Pages 376-377 de l'Intégrale des Mémoires : les Prussiens en France
Mais lorsque peu de temps après les bruits de commencèrent à circuler, ils se demandèrent si réellement ce plébiscite [1] n'avait pas été un leurre. Cependant on leur disait que cette guerre « que la Prusse nous déclarait » ne serait qu'une gloire de plus pour l'armée française et la consolidation définitive de grand empire libéral et ils le croyaient. Les mensonges politiques et religieux ont une telle puissance sur les masses qu'elles s'y laissent toujours prendre à ces appâts trompeurs et les meneurs de peuples, connaissant cela, ne manquent pas de prodiguer ces mensonges. Moi qui connaissais cet assassin Badinguet [2] échappé du bagne, je leur disais bien à ces paysans abrutis qu'ils avaient été trompés le jour du plébiscite [1] par les plus grossiers mensonges comme on les trompait maintenant avec la guerre qui avait été provoquée par l'Empereur lui-même, comptant sur la bravoure de ses soldats pour battre les Prussiens, comme nous avions battu les Autrichiens, ce qui lui aurait donné encore un regain de vie. § Mais les soldats qui avaient battu les Autrichiens ...
Mais les soldats qui avaient battu les Autrichiens en un mois n'étaient plus là. Je l'ai déjà dit, l'armé avait été complètement désorganisée en 1867. Il ne restait plus que la garde impériale dont le sire avait besoin pour garder sa précieuse personne, dans les autres régiments il n'y avait plus que les noyaux. Il y avait bien, sur le papier, une armée appelée garde mobile mais elle était restée parfaitement immobile jusque-là. Le budget, dévoré par une armée de budgétivores, ne permettait pas d'habiller, de nourrir et d'équiper les soldats de cette fameuse garde ... immobile. Ainsi, quand le maréchal Le Boeuf disait aux députés et sénateurs qu'ils pouvaient se reposer sur l'armée car elle était en meilleur état possible, qu'il ne lui manquait pas seulement un bouton de guêtres, c'était là encore, comme toujours, un pitoyable mensonge, car il lui manquait à peu près tout, même un chef capable de la commander. Je les connaissais tous, les ayant vus à l'oeuvre depuis Sébastopol jusqu'au Mexique. Tous avaient gagné leurs croix et leurs épaulettes en fusillant les Français en 1848 et en 1852, mais sur les champs de bataille ce n'étai que des lâches, des traîtres et des imbéciles, des ânes comme disaient les officiers étrangers conduisant des lions. Mais ces petits lions de Crimée, d'Afrique, d'Italie et du Mexique, qui savaient vaincre malgré les ânes, n'étaient plus là. Les Prussiens le savaient bien pourtant, que des chefs ils s'en moquaient, ils connaissaient leur ânerie passée, depuis longtemps en état de proverbe. Enfin la guerre était déclarée et tout de suite les troupes furent dirigées sur les frontières de l'est. « À Berlin ! À Berlin ! » criaient quelques troupiers en s'embarquant dans les trains et tout le long du trajet. Nous étions en pleine moisson, j'avais deux domestiques, qui faisaient partie de la fameuse garde mobile qui n'avaient jamais eu un fusil entre les mains. Ils furent appelés comme les autres. Ils pleuraient en partant, je leur dis qu'ils n'avaient rien à craindre de la guerre car avant qu'ils seraient arrivés à leur régiment tout serait fini ou à peu près. Car pour moi, il n'y avait aucun doute sur l'issue de cette misérable campagne entreprise dans de telles conditions avec une armée désorganisée et numériquement inférieure à l'armée ennemie. ...
Maintenant on pouvait dire que s'en était fait de la France.Finis Gallioe » (c'en est fini de la Gaulle), comme disait Prosper Mérimée en mourant justement à ce moment-là à Nice [3] entre les bras de ses houris d'Albion. Il est vrai que Bazaine et Mac-Mahon, en vendant nos soldats, vendirent en même temps bandit et assassin à qui l'on donnait le titre d'empereur des Français.
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Page 379 de l'Intégrale des Mémoires : la garde nationale
Ce fut aussi, en ce moment que l'on forma la garde nationale dans chaque commune de France. Nous fûmes convoqués au bourg le jour même où j'enterrais ma première fille morte du croup [4] en même temps que mon premier domestique mort de la petite vérole qui faisait de nombreuses victimes dans notre commune en ce temps-là. Depuis tous les événements et les catastrophes, arrivés coup sur coup, catastrophes que j'avais prédites lors du plébiscite [1] , un certain nombre d'individus s'approchèrent de moi et quelques-uns de ces amis du moment me proposèrent pour capitaine de la commune, sans même me demander mon assentiment. Cela se fit du reste spontanément, le jour même, car le candidat du maire, du curé et compagnie était désigné depuis longtemps et ces messieurs pensaient bien qu'aucun protestation ne s'élèverait contre cette candidature. § Ils furent donc un peu étonnés d'entendre certains groupes crier : « Vive Déguignet » ...
Ils furent donc un peu étonnés d'entendre certains groupes crier : « Vive Déguignet », autant que je fus moi-même, attendu que quelques mois avant, tout le monde me jetait des pierres. Ils en furent même si effrayés, tous ces cléricofards, que leur riche candidat dut courir vite dans les débits de boisson pour payer à boire aux futurs gardes nationaux afin qu'ils votassent pour lui, et le maire parcourait tous les groupes, proférant contre moi toutes sortes d'injures les plus grossières et les plus mensongères, sans respect pour mon deuil et ma douleur, ni pour l'enfant, l'ange que l'on venait d'enterrer. Cependant, malgré toutes ces méchantes manœuvres et malgré la boisson payée, j'aurais encore eu la majorité des voix si l'on avait procédé à un scrutin régulier. Mais ces coquins, craignant de voir leur candidat battu par un républicain libre-penseur, employèrent un subterfuge. Le maire tremblant et blême de colère, entendant crier « Vive Déguignet », monta sur les marches du cimetière et dit : « Puisque c'est ainsi, qu'il y a deux candidats je vais voir lequel aura la majorité : que ceux qui veulent Déguignet passent à gauche et ceux qui veulent Le Feunteun à droite ! ». Il y eut alors un curieux mouvement de chassé-croisé. Les uns passaient volontairement d'un bord à l'autre, d'autres se laissèrent traîner puis revenaient encore de l'autre côté. Mais le maire arrêta le mouvement de son autorité en disant : « Vous voyez qu'il y a beaucoup plus à droite qu'à gauche en conséquence je proclame Le Feunteun capitaine. » Des protestations s'élevèrent du côté des gauches. Il y en avait qui disait : « C'est pas vrai, nous ne voulons pas du Feunteun pour capitaine, recommencez ça et vous verrez : ce n'est pas ainsi qu'on fait des élections. »
Mais j'intervins alors disant à mes amis de laisser tout ça, que ce n'était là qu'une comédie ou une parodie, que jamais ni capitaine, ni soldats n'auraient rien à faire pour cette guerre qui était virtuellement terminée, attendu que toute l'armée était partie en Prusse ou en Suisse [5] , et qu'il n'y avait plus un fusil, ni une cartouche à nous donner.
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Pages 380-381 de l'Intégrale des Mémoires : Adolphe Thiers
Enfin cette guerre ont tous les résultats que j'avais prédits au moment du plébiscite [1] : l'effondrement de l'Empire et la ruine de la France. Cependant les malheureux abrutis par dix-huit ans de despotisme césarien ne voulaient pas encore entendre parler de la République. Les vieux, les curés et les nobles leur en faisaient peur en leur parlant de la première République qui avait coupé les têtes des nobles et des curés. Aussi quand on alla voter pour former un gouvernement [6] , je me trouvais encore bien seul, tous les autres suivirent au scrutin les nobles et les curés et votèrent en masse pour les candidats monarchiques et cléricaux c'est-à-dire pour Henry V [7] ; § il fallut voir alors comme ces coquins étaient contents ...
il fallut voir alors comme ces coquins étaient contents, Rome et la France étaient sauvés. Quand ils virent surtout que ces députés avaient nommé le vieux Thiers président, oh ! ils ne disaient pas président de la République, ce mot leur faisait trop d'horreur, mais président du gouvernement provisoire en attendant l'arrivée du roy Henry V [7] . Quoique cette première chambre n'avait été nommée que pour régler les comptes avec Bismarck et Guillaume, elle voulut aussi régler la forme du gouvernement. Mais ce n'était pas si facile qu'ils le croyaient. Ces monarchistes étaient en grande majorité mais divisés en deux parties, les vieux demandaient Henry V [7] , le dernier héritier des Bourbons Capet, les autres voulaient un des héritiers de Louis-Philippe, lesquels pullulent dans tous les pays d'Europe. Alors le vieux Thiers, le chef des d'Orléans, leur dit que le gouvernement qui divise le moins était encore la République.
Oh ! Ils pensaient bien en eux-mêmes que ce n'était que provisoire. Etant en grande majorité à la Chambre et n'ayant que l'embarras du chois, ils finiraient bien par s'entendre, surtout avec ce vieux malin Thiers qui avait déjà renversé et restauré deux rois. Aussi pour l'encourager, cette assemblée dite nationale lui vota un million soixante mille francs soi-disant pour réparer son hôtel brûlé par la Commune [8] . Et, lui, vingt fois millionnaire, septuagénaire et sans héritier accepta de bon cœur, et cela au moment où la France se saignait aux quatre veines pour payer les indemnité de guerre.
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Pages 501 de l'Intégrale : armée contre le peuple
Ausi, on n'entend que ces canailles crier « Vive l'Armée ! » car ils n'en sont pas très sûrs aujourd'hui au cas où le peuple voudrait se soulever pour demander justice et réclamer ses droits. Plusieurs fois depuis 1789 (NDLR : dans ses cahiers il est écrits 1870, vraisemblablement par erreur au vu du texte qui suit), les coquins ont voulu faire marcher cette armée contre le peuple comme au 18 brumaire [9] , au 2 décembre [10] et au 18 mars [11] , mais ils n'ont pas osé. Plusieurs des grands galonnés ont même déclaré que cela n'est plus possible aujourd'hui. Alors, il n'en faut plus ; inutile pour la défense extérieure et inutile à l'intérieur ; il faut la supprimer (l'armée).
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Pages 503 de l'Intégrale : grève générale
Et bien, puisque ces enfants du peuple, ces ouvriers, ces prolétaires, tous ces mercenaires ne peuvent trouver des représentants, de protecteurs ni de défenseurs nulle part, ne pouvant être ni jurés, ni simples conseillers municipaux, quoiqu'ils forment la grande majorité des français, ils ne devraient plus s'occuper d'élections, ne plus aller voter, laisser tous ces grands coquins s'arranger entre eux pour voir à quoi ils aboutiraient, ce serait très curieux. Ce serait une grève d'un genre nouveau. Et puisque les ouvriers réclament depuis longtemps une grève générale, cela pourrait l'amener, et peut-être une révolution, qui est la meilleure chose que ce peuple berné, exploité et volé pourrait désirer s'il n'était pas ignorant, si abruti et si lâche.
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