faire
ici le commerce, de ne mouiller que dans le port de Tourane.
D'après la loi, faire le commerce, vendre, voilà ce qui est permis ;
mais on ne peut venir de Macao pour se rendre dans toutes les
provinces, se répandre parmi le peuple, le tromper, violer les
lois. Le mandarin devrait alors recourir aux pénalités sévères du
royaume, et il serait difficile, une autre fois, d'intercéder pour le
coupable et d'obtenir le bienfait qui leur pardonne.
Il convient de faire connaître le décret écrit à droite, au
capitaine du navire de guerre français, M. Duplan.
Le 1er jour du 5e mois' de la 5" année du règne de Thiêu-Tri. »
NOTA. Un Chinois m'a dit que dans cette lettre Thiêu-Tri
se donne le titre qui ne convient qu'à l'Empereur de la Chine et
qu'il ne donne au Roi des Français que celui qui convient à un
petit chef souverain.
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