Modèle:DéguignetJérusalem995 - GrandTerrier

Modèle:DéguignetJérusalem995

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Le Ramaleh n'est qu'un pauvre village, mais il y a un grand couvent, ou plutôt une grande hôtellerie, établie là par les bons moines franciscains pour exploiter les pèlerins. On conserve toujours dans ce couvent un petit lit dans lequel Bonaparte, durant son expédition d'Egypte, avait couché une nuit. Les moines qui lui donnèrent l'hospitalité furent tous massacrés le lendemain, ce qui n'a pas empêché leurs successeurs de montrer depuis, avec orgueil, ce lit historique [1]. Rameleh est l'ancienne Arimathie, patrie de Joseph et de Nicodème, ces deux grands juifs de la secte des pharisiens, que Jean, le quatrième évangéliste - ou le quatrième menteur - fait intervenir sottement dans l'embaumement et l'ensevelissement de son cher Maître. C'est aussi près de Rameleh que naquirent les deux larrons, ou les deux petits bandits, qui furent crucifiés avec le grand bandit de Nazareth : les chrétiens ont même bâti une église en cet endroit en l'honneur de ces deux malfaiteurs, qui méritaient sans doute autant cet honneur que le voleur de cochons de Génézareth et tous ses compagnons, en l'honneur desquels on a bâti des millions d'églises.

Nous couchâmes à Rameleh, mais pas dans l'hôtellerie des moines, mais chez un juif que notre guide connaissait. Le lendemain, nous nous mîmes en route de bonne heure pour éviter l'encombrement, la chaleur et la poussière. Jusqu'à Rameleh et un peu au-delà, le pays était beau, des montagnes vertes, des arbres, des arbustes, des plantes, des jardins, des champs de blé : c'était la Galilée, nous disait notre guide. Mais bientôt, nous entrâmes dans la Judée, pays qui fut donné aux enfants de Juda par le sauvage Josué lorsque, avec l'aide de l’Éternel, il détruisit trente-et-un peuples avec leurs rois à la fameuse bataille de Gabaon, où le dieu d'Abraham jeta du haut du ciel des rochers pour écraser les fuyards, et fit arrêter le soleil et la lune pour donner à Josué le temps d'exterminer ces peuples jusqu'au dernier. Dans le partage de ces trente-et-un royaumes qui fut fait entre les neuf tribus des enfants d'Israël, les descendants de Juda, auxquels Jacob en mourant avait promis la domination éternelle sur les autres tribus, et même sur tous les peuples de la terre, eurent certainement le plus mauvais lot. Car il n'est pas possible de voir un plus triste pays que cette Judée, où on ne voit que des montagnes brûlées, des anciens volcans qui de loin ressemblent à des taupinières roussies. Avec cela, une atmosphère lourde et rougeâtre qui vous trouble. C'est bien le pays de la désolation et de l'abomination dont parle le prophète.

Renan a dit que c'est la vue de ces montagnes désolées et la lourdeur de l’atmosphère qui troublent l'intelligence des pèlerins et leur font voir les choses à Jérusalem, non telles qu'elles sont, mais telles qu'ils doivent les voir avec les yeux de la foi aveugle. Ce qui fait qu'on voit encore de nos jours des sottises et des absurdités aussi grossières que celles de la Bible et des Évangiles écrites par des pèlerins, même soi-disant savants, au sujet de ce pays.

Nous arrivions enfin en vue de Jérusalem. L'Arménien fit ralentir la marche pour nous montrer, du haut du coteau, les principaux monuments de la ville, puis nous fit voir l'endroit où les pèlerins s'arrêtent et descendent de cheval, ou de voiture, pour embrasser la terre et chanter ensuite le fameux cantique Stantes erant pedes nostri in altrui tuis, Jerusalem. C'est à partir de là, sans doute, que la folie attaque les pèlerins, comme le roi David qui entra en cette ville en sautant, en dansant, en se découvrant comme un fou, à la grande pitié de sa femme Mêchol. Voyant des pèlerins arriver derrière, l'Arménien nous montra une grande maison là-haut : « Voilà, dit-il, le couvent où tous ces pauvres moujiks russes vont demeurer pendant le séjour ici. Là, ils seront logés et nourris, chacun selon sa fortune. Il y a beaucoup parmi ces pèlerins qui travaillaient depuis dix, quinze et vingt ans pour ramasser de quoi faire ce voyage, et toutes ces économies qui ont coûté tant de travail et de privations vont rester là entre les mains des moines. Les catholiques ont aussi leur couvent ou leur hôtellerie là-bas, plus loin, sur le mont des Oliviers, où ils vont aussi se faire vider leurs bourses par les pères franciscains ; et nous autres Arméniens, nous avons nos moines exploiteurs, là-bas, sur le mont Sion. Ici, les prêtres et les moines sont tous des négociants, des marchands, des débitants, des mercantiles : ce sont leurs seules occupations et leurs seuls soucis. »

Nous étions entrés en ville ; en passant, je remarquai des débits, des hôtels, avec des enseignes en toutes langues. Nous arrivons à la maison de notre hôte, où nous fûmes reçus avec le maître, notre guide, comme si nous eussions été ses propres enfants, par toute la famille qui parlait français mieux que nous. Comme on nous attendait sans doute, un grand dîner nous fut bientôt servi, le plus beau que j'ai eu dans ma vie. Nous fûmes obligés de goûter au moins douze mets différents. Mais, quoiqu'ils fussent délicieux, je trouvai qu'il y en avait dix de trop, moi qui n'avais l'habitude de manger qu'un seul mets, deux tout au plus. On nous fit boire du vin de Jéricho, pays si célèbre dans les légendes juives, mais on voulut aussi nous faire goûter du vin de France, du bordeaux et du champagne. Le maître nous dit en riant qu'il pouvait bien nous régaler puisque c'était nous, les soldats français et turcs, qui lui avions fait gagner tout ça. Après ce luxueux dîner, qui pour moi dura trop longtemps, notre hôte nous donna un guide, un excellent cicerone pour nous conduire où nous désirions. Moi qui connaissais la Jérusalem biblique, je dis à notre bon « tchichéroné », comme disent les Italiens, que je désirais d'abord voir cette fameuse montagne des Oliviers, où furent arrêtés le 22 mars an 33, douze bandits galiléens avec leur chef, à minuit, cuvant leur vin. Nous nous dirigeâmes de ce côté. Mais il nous était difficile de marcher dans ces rues remplis de pèlerins, tous suivis, ou plutôt poursuivis, par une foule de gamins et même de grands gaillards les forçant pour ainsi dire à leur acheter des bibelots de toutes sortes : des mouchoirs avec des dessins représentant différentes scènes de la Passion, des images, des gravures, des chapelets fabriqués avec des morceaux de la vraie croix, de petits morceaux de bois de la même provenance, des morceaux d'étoffes provenant de la robe rouge du chef crucifié, des petits cailloux provenant de la grotte de Gethsémani, etc., etc. Heureusement, notre guide qui connaissait ces fourberies, et les individus qui les pratiquaient en ce moment, eut soin de les éloigner de nous, quoique nous devions leur paraître deux bonnes proies, étant si bien habillés.

Nous pûmes ainsi nous échapper des mains de ces mercantiles fraudeurs, et arriver enfin, en passant par le torrent de Cédron, à ce fameux Jardins des Oliviers, que j'aurais nommé plutôt un jardin potager. Car les franciscains qui ont bâti là une grande maison pour exploiter les naïfs pèlerins catholiques, ont, pour occuper leurs loisirs, transformé ce Jardin des Oliviers en jardin de légumes. Toutefois, ils ont soin d'entretenir quatre ou cinq oliviers pour montrer aux bons croyants, auxquels ils font croire que ce sont là les vrais arbres sous lesquels Jésus et ses compagnons allaient souvent dormir. Et, non loin de là, on leur montre la fameuse grotte dite de Gethsémani, et puis, près de là, des taches rouges que les pauvres idiots vont embrasser en pleurant comme des veaux, pensant embrasser le vrai sang de leur dieu, tandis qu'ils n'embrassent que des taches de vermillon répandues là et rafraîchies à chaque instant par les bons pères franciscains. Notre guide, qui avait été informé par le patron que nous n'étions pas des pèlerins, voulut bien nous expliquer les fourberies de ces moines bourrus, exploiteurs des imbéciles. Mais il n'aurait pas eu besoin d'expliquer à moi toutes ces fourberies, car depuis les bonnes leçons reçues de mon caporal à Kamiech, je ne voyais plus les choses avec des yeux de la foi aveugle et abrutissante. Je voyais très bien que ces taches rouges étaient un composé d'oxyde de mercure, de soufre et d'huile, autrement dit de vermillon répandu là le matin même, avant l'arrivée des pèlerins. Et si le gros moine qui était là ne fût pas si occupé à distribuer des petits brins d'olivier et des cailloux aux nigauds qui venaient embrasser cette peinture rouge, je lui en aurais bien parlé, car je connais les Évangiles par cœur. Or, les Évangiles disent que Jésus « étant en agonie et priant plus instamment, il lui vint une sueur comme des grumeaux de sang qui coulaient jusqu'à terre » (Luc, XXII. 44). Mais il est facile de voir, pour celui qui sait lire et peser ce qu'il lit, que ces grumeaux plus ou moins gros étaient des grumeaux de pain, de viande et autres victuailles rougis par le vin, et qui étaient sortis non pas par les pores de la peau en sueur, mais bien par le gosier du bandit. Et ses compagnons en avaient fait autant, car tous ils furent trouvés couchés et face contre terre, c'est-à-dire que tous ils venaient de restituer ce qu'ils avaient pris de trop dans cette grande noce qu'ils firent à Jérusalem; et qui avait duré jusqu'à minuit. Ce gros moine nous regardait assez et avaient bien envie de nous offrir aussi quelques brins d'olivier et quelques cailloux, dans l'espoir de recevoir quelques pièces blanches. Mais il voyait bien que nous n'étions pas de vrais croyants, n'ayant pas embrassé ses taches de vermillon, et nous voyait accompagnés par un guide qu'il connaissait sans doute.

Nous ne restâmes pas longtemps là du reste, à contempler ce honteux commerce, cette profanation de la nature, du bon sens et de la raison. J'avais tourné les yeux de l'autre côté pour voir si j'aurais aperçu Béthanie, dont nous étions près de la route : ce petit bourg, où les bandits galiléens allaient souvent faire des pantagruéliques noces en compagnie de Madeleine, de Marthe, de Marie sa sœur, de Jeanne, de Suzanne et autres belles courtisanes de bas étage qui suivaient partout ces bandits noceurs. Mais la nuit approchait, et il fallait retourner au gîte en passant par d'autres rues et des places, où notre guide nous montra des maisons que les malins du pays font voir aux naïfs croyants comme étant les maisons qu'ils désirent voir, c'est-à-dire la maison de Pontius Pilate, celle d'Hérode, d'Anne, de Caïphe, etc., et la Voie Douloureuse, ou le Chemin de la Croix, qui commence à la maison de Pilate jusqu'au Saint-Sépulcre, bâti sur l'emplacement où furent crucifiés les trois bandits le 23 mars 33, de midi à trois heures, condamnés pour les crimes les plus épouvantables, et cela par tous les justiciers du pays : par le Conseil des juifs, le Sanhédrin, par Hérode tétrarque de la Galilée, et par Ponce Pilate, gouverneur, au nom de l'empereur Tibère.

Enfin, en peu de temps, nous avions vu à Jérusalem à peu près tout ce qu'on montre aux fidèles, avec cette différence que, pour mon compte personnel, je voyais ces choses telles qu'elles étaient, tandis que les bons croyants les voient telles qu'elles étaient au temps évangélique, ne sachant pas sans doute que Jérusalem fut détruite et rasée complètement plusieurs fois depuis, et dans laquelle il n'y a plus une seule pierre de celles qui étaient alors, sauf peut-être quelques vieux pans de murs du Mont Sion que les juifs vont embrasser en pleurant et se frappant la poitrine, croyant que ce sont encore là les restes du merveilleux palais de Soliman ou Salomon, comme les chrétiens en embrassant les taches de vermillon de là-haut croient embrasser le sang de leur dieu.

Quand nous arrivâmes à la maison, le souper était prêt, et qui fut pour moi, comme le premier, beaucoup trop copieux et trop long. Nous eussions eu certes, mon camarade et moi, plus de plaisir à manger un morceau de pain et du fromage, assis sur l'herbe, en buvant une bouteille de mauvais vin. Après souper, on nous conduisit dans une chambre qui ressemblait à ces chambres de fées sont il est question dans les contes de mille et une nuits. On nous y avait préparé chacun son lit. Mais ces lits étaient trop moelleux pour nous ; nous prîmes seulement les couvertures, et nous nous couchâmes sur le tapis de la chambre, avec nos belles redingotes pour oreillers.

Nous causâmes longtemps avant de nous endormir des choses de Jérusalem. Mon camarade, sans être encore un vrai libre penseur, avait vu cependant comme moi, avec ses grands yeux, toute la charlatanerie et les fourberies qui se montraient partout avec une telle grossièreté et un tel cynisme, capable de révolter le cœur le moins tendre, et de faire ouvrir les yeux à tout individu qui n'aurait pas eu cinq centimètres d'écailles dessus.

Lorsque je me fus endormi, les compagnons de Morphée - les songes - vinrent comme d'habitude me travailler l'esprit. Ceux-ci firent défiler devant les yeux de ma mémoire, en un instant, toutes les fables absurdes, stupides, grossières, burlesques et grotesques de la Bible et des Évangiles, depuis l'entrée en scène de ce farouche et ignoble Jéhovah ou l’Éternel, jusqu'à Jésus son prétendu fils, que les chrétiens appellent le roi des rois, le dieu des dieux, mais que la vérité et la raison appellent le bandit des bandits, le criminel des criminels. Jean, le bien aimé, l'Antinoüs [2] de ce criminel a dit en terminant son évangile : « Il y a aussi beaucoup d'autres choses que Jésus a faites, et si elles étaient écrites en détail, je ne pense pas que le monde pût contenir les livres qu'on en écrirait. » Cette gasconnade judaïque pourrait approcher de la vérité, si elle était appliquée aux crimes et aux horreurs commis par ce monstre déifié, ou commis en son nom depuis dix-huit siècles.

Quand les songes eurent encore fait défiler devant ma mémoire l'histoire vraie de cette triste ville, je me réveillai, et comme j'avais chaud, je me levai pour aller prendre l'air sur le balcon. En ouvrant la porte, si je n'eusse pas su que j'étais à Jérusalem et au printemps, et qu'il faisait très chaud, j'aurais cru qu'il était tombé de la neige depuis la veille, car toutes ces maisons à couvertures plates et blanchies à la chaux présentaient fort bien un tableau à effet de neige. Je me mis à regarder le ciel et les étoiles, et de suite, il me vint à l'idée des paroles dites à Abraham après le sacrifice d'Isaac par cet imbécile Éternel : « Je te bénirai certainement, et je multiplierai ta postérité comme les étoiles ». Alors, la postérité de ce sauvage du désert n'aurait pas été bien nombreuse, puisqu'on ne peut voir au ciel, à l’œil nu, que quatre mille huit cents étoiles ... Je suis certain que ce dieu ignorant et sauvage des juifs n'avait pas de télescopes ! Pendant que j'étais à considérer les étoiles, et à philosopher sur les idioties bibliques, le jour était arrivé, presque tout d'un coup. Je rentre vivement pour m'habiller ; mon camarade était réveillé aussi. Nous remîmes les couvertures sur les lits, et causâmes un instant avant de descendre. Ce qui m'embêtait, là, parmi ces gens, c'était l'obligation de subir un tas de cérémonies et toutes sortes de politesses en usage dans ce pays, et auxquelles nous autres pauvres paysans d'occident ne comprenions rien. Ce qui faisait que nous étions là comme deux idiots au milieu d'une société éclairée et bien élevée. Nous nous rattrapions après en répétant le proverbe populaire : « Trop polis pour être honnêtes ». S'il est vrai, comme on dit, que les Arméniens sont les plus grands voleurs du monde, il faut bien qu'ils soient les plus polis. Nous étions obligés de subir ces cérémonies et ces compliments sans pouvoir y répondre, que par des oui et des non.