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Les deux élections législatives de février 1876 et d'octobre 1877, ardemment disputées, constituèrent le point d'orgue de l'affrontement entre monarchistes et républicains ... Jean-Marie Déguignet a laissé une description très vivante de l'élection de février 1876 [1] à Ergué-Armel, près de Quimper (Finistère). Pour lui, la possession du pouvoir était la question centrale : « Les nobles et les jésuites nous ramèneraient certainement quatre ou cinq siècles en arrière, au bon vieux temps où les paysans et les ouvriers étaient considérés et estimés à dix-sept degrés au-dessous des bêtes de somme et des chiens ». Le candidat le mieux placé était un industriel millionnaire [2] , monarchiste et clérical, son adversaire, un pauvre homme de loi républicain [3] . Les monarchistes distribuèrent des tracts en breton et en français et employèrent des agents à plein temps qui diffusaient la bonne parole dans les campagnes, distribuant journaux, cigares et alcool. Les propriétaires terriens, que Déguignet appelle « châtelains », firent savoir à leurs fermiers et à leurs ouvriers agricoles comment ils devaient voter ...
Le maire de la commune, ex-bonapartiste désormais employé par les « cléricaux-momarchiste », se tenait à l'entrée du bureau de vote. Il affirma sans vergogne à chacun des châtelains présents que les électeurs voteraient comme un seul homme pour le bon candidat et leur serra la main. Déguignet remarqua toutefois que les votants réprimaient un sourire en quittant le bureau pour se diriger vers le café pour y manger et boire aux frais du châtelain. Déguignet note que, des 500 électeurs de la commune, 450 votèrent pour le candidat républicain. Le châtelain et ses agents ne purent en croire leurs yeux : ils se mirent à hurler, à taper du pied, certains fondant même en larmes. Et, plus surprenant encore, Louis Hémon, le candidat républicain, obtint suffisamment de voix pour se faire élire dans la première circonscription de Quimper.
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Déguignet nous rapporte la réaction de la châtelaine. Elle refusa, tout d'abord, de croire au résultat de l'élection. Lorsque ceux-ci furent confirmés, elle se comporta « comme une hyène enragée ». Elle se rua sur ses terres, tentant de hurler à l'intention de ses ouvriers des mots qui lui restaient coincés dans la gorge : c'étaient des scélérats, des voleurs, des salauds, des pleutres, et pire encore. Elle se mit à frapper les ouvriers terrifiés, sa colère redoublant s'ils osaient protester. Elle les chassa tous - mais dut les rembaucher quelques jours plus tard. IL est certain que le témoignage de Déguignet ne doit pas être pris au premier degré, et l'on peut ainsi s'interroger sur le rôle exact qu'il aurait joué en convaincant ses concitoyens de voter républicain. Si l'on laisse de côté les détails les plus piquants, ce récit nous révèle beaucoup sur les relations d'autorité dans la Bretagne rurale. Ce que l'auteur nous apprend sur la distance qui séparait les électeurs ordinaires de l'élite des propriétaires terriens est corroboré par d'autres sources : le châtelain exerçait une sorte d'hégémonie « naturelle » sur les paysans et les ouvriers agricoles qui craignaient en permanence d'être renvoyés par leur maître ...
Au premier abord, l'histoire que conte Déguignet paraît avoir une fin heureuse. Toutefois, comme toutes les histoires, elle se conclut par un tour inattendu. L'auteur souligne la victoire électorale décisive remportée par les républicains en 1877, mais commente comme suit l'action du gouvernement qui en était issu : « Mais le malheur était que parmi les représentants de cette république démocratique, il n'y avait pas un seul démocrate ... [Dans la République], le vrai peuple n'avait aucun vrai représentant. En revanche, il y avait parmi ces représentants de beaux parleurs, des sophistes, des phraseurs qui savaient endormir le peuple avec la poudre de la rhétorique ».
Le jugement final de Déguignet est-il juste ?
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