Les visiteurs extraordinaires, JMD - GrandTerrier

Les visiteurs extraordinaires, JMD

Un article de GrandTerrier.

Jump to: navigation, search

(J.-M. Déguignet, Contes et Légendes de Basse-Cornouaille, p. 88-91)

« (...) Mais le logeur le plus curieux que je vis venir là en ce temps était un paysan, jeune encore et assez bien mis, portant un gros livre sous le bras. Celui-là m'intrigua. Qui diable pouvait-il être cet individu voyageant ainsi avec un grand livre sous le bras ! Il n'était pas resté marmonner des prières à la porte, lui, il était venu droit vers la table où nous étions déjà en train de souper et demanda presque avec autorité s'il pourrait loger là. La patronne, qui ne refusait personne répondit oui et l'invita à s'asseoir à table pour souper avec nous. Il nous fit savoir tout de suite qu'il était un ancien élève du séminaire de Pont-Croix, où il avait appris toutes les sciences, et qu'il voyageait maintenant pour enseigner aux autres ce qu'il savait. Toutes ces sciences étaient renfermées dans le gros livre qu'il portait avec lui. Il pouvait donner à chacun tous les enseignements qu'il pouvait désirer et à bon marché ; il apprenait des formules pour faire venir le diable quand on aurait besoin de lui, et pour le faire partir quand on en aurait plus besoin, pour s’arranger avec le chat noir de manière à ne pas être sa dupe, pour guérir toutes les maladies et aussi pour en donner à ses ennemis, pour faire venir à soi la jeune fille que l'on désire, pour tirer un bon numéro au sort, pour gagner toujours à la lutte et aux jeux, enfin bref, c'était un grand professeur des sciences occultes. Quand nous eûmes fini de souper, il prit son livre et le mit sur la table et tapant dessus avec la main il dit : « oui, tout cela est là-dedans, mais il faut connaître plus que son pater pour lire ça et le comprendre ». Tout en causant il avait soulevé la couverture et, comme j'étais tout près de lui, j’eus le temps de voir de grosses lettres rouges en haut de la première page qui formaient deux mots que je compris cependant malgré que je n'avais pas été au séminaire. J'avais fort bien vu Albertus Magnus ; le latin que j'avais pu apprendre dans mon petit livre de messe me suffisait pour savoir que ces mots signifient en breton Alber Braz, en français Albert le Grand[1]. Mais cela ne m'avançait à rien : je ne connaissais pas plus Albertus Magnus que je ne connaissais le dominus magnus. La patronne qui voyait que je ne quittais pas ce gros livre des yeux, dit :
" Voilà un petit là qui voudrait bien mettre son nez dans votre livre.
- Oh ! oui, dit-il, il sait donc lire le petit.
- Bien sûr qu'il sait lire, vous allez voir."

Puis elle me passa la Vie des Saints que je lisais tous les soirs et je me mis à lire la vie du saint de ce jour. Quand j'eus fini le voyageur en sciences occultes dit : « Bougre, mais il lit comme un notaire ». Mon père qui ne savait pas trop pour qui, ni pour quoi prendre cet individu, n’avait rien dit pendant qu'il causait de savoir, lui dit maintenant :
" Laissez Jean-Marie regarder un peu dans votre livre pour voir; je parie qu'il lira aussi bien là-dedans que dans la Vie des Saints.
- Oh non pas, dit-il, là-dedans c'est du grec."

Et moi qui avais vu deux mots latins ! mais je ne savais pas quelle différence il y avait entre le grec et le latin. Ce drôle de mendiant fut autorisé à venir coucher avec nous dans le ty-diavez[2], et là il causa encore avec les domestiques, voulant leur vendre des recettes. Mais ces pauvres domestiques n'étaient pas riches assez, pour payer le prix que ce marchand d'abracadabra demandait ; l'un d'eux aurait bien voulu posséder ann ol yeoten[3], cette herbe mystérieuse que l'on voit briller la nuit dans certains prés mais qui s'évanouit toujours lorsque l'on s'approche d'elle. Celui qui possède cette herbe ne peut jamais être trompé. A cela il n'y a qu'un malheur c'est que personne ne l'a jamais possédée. Le domestique donna cependant quarante sous, tout ce qu'il possédait, au marchand de recettes infaillibles pour connaître le moyen de trouver cette herbe. Mais le pauvre bougre est mort sans avoir pu trouver l'herbe mystérieuse. J'ai appris plus tard que ce prétendu élève du [séminaire] de Pont-Croix avait joué de nombreux tours et de bien vilains tours à beaucoup de gens assez naïfs pour croire en sa science infinie.

(...) il vola encore sept ou huit cents francs à un fermier. A celui-là il avait promis des millions, mais à partager avec tous les gens de la maison, car pour avoir ces millions il fallait qu'ils travaillent tous. Car il s’agissait, pour avoir ces millions, de brûler un bouc vivant au milieu d'un grand chemin où passaient des corps morts, en l'entourant d'ajoncs et d'épines auxquelles on mettrait le feu et pendant que ce bouc brûlerait, tous les gens de la ferme, hommes et femmes, tourneraient en rond autour, tous nus comme des vers, en criant fort : " million, million ". Ce qui fut exécuté à la lettre: rien n'avait manqué au programme que les millions. Le pauvre imbécile en fut pour ses frais et dut subir encore après, lui et ses gens, les quolibets et les moqueries de tout le monde. J'ai connu ces pauvres idiots là, qui ne sont pas encore tous morts du reste. Quant au malin sorcier, il paraît qu'on ne le revit plus après ce coup là. »

Notes :

  1. Albert Le Grand : moine, philosophe et alchimiste du 13e siècle. Ses connaissances en sciences naturelles le firent passer pour magicien. Son nom a été donné à des grimoires de sorcellerie, comme le "Liber secretorum". [Ref.↑]
  2. Ti-diavaez : la maison extérieure. Le logis principal était réservé aux maîtres. [Ref.↑]
  3. An aour yeotenn : L'herbe d'or, herbe mythique qui brille la nuit, elle permettrait de trouver des trésors ou des objets perdus, elle permet aussi de parler aux oiseaux. Elle n'a jamais été identifiée. [Ref.↑]