Me voici échoué sur un lit d'hôpital, JMD - GrandTerrier

Me voici échoué sur un lit d'hôpital, JMD

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(Jean-Marie Déguignet, Rimes et Révoltes, p. 77-82.)

Me voici échoué sur un lit d'hôpital,
C'était écrit sans doute dans le livre fatal,
Que je devais subir tous les plus grands malheurs,
Que je devais passer par toutes les horreurs

Qui peuvent, ici-bas, s'abattre sur les hommes,
Horreurs si bien tracées par David dans ses psaumes.
Et ce n'est pas fini ; j'en ai encore à boire
D'autres coupes amères. Un autre purgatoire

M'attend ici tout près dans un autre asile,
Étant déclaré fou, idiot, imbécile
Digne d'être admis parmi les alcooliques,
Parmi les insensés et les épileptiques.

La science le veut et devant ses décrets
Je dois courber le front, taire mes facultés.
Elles n'existent plus, car de là par la science
Elles sont annulées, je reviens à l'enfance.

La science moderne ou la Déesse phréno [1]
Décrète que je dois retourner au berceau,
Heureusement j'ai toujours cette philosophie
Qui m'a si bien servi durant ma longue vie.

Cependant que ferai-je en ces tristes locaux
Où la folie trône avec ses oripeaux ?
Ce doit être un lieu semblable aux Enfers
Dont Dante nous parle en assez grossiers vers.

On pourrait y écrire ces mots : Lasciate
Qui ogni speranza voi che intrate [2].
Que vais-je devenir dans ce pandémonium ?
Devrais-je m'y faire une illusion ?

Me croire réellement tombé dans la démence
Comme a prononcé l'infaillible science,
Devrais-je y chanter, me traîner à genoux,
Pleurer, rire, sauter, comme les autres fous,

Envoyer promener toutes mes facultés
Et fouler dans l'oubli tous mes travaux passés ?
C'est ainsi qu'autrefois dans les Champs-Élysées
Les âmes des braves, dans les oublis plongées,

Goûtèrent les grandes joies et les réjouissances,
Ne se souvenant plus du monde des souffrances.
Mais malgré mes efforts, je ne pourrai jamais
Oublier qui je suis, non plus ce que j'étais.

J'aurais beau y chanter avec ces fous d'Armor
Echo répétera : « te cantas in dolor [3]».
Fous, nous le sommes tous, disait déjà Boileau,
Et qu'affirme aujourd'hui le savant Lombroso [4]·

Affirmant par les règles de la phrénologie
Que tout le genre humain est atteint de folie.
On pourrait s'en assurer en consultant l'histoire,
On n'y voit que folie sous le nom de la gloire.

Folie et furie, férocité et haine
Voilà toute l'histoire de la bête humaine
On pourrait la figurer en un petit instant
En trempant un gros pinceau dans la boue et le sang.

Sans remonter bien haut dans l'histoire de France
Nous avons vu les Français, tous tombés en démence,
Ecrivains et généraux, citoyens, magistrats
Se traitant de fripouilles, coquins et scélérats.

Et tous ces grands déments par leur esprit pervers
De leur vaste folie remplissaient l'univers.
Mais tous ces furieux qui succombent de rage
Croient qu'ils ont seuls encore la sagesse en partage,

Ils mettaient quelques gueux fermés sous les verrous,
Faisant entendre aux autres que ceux-là seuls sont fous.
S'il y eut quelque part, dans quelque coin des cieux
Un Dieu comme l'on dit, grand, fort et généreux,

II y a longtemps qu'il aurait tiré de son orbite
Et réduite en poussière cette terre maudite.
Jamais il n'aurait pu supporter tant de crimes,
Ni voir couler en ruisseau le sang de leurs victimes.

Mais j'allais oublier que j'étais insensé,
Exclus de l'humanité et de la société
Et cela pour avoir voulu, en stoïcien,
Quitter ce pauvre monde, n'y faisant plus rien,

Alors on m'a jugé atteint de la manie
Des persécutions. Oui, toute ma vie
J'ai cruellement supporté des persécutions,
De la part des canailles, charlatans et fripons.

Si souffrir en silence est appelé manie,
Alors je suis bien fou, plus fou que la folie.
On aurait dû m'enfermer déjà depuis longtemps
Avec les idiots, les crétins et déments.

Mais au lieu d'être fou, j'étais plutôt un lâche,
J'aurais dû prendre un poignard ou une grosse hache,
Et aller en justice arracher les entrailles
A ces bourreaux stupides, ignobles et canailles,

Pour donner à manger à mes pauvres enfants,
Réduits à la misère par ces monstres tyrans.
Plusieurs de ces monstres sont déjà trépassés
Et sont certes là-haut déjà récompensés.

Par celui qui leur disait dans ses derniers adieux :
« Tout ce que vous ferez sera bien vu aux cieux,
Tout ce que vous ferez ici-bas sur la terre
Nous vous approuverons, moi et mon noble père. »

Je pourrais bien citer tous ces tyrans, bourreaux.
Je vais au moins ici citer les principaux
Le premier, un curé, appelé Roumigou [5],
Fut un alcoolique, un ignoble voyou.

Puis Cambourg [6] et Malherbe dit de la Boixière,
Ignoble gentilhomme, traître, lâche et faussaire.
Le Mao et puis Guédès [7] et le lâche Le Gall [8]
Digne d'être jeté au fourneau infernal.

Et ce fourbe, coquin, triple lâche Baron
Et cent et cent autres car ils sont légion.
Tous ceux-là ont vraiment cette grande manie-
Des persécutions et de la fourberie.

Et c'est moi qui souffre pour toutes ces canailles.
Sans pitié, sans raison, sans cœur et sans entrailles.
On a saisi mon corps mais non pas mon esprit
Celui-là est libre et le jour et la nuit,

Se moquant des tyrans, des curés et des dieux
II a pour empire l'immensité des cieux,
II s'arrête souvent dans ces belles planètes
Pour causer, discuter avec leurs bons poètes.

De là, il regarde sur notre pauvre terre
Où il ne voit que sang, orgie et misère,
Des hommes s'égorgeant, pleins de sang et d'horreur
Pour avoir de l'argent, de l'or et des honneurs.

Une chose inquiète cependant cet esprit
Depuis que son vieux corps est mis en interdit
Par la déesse moderne, l'infaillible science
Qui l'a déclaré fou, en plein dans la démence;

Officiellement exclu de la société
Mis au ban des hommes et de l'humanité,
Que pourra-t-il désormais, sinon mourir de faim
N'ayant plus aucun droit de demander du pain.

Au sein de ce monde d'où il est rejeté
Comme être indigne et un pestiféré,
Je ne puis protester, j'ai contre moi les lois
Ou plutôt des caprices dont on en fait des droits.

Je sais bien que l'on parle dans quelques lois civiles
Des fous et des déments et autres imbéciles,
Mais ces lois ne regardent que les propriétaires,
Les riches, les canailles, les filles héritières,

Nous autres parias, nous y sommes inconnus
Nous n'avons pour défense que les lois de Jésus
Mais les juges aujourd'hui n'appliquent plus ces lois
Ils n'aiment que l'argent et Thémis [9] aux faux poids.

Nous sommes encore connus, nous autres prolétaires
Par le code pénal et les lois militaires,
Quand il s'agit de verser le sang pour la patrie
Nous sommes les premiers à donner notre vie,

Et puis même ici dans ce vieil hôpital,
Nos corps servent encore à l'art chirurgical,
Et après notre mort, un Gall [10], un Lombroso
Pourrait venir encore fouiller notre cerveau

Pour y chercher la cause de toutes nos manies,
Des persécutions et des autres folies,
Je dois donc me soumettre à mon ultime sort
Et en philosophe attendre que la Mort

Vienne enfin, un jour, par la faux de l'Ankou
Me jeter au tombeau, en me tranchant le cou.
Alors je pourrai dire en tombant sous la faux
Benedictus te Ankou [11]. tu as fini mes maux…


Notes :

  1. Phréno : voir phrénologie. [Ref.↑]
  2. Phrase en italien extraite de L'Enfer de Dante : Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate (Dante, Enfer, III, 9). Signifie : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. [Ref.↑]
  3. Tu cantas in dolore (singulier) ou in doloribus (pluriel) : Toi tu chantes au milieu des souffrances. [Ref.↑]
  4. César Lombroso : médecin et criminologiste italien (1835-1909). [Ref.↑]
  5. Roumigou : curé d'Ergué-Gabéric à qui s'opposa violemment Déguignet lors de son mariage. [Ref.↑]
  6. Cambourg : sans doute, il s'agit là de Monsieur Pierre, homme à tout faire de Malherbe de la Boixière, [Ref.↑]
  7. 7 Le Mao, Guédes : curés successifs de Pluguffan. [Ref.↑]
  8. Le Gall : cure d'Ergué-Armel qui maria Déguignet de fort mauvaise grâce. [Ref.↑]
  9. 9 Thémis : déesse grecque de la justice. [Ref.↑]
  10. Gall : Franz Joseph Gall (1835-1909) : fondateur de la phrénologie. [Ref.↑]
  11. Benedictus tu, Ankou : Loué sois-tu, Ankou... (cf. Benedictus Deus : Béni soit Dieu). [Ref.↑]