Modèle:DéguignetJérusalem994 - GrandTerrier

Modèle:DéguignetJérusalem994

Un article de GrandTerrier.

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Nous allions quelquefois, sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s'établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu'aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu'à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu'à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n'était venu à Constantinople, comme bien d'autres, que dans l'espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.

Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :

— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j'ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n'est pas loin d'ici, je m'offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n'obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m'engage, vis-à-vis d'eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.

J'ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m'a causé tant de plaisir et de surprise à la fois. Comment ! aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l'Homme-Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire ! Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes travaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciel !

Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots pour l'officier qui commandait notre détachement, car le temps pressait ; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, malgré les recommandations de l'Arménien, nous accorder cette permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous deux ; il nous dit enfin :

— Je puis vous accorder cette permission, car j'ai confiance en vous et en notre ami. Je viens d'apprendre officiellement que la paix est signée et, en même temps, que nous devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-à-dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de malades à l'ambulance ; par conséquent, vous pouvez dire à l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu qu'il ne vous perde pas.

Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magnifique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encombré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles. On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions dans notre habillement de gentleman et, grâce à notre silence, nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement, notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de huit ; il avait calculé le temps qu'il fallait pour ce voyage : juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir. Avec huit jours de permission, nous n'aurions pu nous arrêter nulle part.

Nous débarquâmes à Jaffa, où l'on trouvait toutes sortes de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des chameaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.

Avant de partir pour Jérusalem, j'éprouve le besoin de faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons, on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d'autres presque rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d'autres retiennent mieux l'histoire ; d'autres des noms, des dates, des chiffres. Moi, si j'ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les mythologies et certaines notions scientifiques, elle a été absolument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi, il m'arrive très souvent d'être embarrassé de mettre l'orthographe d'un nom quelconque, après l'avoir écrit plus de cent fois. Je me vois donc obligé d'omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date, ne possédant aucun document pour m'éclairer [1]. Je sais bien, cependant, que nous sommes ici au commencement d'avril 1856.

[note 1] : Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa.