Le voyage touristique à Jérusalem du permissionnaire Jean-Marie Déguignet en 1856 - GrandTerrier

Le voyage touristique à Jérusalem du permissionnaire Jean-Marie Déguignet en 1856

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-<i>On a souvent écrit que Jean-Marie Déguignet avait perdu la foi en faisant un pèlerinage à Jérusalem en 1856. Mais ce n'est pas vraiment le cas, car son athéisme avait été nourri par ses lectures et observations préalables.</i>+<i>On a souvent écrit que Jean-Marie Déguignet a perdu la foi en faisant un pèlerinage à Jérusalem en 1856. Mais ce n'est pas vraiment le cas, son récit de voyage ne fait que conforter son athéisme nourri par des lectures et observations préalables.</i>
-On trouvera ici les deux versions écrites de ses récits, ceux publiées en 1905 dans la Revue de Paris et l'édition intégrale de la 2e série de cahiers en 2001, qu'on comparera avec les notes de voyages d'un autre écrivain, Gustave Flaubert en 1850.+On trouvera ici les deux versions écrites de ses récits, ceux publiées en 1905 dans la Revue de Paris et l'édition intégrale de la 2e série de cahiers en 2001, qu'on comparera avec les "notes de voyages" de Gustave Flaubert en 1850.
-A cette époque-là, on pourrait citer aussi d'autres voyageurs, écrivains célèbres, qui ont décrit leur découverte de la terre sainte : Hermann Melville en 1856 avec son poème "Clarel: A Poem and Pilgrimage in the Holy Land", Mark Twain en 1867 et son "The Innocents Abroad, or The New Pilgrims' Progress".+On aurait pu citer également d'autres écrivains célèbres du 19e siècle, qui ont décrit leurs voyages en terre sainte : Lamartine rédigeant ses "Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient" en 1832-33, Hermann Melville avec son poème "Clarel: A Poem and Pilgrimage in the Holy Land" en 1856, Mark Twain en 1867 et son "The Innocents Abroad, or The New Pilgrims' Progress".
-Autres lectures : {{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Jésus, fils aîné de Marie-Joachim}}{{Tpg|Cahier de notes sur la "Vie de Jésus" d'Ernest Renan}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}+Autres lectures : {{Tpg|La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Jésus, fils aîné de Marie-Joachim}}{{Tpg|Cahier de notes sur la "Vie de Jésus" d'Ernest Renan}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}
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 +Alors que la guerre de Crimée s'est soldée par l'assaut de Sébastopol, le soldat Jean-Marie Déguignet est rapatrié à Constantinople (Istanbul) en attendant un retour en France. Là, il fait connaissance avec un marchand arménien francophone qui lui propose, ainsi qu'à un camarade, un voyage express en terre sainte, tous frais payés. Une permission de 12 jours leur est accordée : « <i>quatre pour aller et quatre pour revenir</i> ». Les voici donc, tous les trois, qui embarquent sur un vapeur russe transportant à Jérusalem des « <i>pèlerins de toutes les parties de la Russie</i> ».
 +En regard des deux séries des cahiers de Jean-Marie Déguignet (JMD), la lecture des notes de voyages de Gustave Flaubert (GF), accompagné de son ami Maxime Du Camp, permet de mieux comprendre les propos authentiques de notre soldat breton :
 +
 +✔ L'Arménie est le premier État officiellement chrétien au monde dès l'an 301, et ses habitants, marchands pour la plupart, se sont installés très tôt dans la ville de Jérusalem.
 +* « <i>notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem</i> », « <i>nous autres Arméniens, nous avons nos moines exploiteurs, là-bas, sur le mont Sion</i> » (JMD) ;
 +* « <i>Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale</i> » , « <i>L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient</i> » (GF).
 +
 +✔ Un doute subsiste sur le passage de Jean-Marie Déguignet par la ville de Beyrouth au nord en pays libanais.
 +* Dans le récit publié en 1905 l'auteur écrit « <i>Je me vois donc obligé d'omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu</i> » et une note de l'éditeur avance ceci : « <i>Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa</i> ».
 +* Dans la deuxième version JMD précise bien : « <i>Nous débarquâmes à Beyrouth, et un peu au-delà, à Jaffa (Tel-Aviv), nous trouvâmes une voiture</i> » et au retour son vapeur part aussi de Beyrouth. En 1856, les liaisons régulières de bateaux vapeurs font escale dans chacun des deux ports.
 +* Contrairement à Flaubert qui, débarqué à Beyrouth, fait un voyage de plusieurs semaines par la route jusqu'à Jérusalem, peut-être que JMD s'est rapproché de Jaffa sur un navire côtier.
 +
 +✔ Pour ce qui concerne les lieux sacrés chrétiens, la petite taille jardin des oliviers est unanimement remarquée.
 +* « <i>Quelle désillusion ! Je vis un jardin avec des légumes et des fleurs,</i> », « <i>ce fameux Jardins des Oliviers, que j'aurais nommé plutôt un jardin potager</i> » (JMD)
 +* « <i>Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom</i> » (GF)
 +
 +✔ Au Saint-Sépulcre, c'est le nombre de religions présentes qui surprend les deux voyageurs.
 +* « <i>vingt-et-un autels dans ce temple, où vingt-et-un prêtres chantent les louanges</i> », « <i>le grand autel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une dizaine d'autres autels, tous affectés à des cultes différents.</i> » (JMD)
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 +[[Image:JerusalemPanoramaVonOstheim1850-60.jpg|400px|center|thumb|Panorama de Jérusalem en 1850-60, Othon Von Ostheim]]
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 +* « <i>Ce qui frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. </i> » (GF)
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 +✔ Le mur du vieux temple des juifs est très brièvement cité, mais sans être qualifié "des lamentations" comme de nos jours.
 +* « <i>quelques vieux pans de murs du Mont Sion que les juifs vont embrasser en pleurant et se frappant la poitrine</i> » (JMD)
 +* « <i>aller voir les Juifs pleurer devant les restes de ses murs</i> », « <i>Vieux Juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur</i> » (GF)
 +✔ La grande mosquée d'Omar est par contre un lieu de visite incontournable.
 +* « <i>cette fameuse mosquée d'Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument de Jérusalem, bâti, dit-on, sur l'emplacement du grand temple de Salomon</i> », « <i>le temple d'Omar, dans lequel les prêtres de Mahomet exploitent les vrais croyants de la même façon que les prêtres chrétiens</i> » (JMD)
 +* « <i>La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur l’emplacement du Temple.</i> » (GF)
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 +✔ Enfin, l'importance de la présence turque dans toute la terre sainte rappelle l'existence de l'empire ottoman jusqu'en 1917.
 +* « <i>Il y avait bien des gendarmes turcs, zapotiés, établis par poste de distance en distance pour garder les routes</i> », « <i>une garde turque à la porte même de ce grand temple chrétien ... pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens</i> » (JMD)
 +* « <i>Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient.</i> », « <i>quelques beaux corps de garde turcs</i> », « <i>Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants</i> » (GF)
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<small>Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.</small> <small>Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.</small>
{{Citation}} {{Citation}}
-<spoiler id="994" text="Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...">Nous allions quelquefois, sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s’établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu’aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu’à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu’à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n’était venu à Constantinople, comme bien d’autres, que dans l’espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.+<spoiler id="994" text="Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...">{{DéguignetJérusalem994}}
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-Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :+
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-— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j’ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n’est pas loin d’ici, je m’offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n’obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m’engage, vis-à-vis d’eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.+
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-J’ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m’a causé tant de plaisir et de surprise à la fois. Comment ! aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l'Homme-Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire ! Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes travaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciel !+
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-Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots pour l'officier qui commandait notre détachement, car le temps pressait ; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, malgré les recommandations de l'Arménien, nous accorder cette permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous deux ; il nous dit enfin :+
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-— Je puis vous accorder cette permission, car j'ai confiance en vous et en notre ami. Je viens d'apprendre officiellement que la paix est signée et, en même temps, que nous devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-à-dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de malades à l'ambulance ; par conséquent, vous pouvez dire à l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu qu'il ne vous perde pas.+
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-Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magnifique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encombré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles. On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions dans notre habillement de gentleman et, grâce à notre silence, nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement, notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de huit ; il avait calculé le temps qu’il fallait pour ce voyage : juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir. Avec huit jours de permission, nous n’aurions pu nous arrêter nulle part.+
- +
-Nous débarquâmes à Jaffa, où l’on trouvait toutes sortes de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des cha­meaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.+
- +
-Avant de partir pour Jérusalem, j’éprouve le besoin de faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons, on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d’autres presque rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d’autres retiennent mieux l’histoire ; d’autres des noms, des dates, des chiffres. Moi, si j’ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les mythologies et certaines notions scientifiques, elle a été abso­lument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi, il m’arrive très souvent d’être embarrassé de mettre l’ortho­graphe d’un nom quelconque, après l’avoir écrit plus de cent fois. Je me vois donc obligé d’omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date, ne possédant aucun document pour m’éclairer[1]. Je sais bien, cependant, que nous sommes ici au commencement d’avril 1856.+
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-note 1: Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa.+
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JÉRUSALEM JÉRUSALEM
-Moins d’une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d’un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s’il y en avait : je n’en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J’entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l’Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c’étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.+Moins d'une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d'un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s'il y en avait : je n'en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J'entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l'Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c'étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.
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-Nous pouvions aller à Jérusalem d’une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu’il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J’aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l’ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la pre­mière vertu des enfants du Prophète, c’est l’hospitalité.+
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-Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couver­tures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d’arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du pro­phète : l’abomination de la désolation.+
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-<spoiler id="991" text="Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...">Nous étions dans la Judée, le pays de Juda, la plus grande des douze tribus d’Israël, puisque c’est d’elle que le Sauveur du monde est sorti. Nous marchions très vite, ce jour-là, afin d’échapper aux cavaliers qui nous avaient fait trop de poussière la veille. Bientôt nous poussâmes, mon camarade et moi, spontanément, un petit cri de : « Ah ! Ah ! voilà Jérusalem ! » En effet, du haut d’une colline, on apercevait presque toute la ville, ses maisons blanches, ses dômes, ses clochers, ses minarets. Notre ami nous montra l’endroit où tous les pèlerins s’arrêtaient pour embrasser la terre et chanter en chœur le Cantique des cantiques. Nous n’étions pas des pèle­rins, nous avions l’air de deux jeunes touristes ou peut-être de deux commis-voyageurs. Nous n’embrassâmes donc pas la terre et ne chantâmes point de cantique.+
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-En entrant en ville, on voyait des cabarets ou des hôtels avec des enseignes en toutes langues. Notre hôte avait sa demeure vers le centre de la ville ; il tenait un grand bazar universel où les pèlerins pouvaient se procurer tous les articles dits de Jérusalem. Nous fûmes reçus comme les enfants de la maison. Il avait deux fils, deux jeunes gars de quinze à dix-sept ans qui parlaient le français mieux que nous, et bien d’autres langues encore, car, à Jérusalem, les jeunes gens apprennent toutes les langues à la fois. Nous étions arrivés juste les jours des fêtes de Pâques des Russes ou des Orthodoxes, qui ne se célèbrent pas le même jour que les Pâques catholiques et fort heureusement, car il n’y aurait pas de place pour tout le monde et on se mangerait entre orthodoxes et hétérodoxes ; on s’étranglerait au Saint-Sépulcre comme en 1833, où trois cents personnes y périrent étouffées.+
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-Nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller parcourir la ville, qui ne me parut pas bien grande. Il n’y avait alors, au dire de notre conducteur, qu’environ quinze mille habitants. Jérusalem ressemble à toutes les villes mahométanes, avec cette différence qu’ici il y a de grands couvents, ou plutôt des hôtelleries russes et françaises, et des églises qui ont des clochers, choses inconnues aux mahométans.+
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-Un des fils du négociant vint nous montrer ce que nous désirions voir tout d’abord. Moi, j’avais toujours dans la mémoire le souvenir des principales scènes de la Passion et les noms des lieux où elles s’étaient passées : la Montagne des Oliviers, la Grotte de Gethsémani, la Maison d’Anne, celle de Caïphe, celle de Pilate et la place du Golgotha, où eut lieu le dénouement du drame messianique. Notre jeune guide, sachant que nous n’étions pas deux vrais pèlerins, nous fit voir les choses telles qu’elles étaient, et non telles que les pèlerins veulent les voir. Il sourit quand nous lui demandâmes où étaient ces maisons de Caïphe, d’Anne, de Pilate ; il nous dit qu’on faisait bien voir aux pèlerins des maisons comme étant celles de Caïphe, d’Anne, de Pilate et bien d’autres encore.+
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-— Du moins, lui dis-je, si les maisons n’existent plus. les montagnes dont il est si souvent question dans les Évangiles doivent être toujours les mêmes.+
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-— Oh ! oui, dit-il, justement je vais vous faire voir la plus intéressante de toutes, la montagne des Oliviers, qui est la première chose que les pèlerins demandent à voir.+
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-En effet, nous arrivâmes, après avoir traversé le Cédron, sur cette fameuse montagne où Jésus et ses compagnons allaient passer la nuit, lui qui n’avait pas « une pierre où reposer sa tête ». Je croyais que j’allais voir là une forêt d’oliviers au milieu de rochers, de trous, de grottes et d’autres arbres et arbustes sauvages. Quelle désillusion ! Je vis un jardin avec des légumes et des fleurs, puis un énorme bâtiment qui était le couvent et l’hôtellerie des moines franciscains, où sont logés de nombreux pèlerins, moyennant finances bien entendu. Car, à Jérusalem, il n’y a rien pour rien : tout s’y vend, et très cher. On y vend des cailloux, des morceaux de bois et de vieux chiffons. Mais ce qui se vendait le plus couramment, en ce temps-là, c’était des mouchoirs avec des gravures représentant les diverses scènes de la Passion, le Saint-Sépulcre, la Sainte Face ou diverses vues de Jérusalem. Les malins négociants juifs, grecs, turcs, arméniens et autres, qui ne vivent là que par les pèlerins, savent bien inventer des articles nouveaux tous les ans.+
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-Il y a bien dans ce jardin potager quelques vieux oliviers que l’on montre aux fidèles en leur affirmant que ce sont toujours les oliviers sous lesquels Jésus et ses compagnons se sont reposés. Il y a là aussi une espèce de grotte, de laquelle il n’est question dans aucun évangile et qu’on montre cependant aux pèlerins comme étant l’endroit où Jésus alla, le soir de son arrestation, prier à part et où, selon l’évangile de Luc, il tomba en agonie et « où il lui vint une sueur comme des grumeaux de sang qui coulait jusqu’à terre ». Je vis là, en effet, des taches rouges ; mais, ayant déjà perdu une partie de mes croyances, et ayant été prévenu par mon jeune caporal de Crimée et par l’Arménien lui-même de toutes sortes de mystifications dont étaient dupes les pèlerins, je ne vis dans ces taches rouges que du vermillon versé là, il n’y avait pas longtemps.+
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-Un des moines propriétaires de ce jardin avait l’air de compter les visiteurs qui étaient assez nombreux ce jour-là, car les Russes venaient d’arriver en masse pour les fêtes de Pâques, et le premier soin de ces pauvres moujiks, à Jéru­salem, est d’aller embrasser en pleurant ces taches de ver­millon. Le moine offrait des cailloux à ceux qui voulaient en prendre. J’en aurais bien pris un, mais comme à Jérusalem il n’y a rien pour rien, je laissai ce caillou provenant de la fameuse grotte, laquelle, au dire de notre guide, fournit annuel­lement plus de cailloux qu’elle n’en contenait au premier jour de l’exploitation. Les cailloux que l’on vendait aux pèlerins provenaient du torrent du Cédron qui, pendant les fortes pluies, en amène de grandes quantités.+
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-Du haut de cette montagne, Jérusalem me paraissait comme l’une de ces villes blanches que j’avais vues de chaque côté des Dardanelles et de la mer de Marmara. Deux monuments seulement dominaient les autres, le Saint-Sépulcre et le grand temple ou mosquée d’Omar. Celle-ci se trouve sur le mont Sion, où était autrefois le fameux temple de Salomon. En descendant, notre guide nous montra la route de Béthanie par laquelle, d’après les évangélistes, le fils de David fit son entrée triomphale dans la cité.+
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-En retournant en ville, notre jeune guide nous fit passer devant un grand nombre de bazars, tous tenus par des Juifs, des Grecs ou des Arméniens. C’était ce que je voyais de plus beau dans cette ville où tout n’est que bazar. Le trafic des objets saints se pratique partout dans les rues, sur les places, dans les petites comme dans les grandes, dans les couvents aussi bien que dans le Saint-Sépulcre : on ne vit que de cela à Jérusalem. Le bazar de notre hôte était un des plus beaux : rien n’y manquait, depuis les objets les plus luxueux des Orientaux jusqu’aux plus petits riens vendus cependant très cher aux pèlerins. Je fus un peu étonné, après avoir vu cet Arménien à Constantinople dans un grand bazar où il avait, nous disait-il, ramassé pas mal de piastres, de le voir maintenant à Jérusalem à la tête d’un autre bazar plus grand et plus beau encore. En ce temps-là, je ne connaissais pas les Arméniens, pas plus que je ne connaissais les Juifs ni les Grecs. Depuis, j’ai lu plusieurs récits sur ces Arméniens, et, dans tous, j’ai vu qu’ils étaient fort malins. C’est chez mon Arménien, ce soir-là, que j’ai fait le premier grand repas de ma vie, à l’âge de vingt et un ans et demi : pour moi, on avait servi neuf fois de trop, car nous avions, je crois, dix sortes de choses, et moi, je n’avais jamais mangé qu’un plat, deux au plus, et de bien médiocres choses, tandis que là il n’y avait que des mets de luxe. Puis, nous fûmes logés, mon camarade et moi, dans la même chambre, mais chacun son lit. Quelle chambre ! et quels lits ! Ah ! ma doué béniguet ! C’était simplement une de ces chambres dont il est question dans les Mille et une Nuits. Mon camarade, qui avait été élevé dans un meilleur milieu que moi, ne trouvait rien trop grand, trop bon ni trop beau ; il disait toujours que c’était très chic, et rien de plus.+
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-Quant à moi, si j’avais osé, j’aurais demandé la permission d’aller me coucher sur la terrasse de la maison avec une simple couverture. Je me mis donc dans ce lit de pacha ou de fée, mais je ne dormis guère. J’avais l’esprit trop préoccupé. La seule pensée que j’étais à Jérusalem suffisait pour me bouleverser, d’autant plus que je ne voyais rien à Jérusalem de tout ce qu’on m’en avait raconté autrefois et de ce que j’avais lu dans mon petit livre breton. J’ai déjà dit, je crois, que grâce à un accident qui m’arriva au moulin du Poul, en Ergué-Gabéric, vers l’âge de cinq ans, mon crâne ne s’était pas complètement fermé ; une sorte d’ouverture très sensible m’est toujours restée dans la tempe gauche, par laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à peu les premières qu’on y avait logées. J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire. Je suis certain que ça n’a été que grâce à cet accident que j’ai pu commencer, à l’âge où tous les autres crânes se ferment pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre compte de toutes les choses de ce monde.+
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-À Jérusalem, où tant de gens trouvent les sources de toutes vérités, mon esprit avait beau évoquer les souvenirs du pays breton si croyant, les souvenirs de ma mère qui m’avait si souvent raconté et chanté même tous les récits qu’elle savait sur Jérusalem, et toutes les scènes de la Passion que j’avais lues moi-même dans mon livre breton ; j’avais beau évoquer les souvenirs de mes premières communions, des prêtres qui m’avaient dit tant de choses sur cette Jérusalem : rien n’y faisait ; mon esprit venait de se mettre en révolte ouverte. Ah ! quelle triste nuit j’ai passée là dans la plus belle chambre et dans le plus beau lit que j’aie vus de ma vie, et dans cette Jérusalem où des centaines de pèlerins passaient cette même nuit en chants de joie et d’allégresse, dans cette Jérusalem terrestre qui est pour les moujiks orthodoxes à mi-chemin de la Jérusalem céleste. Cependant, à chaque réflexion et à chaque rêve, je me promettais bien de relire, avec attention et dès que je le pourrais, tous les livres de la Bible et des Évangiles.+
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-Enfin le jour vint. Je me dépêchai de sortir de ce lit beau­coup trop moelleux pour un paysan breton qui n’avait jamais couché que sur la paille ou sur la terre nue. Mon camarade avait dormi toute la nuit comme un bienheureux, sans rêve ni réflexion ; son crâne, à lui, était fermé depuis longtemps. Il passait à Jérusalem comme les soldats de ce temps-là passaient dans les plus belles villes du monde, sans faire plus d’attention que dans le plus simple village. Une seule chose préoccupait ces vieux soldats de métier, dans les grandes comme dans les petites villes : c’était le prix du vin. Mon camarade, qui était beaucoup plus vieux que moi, était déjà près d’arriver à cet état où l’on vous appelait vieux soldat, vieille gouape, vieux maboule, vieux zig, vieux soiffeur, tireur de plans, etc. Tous bons soldats à la guerre, mais bons aussi à opérer des razzias. La première chose qu’il me dit en se levant fut :+
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-— Mon pauvre vieux ! je ne peux plus cracher ! Oh ! quelle soif !+
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-Aussi il me pressa de descendre, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de trouver quelque chose pour mouiller son gosier.+
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-Tout le monde était déjà debout dans cet immense bazar, et au travail, car on prévoyait de la presse par suite de l’arrivée de nombreux pèlerins. Le maître, tout occupé qu’il était, vint cependant nous toucher la main, à la manière orientale, en nous récitant le chapelet de compliments en usage. Puis il nous fit entrer dans la salle à manger, nous disant de boire et de manger de tout ce qui nous ferait plaisir, de faire comme si nous étions chez nous ; ensuite nous pourrions aller nous promener où nous voudrions, puisque maintenant nous connaissions à peu près la ville, et nous reviendrions quand nous aurions besoin de boire ou de manger. Puis il s’en alla à ses affaires. On peut croire que mon camarade commença d’abord par se mouiller le gosier d’un grand verre de vin.+
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-Après avoir déjeuné, nous allâmes nous promener du côté du Saint-Sépulcre, lequel ne désemplissait en ce moment, ni jour ni nuit. Par les rues, il y avait déjà des pèlerins cherchant la maison dans laquelle Jésus avait été condamné à mort, pour suivre de là la Voie Douloureuse jusqu’au Calvaire, qui n’est autre que le Saint-Sépulcre. Ces pèlerins s’arrêtaient à chaque instant pour prier, pleurer en embrassant la terre et le coin des maisons, aux endroits où Jésus, dit-on, avait succombé sous son fardeau, quoique tous les évangélistes racontent qu’un paysan de Cyrène fut requis pour porter sa croix. À tous ces embrassements, nous étions habitués depuis longtemps. Nous en avions assez vu à Constantinople. Les mahométans font cela trois fois par jour : au soleil levant, à midi et au soleil couchant, n’importe où ils se trouvent, ils embrassent la terre plusieurs fois en marmottant des prières. Et tout cela est obligatoire pour les civils comme pour les soldats : c’est la loi. Pour les Turcs, le Koran renferme toutes les lois civiles et militaires.+
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-Nous arrivâmes devant la grande église du Saint-Sépulcre, dans laquelle je voyais entrer de longues files de moujiks se traînant, comme j’avais vu autrefois les pèlerins bretons se traîner dans la chapelle de Kerdevot. À l’entrée, sous le grand porche, il y avait une garde turque : des soldats de garde dans une église ! et des soldats mahométans dans une église chrétienne ! Mais on nous avait déjà dit pourquoi cette garde était là. C’est qu’il y a, dans ce grand temple, une vingtaine d’autels où vingt prêtres chrétiens célèbrent le culte de vingt manières différentes, en se traitant d’hérétiques les uns les autres, à tel point que les soldats mahométans sont souvent obligés d’intervenir pour mettre à l’ordre ces prêtres chrétiens.+
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-Si nous eussions été en tenue militaire, ces soldats turcs nous auraient sans doute serré amicalement la main, surtout quand ils auraient su que nous avions assisté à la prise de Sébastopol. Car nous venions de rendre à leur pays et à leur Sultan le plus grand service qu’il soit possible de rendre à un peuple. Nous venions de sauver le Sultan et ses mahométans, au détriment de la France et de toute la chrétienté. Cette guerre n’avait, de la part des Russes, d’autre but que de prendre Constantinople et Jérusalem, afin de mettre le tom­beau du Christ sous la garde de soldats chrétiens. Les Russes avaient essayé à plusieurs reprises d’arranger les choses à l’amiable, en demandant à la Turquie le droit de mettre une armée à Jérusalem, simplement pour garder le Saint-Sépulcre ; mais naturellement les Turcs ne pouvaient consentir à une nation étrangère de mettre une armée dans une de leurs prin­cipales villes. Les chrétiens de Jérusalem, c’est-à-dire les orthodoxes grecs et russes qui sont les plus nombreux, voyant que les choses ne pouvaient s’arranger à l’amiable, comp­tèrent sur la guerre pour les arranger. Pour faire éclater cette guerre au plus vite, ils avaient enlevé, une nuit, la belle coupole d’or du Saint-Sépulcre et attribué cet enlèvement, ce vol et ce sacrilège, aux enfants du Prophète. Ce fut assez pour mettre le feu aux poudres. Or, certainement, le prophète Mahomet aurait été battu cette fois, si les chrétiens d’Occi­dent ne fussent allés à son secours en écrasant les chrétiens d’Orient, et si la mère de Jésus n’avait elle-même prêté son concours aux chrétiens schismatiques et aux mahométans contre les orthodoxes.+
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-Mon camarade ne voulait pas entrer dans l’église du Saint-Sépulcre, disant : « Qu’est-ce que nous f… là ? On nous a assez raconté ce qu’il y a là dedans ! » J’eus mille peines à l’entraî­ner. Il n’était pas facile de pénétrer au milieu de ces croyants, qui ne voyaient rien ni personne. Nous eûmes bien de la peine à gagner, en nous serrant le long du mur, un petit autel où il n’y avait personne en ce moment ; les moujiks ne vou­laient pas s’écarter de la Voie Douloureuse, qu’ils suivaient jusqu’au trou de la Croix, dans lequel ils plongeaient leur tête en baisant les bords ; ensuite ils allaient embrasser une table de marbre placée près du Tombeau et sur laquelle, selon l’Évangile de Jean, fut embaumé le corps de Jésus, par deux riches sénateurs, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Le Tombeau, sur lequel il y a un ange, était également l’objet de leurs embrassements multiples.+
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-Mon camarade ne voulut pas aller plus loin. De là, du reste, nous voyions la plus grande partie du temple, le grand autel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une dizaine d’autres autels, tous affectés à des cultes différents. Mais ce que nous regardions surtout, c’était le Tombeau, sorte de grande guérite, percée tout autour de petits trous ou gui— dans laquelle le patriarche orthodoxe fait descendre tous les ans le feu sacré du haut des cieux, dans la nuit du samedi saint. Je regardais aussi beaucoup le Christ, sa Mère et saint Jean, parce que ceux-là ressemblaient parfaitement à ceux que j’avais si souvent vus dans l’église d’Ergué-Gabéric, où ils doivent être encore. Mais mon camarade, qui ne regardait rien que les moujiks, me dit : « F… le camp ; il n’y a rien ici pour nous. »+
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-Nous sortîmes comme nous étions entrés. Mon camarade commençait à avoir soif, et, quoique nous eussions une table et, pour ainsi dire, une cave à notre disposition, nous voulions voir ce qu’il y avait dans les auberges de Jérusalem, sur lesquelles on voyait des enseignes en toutes langues. Il ne faisait pas bon rester dans les rues, il y faisait très chaud, et on ne pouvait faire un pas sans être arrêté par des bandes de gamins qui voulaient nous forcer à leur acheter des cailloux, des morceaux de chiffons, des chapelets, des images, des scapulaires, etc. Nous entrâmes donc dans une auberge, ou plutôt un hôtel, où l’on servait à boire et à manger. Cela était écrit sur la maison, en toutes langues. Le camarade demanda un litre de vin de Jéricho, parce qu’il avait vu cela écrit sur la porte et aussi sur des bouteilles. Nous bûmes ce vin de Jéricho qui était peut-être de Bordeaux ; n’importe, il était bon.+
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-Nous retournâmes ensuite à la maison de l’Arménien pour un dîner qui fut encore meilleur que le souper de la veille, beaucoup trop bon pour moi, et qui dura trop longtemps. Moi qui avais l’habitude d’avaler mon repas en deux minutes, j’aurais eu beaucoup plus de plaisir à aller dîner avec un morceau de pain et du fromage, là-bas dans le torrent du Cédron. L’après-diner, nous allâmes voir cette fameuse mosquée d’Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument de Jérusalem, bâti, dit-on, sur l’emplacement du grand temple de Salomon. Mais nous ne pouvions entrer dans ce temple de Mahomet où n’entrent que les vrais croyants. Cela m’était bien égal, du reste, puisque je savais que les mosquées sont complètement nues à l’intérieur, l’Éternel ayant dit à Moïse dans l’Exode, le Lévitique et le Deutéronome : « Tu ne feras point d’images taillées, ni aucune ressemblance des choses qui sont là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre, ni dans les eaux, ni sous terre. » J’aurais voulu voir, cependant, le fameux rocher à travers lequel Mahomet passa, dit-on, avec sa jument blanche. Nous traversâmes le mont Sion, où se trouve encore un grand couvent. Ensuite, nous allâmes du côté de ce fameux vallon de Josaphat, où nous devons venir tous un jour.+
-Mon camarade en avait vu assez de Jérusalem et, ma foi, moi aussi. Nous allâmes encore boire un litre de vin dans un hôtel, en attendant le souper. Nous causâmes beaucoup le soir, avec l’Arménien et ses fils, de ce que nous avions vu à Jérusalem, et même de ce que nous n’avions pas vu. Le lendemain, nous devions partir de bonne heure pour retourner d’une seule traite jusqu’à Jaffa. L’Arménien, qui nous avait sous sa responsabilité, devait venir lui-même nous conduire jusqu’au bateau à vapeur. Cette deuxième nuit fut pour moi plus calme que la première.+Nous pouvions aller à Jérusalem d'une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu'il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J'aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l'ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la première vertu des enfants du Prophète, c'est l'hospitalité.
-Le lendemain matin, nous étions debout avant le jour : après avoir pris un copieux déjeuner et avoir rempli nos poches de souvenirs de Jérusalem, nous remontâmes dans la curieuse carriole pouvant s’atteler des deux bouts. Au soleil levant, nous étions déjà loin de Jérusalem que j’avais quittée sans regrets.+Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couvertures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d'arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du prophète : l'abomination de la désolation.
-J’ai vu bien des villes célèbres depuis ; mais d’aucune je n’ai gardé d’aussi tristes souvenirs : celui qui voudrait se faire chrétien ou rester dans cette religion, il ne faut pas qu’il aille à Jérusalem avec les yeux et les oreilles ouverts. Nous arrivâmes à Jaffa juste à temps pour prendre le bateau, et, trois jours après, nous nous retrouvions, en soldats, chez notre commandant, presque un jour avant l’expiration de notre permission. +<spoiler id="991" text="Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...">{{DéguignetJérusalem991}}
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<small>Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.</small> <small>Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.</small>
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-<spoiler id="996" text="Un jour, ce brave Arménie, qui était aussi un chrétien ...">Un jour, ce brave Arménie, qui était aussi un chrétien, nous <ref>Déguignet effectue son voyage organisé par l'Arménien en compagnie d'un camarade affecté comme lui au dépôt d'Ahoutpacha en Crimée : « <i>J'y avais trouvé un bon camarade, beaucoup plus ancien que moi, bon enfant, toujours content mais sans instruction. C'était aussi un pauvre paysan comme moi.</i> ». </ref> demanda si nous ne serions pas contents d'aller faire un tour à Jérusalem, il se chargerait de nous y conduire à ses frais. On peut penser si nous étions contents ! Aller à Jérusalem, quel est le chrétien orthodoxe ou hétérodoxe qui ne serait pas content d'aller voir Jérusalem ? Seulement, je dis à l'Arménien que pour nous, soldats, la chose serait difficile, car nous serions obligés d'avoir une permission qui nous serait probablement pas accordée.+<spoiler id="996" text="Un jour, ce brave Arménien, qui était aussi un chrétien ...">{{DéguignetJérusalem996}}
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-« Ne vous inquiétez pas de ça, dit-il, la permission vous l'aurez. Je connais votre officier comme je connais tous les officiers français et turcs qui sont ici, ce sont tous mes amis, et même quelque peu mes obligés. La paix est signée, les troupes de Crimée vont commencer à évacuer le pais. Mais ils en auront pour longtemps. Or, je sais par vos officiers supérieurs d'ici que vous autres les petits dépôts, les infirmiers, les ouvriers d'administration et des intendances, resterez ici jusqu'à ce que les dernières troupes de Sébastopol soient passées. C'est-à-dire au moins deux mois encore, sinon davantage, par conséquent vous avez le temps de faire le voyage de Jérusalem ; une permission de dix ou douze jours vous suffira ! Ayant à peu près réglé mes affaires, je partirai avec vous. Nous allons justement profiter du passage des vapeurs russes qui vont passer dans quelques jours, conduisant les pèlerins là-bas. Seulement, il faudra aller en civil, car en soldats français, les Russes pourraient vous regarder d'un mauvais œil, vous qui venez de les battre, et qui les avez empêchés de faire ce pèlerinage depuis deux ans. Je me charge du reste de vous procurer des habillements convenables. Eh bien, acceptez-vous ? » dit-il en terminant. On peut croire que nous acceptâmes avec empressement et joie. Comme avait dit l'Arménien, nous n'eûmes aucune difficulté à obtenir la permission. Quatre jours après, nous nous embarquâmes tous les trois à bord d'un vapeur russe venant d'Odessa, allant transporter un chargement de pèlerins à la Terre sainte.+
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Le voyage à Jérusalem (Avril 1856) Le voyage à Jérusalem (Avril 1856)
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Nous arrivâmes ainsi devant le Saint-Sépulcre, dont je me mis à contempler la grande coupole d'or, parce que mon jeune précepteur de Kamiech m'avait dit que cette coupole avait été enlevée une certaine nuit. Mais comme on ne trouvait pas le coupable, les chrétiens de Jérusalem avaient mis le fait sur le compte des Turcs, et crièrent au vol, au viol, à l'insulte, à la profanation. Le tzar Nicolas prit prétexte de cela pour attaquer les Turcs, espérant les chasser de Constantinople et en même temps de Jérusalem, et rendre enfin cette ville aux chrétiens, puis le dieu de ceux-ci, quoiqu'il ait, dit-on, tout puissance, ne veut pas la leur donner, préférant que son tombeau fût gardé par les enfants du Prophète. Et c'est pour ça, sans doute, que sa Mère était venue donner un coup de main aux Turcs dans la personne de Pélissier, pour écraser ces maudits chrétiens orthodoxes et des aryens, qui voulaient prendre un pays qui a de tout temps appartenu à la race sémitique, à elle octroyé à perpétuité par le dieu de Sem et d'Abraham. Nous arrivâmes ainsi devant le Saint-Sépulcre, dont je me mis à contempler la grande coupole d'or, parce que mon jeune précepteur de Kamiech m'avait dit que cette coupole avait été enlevée une certaine nuit. Mais comme on ne trouvait pas le coupable, les chrétiens de Jérusalem avaient mis le fait sur le compte des Turcs, et crièrent au vol, au viol, à l'insulte, à la profanation. Le tzar Nicolas prit prétexte de cela pour attaquer les Turcs, espérant les chasser de Constantinople et en même temps de Jérusalem, et rendre enfin cette ville aux chrétiens, puis le dieu de ceux-ci, quoiqu'il ait, dit-on, tout puissance, ne veut pas la leur donner, préférant que son tombeau fût gardé par les enfants du Prophète. Et c'est pour ça, sans doute, que sa Mère était venue donner un coup de main aux Turcs dans la personne de Pélissier, pour écraser ces maudits chrétiens orthodoxes et des aryens, qui voulaient prendre un pays qui a de tout temps appartenu à la race sémitique, à elle octroyé à perpétuité par le dieu de Sem et d'Abraham.
-Nous vîmes en effet une garde turque à la porte même de ce grand tempe chrétien. Et ils étaient là comme la garde que j'avais vue à Lyon, à la porte de Castellane. Mais ces soldats turcs n'étaient pas là précisément pour garder la personne de Jésus, ou son prétendu tombeau, mais plutôt pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens qui exploitent ce tombeau à qui mieux-mieux. +Nous vîmes en effet une garde turque à la porte même de ce grand temple chrétien. Et ils étaient là comme la garde que j'avais vue à Lyon, à la porte de Castellane. Mais ces soldats turcs n'étaient pas là précisément pour garder la personne de Jésus, ou son prétendu tombeau, mais plutôt pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens qui exploitent ce tombeau à qui mieux-mieux.
<spoiler id="997" text="Ainsi, il y a vingt-et-un autels dans ce temple ...">{{DéguignetJérusalem997}} <spoiler id="997" text="Ainsi, il y a vingt-et-un autels dans ce temple ...">{{DéguignetJérusalem997}}
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<u>PALESTINE.</u> <u>PALESTINE.</u>
-<spoiler id="992" text ="De Beyrouth à Jérusalem ...">+<spoiler id="992" text ="De Beyrouth à Jérusalem ...">{{DéguignetJérusalem992}}
-VENDREDI 19. — Départ de l’Alexandra à 7 heures du matin. — Voix du timonier de notre barque qui me rappelle celle du marchand de mouron. — Nous prenons avec nous une petite Alsacienne qui va rejoindre son fiancé à Jérusalem et un jeune Allemand en lunettes qui l’accompagne. — Débarquement, embarras et colère ; bêtise des lazarets en général et du chef gardien du lazaret de Beyrout en particulier. — Le Docteur du bord prend un bain, sa balle avec son chapeau de paille dans l’eau. — On s’arrange. — Grand vent dans le lazaret. — Le soir, bain de mer : quelle mer ! — Liban couronné de nuages, cigales qui sautent dans les buissons. — Lazaret. — Voix de l’homme qui nous y conduit dans sa barque ; elle me rappelle celle du marchand de mouron. Palais du Lazaret où nous logeons : embarras du débarquement, le chef gardien, grand dégingandé avec un œil de travers, trois jours, grand vent par les fenêtres émigré italien cognant dans le corridor. — Bain de mer.+
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-Le mardi matin, nous en sortons. — Homme en veste bariolée, en coufieh, qui arrive au galop, figure pâle, fière tournure. — Haies de figuiers de Barbarie, café au bord de l’eau, voyageurs sur des ânes. Cela me fait l’effet d’un paquet de rubans qu’on me secoue devant les yeux.+
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-BEYROUT. — Les maisons sont en pierre, ce n’est plus l’Égypte ; je ne sais quoi qui fait déjà penser aux croisades. — Hôtel de Baptista sur le port. — Fort dans la mer, à droite, démoli par les Anglais. — Bataille pour les pastèques qui arrivent de Jaffa. — Les enfants qui se baignent là, toute la journée, se font des turbans verts avec les morceaux de pastèques qui flottent sur l’eau.+
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-Hôtel. — Le chancelier d’Autriche « Le séjour de Damas est-il délicieux ? y passez-vous des soirées sereines ? » — Un Russe, le capitaine maltais, l’émigré italien qui me fait l’effet d’une canaille et accepte très bien nos 50 francs. — Bazars : c’est très heurté, tassé, populeux, beaucoup de soie. — Soirées du Ramadan ; petite mécanique dans les cafés, qui fait du bruit ; on boit de la neige.+
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-MM. de Lesparda, Rogier, Peretié, M. et Mme Suquié.+
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-Cimetière, un soir, à la tombée du jour : trois moutons qui paissaient l’herbe parmi les pierres ; un Arabe couché sur un tombeau, avec deux ou trois autres qui avaient l’air de blaguer et faisaient tranquillement leur kief ; un chemin au beau milieu et par-dessus les tombes. — La mer, verdure, et Beyrout à droite ; beaucoup d’herbes. — Un vieux, maigre, à barbe grise, qui dit son chapelet sur une pierre. Enceinte qui renferme deux tombes, et a un dessus de tente pour protéger les branchages sur les deux tombes.+
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-Pique-nique sur l’herbe aux pins moines passant avec des chapeaux couverts de mouchoirs ; chameaux ; ciel violet sur les montagnes à travers les arbres. — Matinée chez Rogier la petite Turque, coiffure de jasmin, Fatmé mélancolique ; la grosse, la maigre, balle sereine de Rogier, importance d’Abdallah.+
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-Partis de Beyrout à 4 heures et demie du matin. — D’abord sables entre des haies, puis les montagnes ; grandes pentes. Entre les gorges une poussière de lumière comme de la neige éthérée qui se tiendrait en l’air immobile et en serait pénétrée à droite la mer. — Le cuir de ma semelle crie. — Des bouquets de caroubiers se versent sur la terre et ont l’air taillés comme des arbres de jardin. Rencontre de zingari (je ne crois pas que ça en soit) un enfant, portant une grosse caisse sur le dos, à la tête de mon cheval, me montre le ciel en levant les mains et répète plusieurs fois Allah d’une façon attendrissante ; femmes qui portent l’enfant dans une espèce de hamac suspendu à leurs mamelles. — Lauriers-roses, rivière el-Damour, un tournant où ça a l’air d’un coin de parc. — Un peu avant, effet d’un pont dont il ne reste plus que les arches initiales. — Les lauriers-roses en fleurs poussent jusque sur le bord de la mer. — Nos chevaux passent dans l’eau.+
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-Déjeuner à 11 heures et demie, à Habbi-Jones, endroit où Jonas fut vomi. — Une grande gorge qui se dévale vers le rivage, avec deux grands arbres. — Dormi sur une natte dans un café ; une petite varangue de branchages secs devant ; nos mulets débâtés se roulent. Nous repartons à 2 heures. La route (ancien chemin, on le suit par moments) monte des coteaux, descend, suit le bord de la mer, la mer, la mer, enfonce dans les sables, remonte parmi les pierres, où nos chevaux marchent lourdement. La pente des montagnes s’incline à cause de la quantité de pierres mêlées à la verdure, ça ressemble à un immense cimetière abandonné.+
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-SIDON au fond de l’horizon, à la pointe, dans les flots, avancée en pâté. Devant la ville, un rocher, long, autour duquel plusieurs vaisseaux. — Jardins. — Silence de la ville en y entrant. — Un vieillard aveugle, en turban vert, conduit par un enfant. — Au milieu des rues est une espèce de rigole carrée pour les chevaux ; on sent l’encens, l’église, une odeur sacerdotale, quelque chose qui fait penser à la fraîcheur des églises en été. — Khan français : vasque carrée ; au milieu, bananier. — Chevaux de l’émir Beschir. — Couvent des frères de la Terre-Sainte. — Docteur Gaillardon, son divan. — Souper dans une grande salle pots en étain qui contiennent de l’eau d’où on la verse dans notre carafe. — Père Casimir, longue barbe, parlant italien, vite, et fermant l’œil.+
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-Mercredi 31 juillet, 9 heures du soir. — La journée d’aujourd’hui moins accidentée qu’hier. On sort de Saida par des jardins, puis on regagne la mer, que l’on suit presque toute la journée ; les montagnes sont plus basses que le jour précédent et plus loin du rivage. — Une vieille tour du temps des croisades, entourée de feuillages à sa base, éclairée par le soleil levant. — Presque toute la journée on traverse une lande couverte de chardons desséchés, de petits caroubiers que le vent de mer a rasés ; quelquefois un champ de mais, un plant de tabac. — Le matin nous avons passé une rivière, le pont à angle a sa troisième arche séparée de lui, le bloc s’en est allé se pencher sur le flanc et reste là au soleil.+
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-Déjeuner à Anhydra, au bord de la mer ; il y a une petite baie, nous la voyons à travers deux grands arbres. — Vasque carrée, sur le rebord de laquelle nous avons déjeuné avec des figues, de la viande froide et de la confiture de dattes. Un grand figuier dans la cour (derrière la maison), où coule dans un petit aqueduc l’eau qui va tomber dans la vasque. — Veau qui tétait une vache de couleur gris perle.+
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-Nous repartons ; seconde rivière ; je reste monté sur le bord à voir tous les mulets passer à travers le bois de lauriers-roses qui s’épanouissent à l’entour de l’eau. — La lande, triste, triste. — Troisième rivière ; nous la passons sur le pont, elle est trop large, l’eau est très verte. — Gourbi de branchages où nous haltons. — Vieux bonhomme assis là, qui est pris de convulsions.+
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-TYR est au milieu d’une espèce de demi-lune très évasée. — Arrivés à 2 heures, descendus au couvent grec ; plus rien, quelques méchants bazars, un silence de peste et de mort, çà et là un enfant magnifique. — La race ici (femmes), ce que j’en peux voir me semble fort belle. — Avant d’arriver à Tyr, sur le sable un vieux vaisseau échoué, un homme qui lave un mouton dans la mer. Le port est à gauche en arrivant. — Deux grands blocs restés debout dans l’eau. — Pour monter dans le haut quartier de la ville, il faut passer le long du mur d’une maison qui plonge ses pieds dans l’eau, sur quelques pierres mises là, ou qui sont là en forme de trottoir. — Personne c’est encore plus silencieux qu’en bas. Le drapeau blanc du consul de Naples flotte à son mât sur une maison. — Des remparts, vue bleue de la mer, le ciel est triste, quelques nuages, l’air est sombre quoique lumineux. — La ville entourée de remparts moyen âge, comme Aigues-Mortes. — En face de nous, à une demi-portée de fusil, un tas dispersé de colonnes de granit dans l’eau ; il y en a plusieurs dans le port aussi, la mer les lave et les relave sans cesse.+
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-À l’endroit où nous étions, il y avait un coude des remparts, ça faisait angle, le soleil cassebrillait sur les flots bleus. — M. Elias, agent français, va bientôt crever ; grand divan blanc avec un divan tout autour, voûté, ancienne église ; sa petite et grassouillette vieille femme pète dans un chibouk pour le curer. Effet de ses joues enflées, avec les longs fils de soie de sa chevelure qui lui pendent jusqu’au cul. — La grande négresse sur ses patins, qui jetait de l’eau dans la cour. — Femme mûre assise en face de nous, les genoux écartés, immobile, œil noir et fendu, nez aquilin arqué, visage marmoréen ; je pense aux races antiques et ce que devait être la femme d’un patricien de Tyr. Sa fille, visage ovale, blanche avec des cheveux noirs. — Légion de demoiselles dans l’appartement à droite en entrant.+
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-Du haut de la terrasse de cette maison, la mer, les remparts, les maisons avec leurs terrasses blanches que relèvent les verdures qui les séparent quelques palmiers (le palmier de Tyr sur les médailles) tournés vers la terre, une plaine. — Le Liban une chaîne basse, de couleur un peu gris violet ; derrière elle, une seconde chaîne, violet très pâle, noyée dans les nuages et teintée de lait, d’un effet aérien. — Mauvais dîner. — L’épouse du sieur Elias demande un petit batchis à Joseph. — Jeune homme, fils de l’agent d’Autriche, à qui nous donnons du sulfate de quinine. — Dans la cour du couvent grec, nous ne voyons ni couvent ni Grec, mais à droite, en entrant, d’assez belles filles avec des matelots grecs c’est une famille qui demeure là, ça m’a l’air un peu b… et ce qui me flatte, en pensant à l’Ennoia de Simon que j’ai fait danser nue devant des matelots grecs. — Couchés au premier, dans une grande chambre, sur des nattes. Toute la nuit démangeaisons de boutons de puces, de moustiques. La lampe suspendue près de la porte ouverte, éclaire. — Bruit des sonnettes des mulets.+
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-Vendredi. Partis à 4 heures du matin, avant le lever du soleil. — Me semble plus courte que la précédente, quoiqu’elle soit plus longue. — Moins de lauriers-roses, mais ça change. La montagne, toujours à notre gauche, s’abaisse de façon à ne plus être que des mouvements de terrain. — Bouquets d’arbrisseaux à fleurs violettes, qui ressemblent à de la lavande ; les arbres du côté de la mer sont courbés et rasés par le vent.+
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-En sortant de la ville, tour carrée, enfoncée dans la verdure ; le soleil n’est pas encore levé, c’est d’un ton dur et verdâtre ; la tour est carrée, ronde sur ses angles, les fenêtres vont s’élargissant de l’intérieur à l’extérieur. Un escalier conduisait à l’entrée de la tour, on n’y peut monter, il y a brèche entre lui et la tour. — En fait de vasques de Salomon (nous tournons autour d’un clos sans savoir pourquoi, cheval de Joseph), je vois une grande auge carrée, mais c’est un assemblage de moulins, de bruit d’eau, de cabanes et de verdure accoudés à un déval de terrain. Nous sommes joints par un jeune homme en veste verte, à nez cambré comme M. de Radepont, et à yeux noirs, qui me paraît beau de loin et assez laid de près, monté sur un cheval, à la turque avec un tapis sur la selle. — L’ancienne voie reparaît par places ; elfe est droite, tirée au cordeau et de la largeur d’une grande route de troisième classe nos chevaux trébuchent sur ces grosses pierres. À gauche pente qui monte, à droite pente qui descend ; rochers parmi la verdure ou verdure parmi les rochers ; les fleurs violettes de la veille, caroubiers, etc. — On monte. — Djebel EI-Abbiat (cap blanc). — Chemin ardu, la corniche en grand, on monte, on monte, les chevaux donnent de grands coups de reins ; on donne en plein sur la mer. Grandes marches naturelles, comme d’un escalier, ça tourne quelquefois. On aperçoit tout à coup la mer entre les deux oreilles de son cheval, à quelques centaines de pieds au-dessous de soi. Comme c’est beau ! La descente est plus difficile. La voie recommence, elle s’arrête à deux fontaines qui coulent à pleine gorge. — Collines qu’on monte et qu’on descend. — Autre montagne, mais d’un effet moins magnifiquement empoignant comme montée ; il n’y a qu’au haut, d’où l’on a une vue immense de la mer, tout à coup. C’est sur celle-là qu’allaient, faites pour elle, les galères à proues peintes. De là on peut voir Tyr, là sans doute on venait pour voir arriver les vaisseaux qui revenaient de ?… ; plaine à nos pieds à gauche. — Une ancienne maison à l’ombre de laquelle nous haltons un instant, deux étrons à l’endroit le plus beau. Il faut repartir, nous redescendons. — Déjeuner dans le bouquet d’arbres que nous apercevions d’en haut ; nous dormons au bord de la route sous un saule.+
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-Repartis, on va tout droit ; un janissaire, vêtu de blanc, passe au galop devant nous ; à l’entrée d’un petit pont nous rencontrons une troupe de gens à mine étrange, bronzés, hâlés, quelques-uns avec des peaux de gazelle et de mouton, coiffés de bonnets pointus ; deux portent sur leurs épaules quelque chose d’enveloppé dans une coiffe, qui m’a l’air de guitare et qui pourrait être des carabines ce sont des derviches, arrêtés par la police du lieu pour voyager sans tesquereh. Cette bande n’a pas l’air rassurant, Max se rapproche des bagages. — Rencontre de Bédouins du pays de Hauvay, ils viennent vendre des blés à Saint-Jean-d’Acre. — Gens hâlés, beaux comme chic, avec des cordes de chameau à la tête et de grandes couvertures à raies sur les épaules. — Deux femmes marchant à pied, l’une a les lèvres peintes en bleu.+
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-Aqueduc de Djesaher-Pacha, que nous voyons à El-Maya ; il traverse le paysage. Nous l’avions passé quelque temps auparavant, il était couvert de verdure et disparaissait dessous. Rien n’est joli comme la campagne vue dans l’encadrement d’une arche d’un de ces ponts ou d’un aqueduc, surtout quand passent dessous des chameaux ou des mulets.+
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-SAINT-JEAN-D’ACRE, de loin un carré long avec une tour à chaque bout. La ville me semble, à l’arrivée, un bazar animé ; marchand de sherbet et de boissons froides, avec un morceau de neige sur un pic en fer. — Khan sale et abandonné, où nous déposons nos bagages. — Nous dînons dans un cabaret, avec une ratatouille où il y avait des tomates, et que nous dévorons à pleines mains en buvant du sherbet à la neige qui sent le raisin, la rosée et la mélasse. — Espèce de canaille grisonnante, à accent anglais, qui nous fait des questions de gendarmes. — Couchés près de la vasque vide du khan, sur nos lits, sous un saule où brûle suspendue une mèche dans un verre d’huile, elle éclaire le feuillage sur ma tête.+
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-Saint-Jean-d’Acre, désolé, vide, maisons en pierres comme dans les autres petites villes. On y pense à des engagements de croisés dans les rues. La ville est pleine de ces Bédouins, leurs tas de blé encombrent une cour qui ferme sur la mer c’est l’entrée du port qui n’existe pas. La rade est fort grande, mais c’est plutôt à Caïffa que l’on pourrait en faire un. — Deux tombes d’officiers anglais au milieu de la ville ; pourquoi ne pas les avoir mises au cimetière turc ? c’est d’une vanité triste. — Tombes antiques, l’une couronnée d’une urne et la seconde carrée à la romaine, les chiens ch… tout autour.+
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-Grande cour, ancien camp fortifié, garni de quantité de petites arcades supportant des arcades ; ça a un aspect de cirque et me rappelle au premier coup d’œil les arènes de Nîmes. — Traces de boulets anglais ; la veille, avant d’arriver à Saint-Jean-d’Acre, nous avions trouvé un obus dans les champs. — Nous voyons des femmes qui s’enfilent sur un côté de la tête des brochettes de piastres d’argent ou des talaris.+
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-Jusqu’à Caiffa on suit le bord de la mer ; sur le rivage des débris de pastèques, quelques-uns blanchis par le soleil, à l’intérieur, ont l’air de crânes vidés. Rien n’est plus triste qu’un beau fruit sale. — Paniers échoués, débris des naufrages, des nattes aussi, carcasses de vaisseaux enfouis dans le sable comme seraient d’animaux marins morts de vieillesse sur la grève. Au fond de la rade un vaisseau sur le flanc, qui n’a plus que sa membrure et un mât, ressemble à une mâchoire dans laquelle serait fiché un cure-dent. — Nous passons deux rivières à gué, la seconde assez large et plus profonde, nos chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre.+
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-CAÏFFA. — Rien, ville neuve, bazar ouvert, sans nattes pour garantir du soleil. — L’agent français nous dit que les Wahabites se sont emparés de la Mecque. — Sur la plage, un oiseau de mer, gris avec le bout des plumes noires et bas sur pattes (une mouette), volait et marchait devant moi, tantôt partait puis se rabattait tout doucement. J’étais dans un bon état. — De Caïffa au Carmel on monte. Au pied du raidillon qui mène au monastère, énormes oliviers, creux en dedans la Terre Sainte commence, ils sont au bas de la montagne et sur la pente ; on a vu ça dans les vieilles histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en Palestine, à Jésus-Christ qui marchait nu-pieds par ces routes. Arrivés au monastère à midi environ il fait grand vent ; devant le couvent, jardin potager avec une petite pyramide au milieu, elle indique les restes des Français à Saint-Jean-d’Acre, pendant l’expédition de Bonaparte.+
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-MONT-CARMEL. — Samedi 3 août 1850, 9 heures et demie du soir. — Le couvent, grande bâtisse blanche. — Eglise en dôme, fortifiée il y a même des moucharabiehs dissimulés. — Rien de curieux, ça sent le couvent moderne, le Sacré-Cœur, c’est propre et froid, rien de vrai. Comme ça contrarie le sens religieux de l’endroit que c’est peu le Carmel quoique ce soit au Carmel ! Au-dessous du chœur de l’église, grotte d’Élie. — Le Père Charles, le Père hospitalier. — Sieste, pris nos notes, dîner. — Max copie les plus belles choses des voyageurs dans le livre.+
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-Dimanche 4, visité le couvent. — Un capitaine marchand, marseillais, avec son gamin. — Partis à 9 heures jusqu’à Castel-Pelegrino, au bord de la mer, dans des sables tirants.+
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-CASTEL-PELEGRINO. — Ruine d’un effet charmant et terrible. Quels gars que les croisés ! quelles poitrines et quels bras ça avait ! C’est maçonné comme le Château-Gaillard, qui est de la même époque (3e croisade, Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion), seulement la maçonnerie de galets et de mortier est recouverte de pierres de taille. Un grand pan de mur, du côté du Carmel, encore debout tout droit ; de ce côté une petite tour ( arabe ? ) ; du côté de la pleine mer, belle et vaste salle ogivale (des gardes ? ) ; — bâti en pierres énormes, porte sur la mer. Du côté faisant face à la terre, petit navire à droite (avec une grue qui sert à transporter des pierres à Saint-Jean-d’Acre). — Vue générale de la ruine à gauche, un puits comblé ; en haut, une construction carrée, plus moderne, faite avec les débris de la forteresse et habitée par quelques Arabes dont l’un demande à voir le couteau de chasse de Joseph. — Dans les environs quelques cahutes arabes, des chiens aboient après nous. — Contraste de cette ruine du monde germanique, normand, roux, et brumeux, avec ce ciel, ce soleil et cette mer.+
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-La vue jusqu’à Thura (Dora). À notre gauche, la chaîne de collines couleur de terre est brodée et comme fresquée en gris par les pierres ; à un endroit, mouvement de terrain, tout gris blanc, à cause d’elles ; ce sont de grandes dalles. — Deux ou trois maisons carrées en haut. En bas de la pente, à peu près, un arbre, sorte de frêne, déchiqueté et dont les racines, sorties et couchées sur le sol, ont plus de deux longueurs de cheval de long. C’est comme d’énormes câbles les uns sur les autres et étendus, mal attachés, au pied de l’arbre.+
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-Tous ces jours-ci, quantité de cigales, de lézards ou de salamandres et de caméléons ; ceux-ci se promènent lentement sur la pointe des buissons desséchés ou sur les grosses feuilles piquantes des figuiers de Barbarie. Hanna en a pris un par la queue, l’a donné à Max, qui l’a lâché sur fa crinière de son cheval (il avait des taches chocolat), est monté jusqu’aux oreilles, d’où il a dégringolé par terre ; le cheval de Joseph, derrière nous, a failli l’écraser en passant.+
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-THURA. — Chétif village au bord de la mer. Au coin du khan où nous descendons, hommes accroupis ; l’un lit le Koran à haute voix à la société, un autre se fait raser. Nous logions au premier, dans une salle qui me semble remonter aux croisades, ouverte à tous les vents. — Dîner par terre, sur le tapis, sur la terrasse en vue de la mer. — Avant le dîner, promenade au bord des flots le long de la petite anse, pour aller vers un pan d’une tour ruinée qui domine la mer. Là, restes, dans l’eau, d’anciennes constructions probablement du temps de Castel-Pelegrino, que l’on voit au loin. Nous revenons les pieds dans l’eau. — Nuit insectée.+
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-Lundi, partis avant le jour. — Froid du matin, nos tarbouchs sont trempés par l’humidité ; jusqu’à Césarée nous enfonçons dans les sables.+
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-CÉSARÉE. — L’enceinte se voit encore, mur continu avec des avancées carrées, en partie couvertes de verdure, multipliées et très larges de la base. — Anse et restes de constructions (tours ? ) qui défendaient sans doute l’entrée du port.+
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-Nous siestons à 10 heures, à Mina-Saboura, au bord de la mer, sous une avancée de rochers qui nous protège du soleil. De toute la journée nous n’avons pas vu de montagnes, c’est seulement un mouvement de terrain continu ; à notre gauche, sables, sables parsemés de caroubiers. Nous rencontrons un homme presque nu avec deux gros bardachs pendus à son corps ; il porte sur l’épaule un long bâton. Avant d’arriver à Omkaled-el-Mukhaled, en sortant d’une lande complètement nue, à la teinte roussie par les herbes desséchées et qui va en montant, on découvre tout à coup une plaine immense, d’une teinte vert très pâle, piquée au fond par les boules vertes des oliviers à l’horizon un bourrelet de montagnes. — En arrivant ici, femme vêtue en bleu, qui montait le chemin en portant un vase sur sa tête ; elle revenait de la fontaine, qui est à gauche, au bas du village en y arrivant. — Nous avions guigné un arbre pour y passer la nuit, mais une petite caravane s’est trouvée être dessous ; nous avons traversé le village, nous sommes de l’autre côté, sous un vieux sycomore, les mulets, les muletiers et le bagage devant nous, les chevaux derrière. À notre gauche repose, couché, appuyé sur son habarah, notre guide de la journée, sheik Mohammed, homme à grand nez recourbé et qui porte le poids de son turban sur le côté droit ; il a son fusil en travers sous l’oreille. — Hier, galopage de Hanna pour attraper des crabes ; aujourd’hui ces messieurs ont plaisanté à coups de poing et à coups de pied. Le matin, trous de pieds de bêtes fauves sur le sable.+
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-Après une nuit blanche, causée par les puces, sous le beau sycomore, nous partons au petit jour jusqu’à Ali-ebu-Arami, dans l’intérieur des terres, landes parsemées de pierres et de caroubiers.+
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-ALI-EBU-ARAMI. — Restes de forteresse à droite ; là, on prend le bord de la mer et l’on voit au loin le pâté long des maisons étagées de Jaffa. Sables où l’on enfonce, passage d’une rivière.+
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-Arrivés à JAFFA vers midi. — Cinq vaisseaux en rade. — On monte pour arriver à la ville. — Cimetière en pente. — Quelques dômes s’arrondissent au-dessus des maisons, le cimetière au premier plan, la ville au second ; plus haut, à gauche, des nopals, des jardins (c’est à la place du camp français de Bonaparte). — Entrée tumultueuse dans Jaffa ; nous traversons toute la ville. — Couloir entre les maisons et le rempart en partie dénudé et dont plusieurs blocs sont tombés dans la mer. — Khan arménien ; nous logeons dans un appartement de femmes, petite pièce carrée à croisillons de bois. — Rues en pente d’une saleté inouïe, toutes espèces d’immondices et de reliques. M. B. Damiani et son père, officiers du Mercure ; nous faisons avec lui une promenade. — Hôpital des pestiférés de Jaffa. — Couvent arménien à arcades au premier. — Couvent catholique nul. — M. Damiani nous montre, au pied des remparts, du côté des jardins, un pied qui est l’extrémité de la mine par où Bonaparte a attaqué la ville. — Khan charmant, avec une fontaine à arceaux au milieu ; dans l’intervalle des arcades, sur la face intérieure, sortes de fausses tourelles, terminées par des cônes. — Déjeuner dans une locanda grecque, avec du vin de Chypre, du poisson frit froid et des raisins. — Le soir, chicheh dans un café, au pied de notre khan. — Matelots du Mercure.+
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-Mercredi matin 7. — Déjeuner chez M. Damiani avec M. Houman, vice-consul à Saida, et un Polonais, chef de la quarantaine de Jaffa.+
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-Partis à 5 heures, routes dans les sables, entre des nopals, comme en sortant de Beyrout du côté des pins. Fontaine d’une construction pareille à celle du khan ci-dessus colonnes, tourelles à cônes, une grande arcade au milieu, qui est la fontaine ; derrière, trois cyprès. C’est un carrefour : un homme se tenant près de la fontaine, à gauche. — Campagne plate, avec de doux et larges mouvements (çà et là un carré de sésame, en approchant de Ramleh), ton général blond quoique très cru. Le ciel est excessivement bleu et sec, sans nuages ; à l’horizon, fond laiteux des montagnes. Nous rencontrons quelques voyageurs, les femmes (une petite noire, un peu bouffie) voyagent à visage découvert.+
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-Ramleh au fond de la plaine plate, au pied des montagnes. Plaine unie ; on aperçoit la ville en descendant d’une espèce de mouvement de terrain en dos d’âne. — Quelques oliviers, rien n’est plus Palestine et Terre-Sainte. — Singulière transparence des couleurs la route, en sable, est vermeille, textuellement, et toute la plaine grise, illuminée d’une teinte d’or très pâle. — Cimetière avant d’arriver à Ramleh : larges tombes carrées en maçonnerie ; Max fait marcher son cheval dessus.+
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-RAMLEH. — Rue déserte, dômes, quelques palmiers maigres entre eux, le ciel bleuissant de la nuit au milieu de tout ça, passant sur les arbres et entre les maisons démantelées. — Les constructions sont en grosses pierres, anciennes destinations militaires. — Nous passons sous une voûte ogivale, où un cheval est attaché ; la ville me paraît aux trois quarts inhabitée. Nous campons en aval de la ville, sous des oliviers.+
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-À cause des moustiques, des chevaux et de l’idée que je dois voir Jérusalem le jour suivant, nuit blanche.+
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-Le matin jeudi 8, promenade au jour levant dans Ramleh rien que nous n’ayons vu la veille, c’est grand, vide et sale. — Jeune homme boiteux qui tenait nos chevaux pendant cela ; c’était un de nos gardes de la nuit passée. — Nous rejoignons notre bagage parti trois quarts d’heure avant nous, nous marchons pendant trois heures avant d’atteindre le pied de la montagne. — Village de Rohab, on battait les blés ; Max me parle de Ruth. — Vers le pied de la montagne, nous sommes accostés par une espèce de vieux gredin à barbe blanche et l’épaule couverte d’un habar noir et blanc ; il nous sert de garde pendant quelque temps et nous quitte à une maison de pierres, à gauche. La montagne est une succession de gorges les unes sur les autres ; quand on croit en avoir fini, on en a encore. — Oliviers magnifiques, vieux, creusés en dedans, larges ; les pierres ont des trous et ressemblent à des éponges ; elles tachent en gris la verdure des touffes de caroubiers, de lentisques et d’une espèce de petits chênes en buissons (rouvre ? ). Plus on monte, plus les pierres augmentent, la lumière blanchit et donne un ton d’une crudité féroce à la montagne grise (arbustes et herbes sur lesquelles la trace des limaces a l’air de givre, mais c’est avant la montagne). — Çà et là un carré foui d’oliviers, mais plus petits. — Plateau.+
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-Le village de Kariet-el-Aneb est en descendant déjà, à droite. — Maisons en pierre. — Une grande construction, qui était une église. — Jeune homme, en turban jaune, qui me sourit à la porte de l’ancienne église où Max était entré. — Nous remontons à cheval.+
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-Hannah avait pris à droite, sous les oliviers, et était descendu par le plus court ; Joseph file vite et sans lever la tête. — Femmes qui dansaient en rond. « C’est un mort ». Je crie à Sassetti de ne pas s’arrêter, il le dit en arabe d’une façon brutale, à Abou-Issa. — On descend encore quelque temps. — Sur les sommets de cet entonnoir, quelques petites tours anciennes. — On remonte ; c’est de plus en plus sec et dur. Pour descendre il faut quitter son cheval, larges dalles. (Avant le village, la montagne est ainsi, surtout vers le bas une ligne de pierres, c’est la couche calcaire ; une ligne de verdure, et ces lignes parallèles vont dans le sens de la montée.) Enfin nous arrivons, mourant de faim, la tête vide et tout nous dansant dans le cerveau, au fond d’une vallée pleine d’arbres où il y a de l’eau. — Un pont.+
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-GAZEREL-KAROUM. — Jardin, citronniers, vignes. — Famille juive qui nous donne des tapis. — Les femmes avec leur espèce de chapeau en visière ou de visière qui fait chapeau. — La femme du jeune homme qui nous avait fait toutes ces politesses, plaquée un peu, tétons que l’on voit facilement, grâce au décolletage intermédiaire complet elle nourrissait son enfant. — Nous dormons une heure sous un citronnier, nous nous lavons la figure sous le pont et nous remontons à cheval à 3 heures.+
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On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient : el Kods, el Kods ! (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem. On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient : el Kods, el Kods ! (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem.
-Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ebron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris : a lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.+Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ebron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris : la lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.
Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure. Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure.
-<spoiler id="993" text="Vendredi 9, promenade dans la ville ...">Vendredi 9, promenade dans la ville. Tout est fermé à cause du Baïram, silence et désolation générale. — La boucherie. — Couvent arménien. — Maison de Ponce Pilate. — Sérail, d’où l’on découvre la mosquée d’Omar. — Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié ; là pourrissent silencieusement les vieilles religions, on marche sur des m….. et l’on ne voit que des ruines : c’est énorme de tristesse.+<spoiler id="993" text="Vendredi 9, promenade dans la ville ...">{{DéguignetJérusalem993}}
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-Vendredi 9, 5 heures. — Jérusalem, Hôtel de Palmyre. — En revenant de chez M. Botta, où nous avons rencontré des messieurs alsaciens.+
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-JÉRUSALEM+
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-11 août 1850.+
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-VOILA LE troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue : ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens, devant tout ce que je vois, plus vide qu’un tonneau creux. Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui la faute, Dieu de miséricorde ? à eux ? à vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à vous surtout. Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de murs ; la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou, du sang caillé, des tripes, des m….., des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’ entour. Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté. Ainsi disait un homme à rapprochements êta allusions fines : « Dans la ville sainte, la première chose que nous y vîmes, c’est du sang ».+
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-Tout était silencieux, nous n’entendions pas de bruit, personne ne passait ; çà et là, le long du mur et nous faisant place, quelque Juif polonais, long, barbu, avec son gros bonnet de poil de renard les bazars sont fermés. C’est le Baïram, ce qui fait, à toutes les évolutions religieuses de la journée et de la nuit musulmanes, tirer une quantité emphatique de coups de canon. Les devantures des boutiques semblent rongées par la poussière et quelques-unes tombent en ruines. Elles sont couvertes, longues, étroites et d’un bel effet comme perspective.+
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-Tout est voûté à Jérusalem ; de temps à autre, dans les rues, on passe sous une moitié ou sous un quart de voûte ; les maisons se sont établies dans ces anciennes constructions, et partout on a des voûtes sur sa tête. Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale ; le pavé est presque impossible pour les chevaux, dans la rue de notre hôtel, un chien jaune pourrit tranquillement au beau milieu, sans que personne songe à le pousser ailleurs ; les m….. le long des murs sont effrayantes de mauvaise qualité ! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu’à Jaffa.+
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-Ruines partout, ça respire le sépulcre et la désolation la malédiction de Dieu semble planer sur la ville, ville sainte de trois religions et qui se crève d’ennui, de marasme et d’abandon. De temps à autre un Arnaute armé. Dans ces rues vides, en pente, le soleil là-dessus, des décombres, de grands trous dans les murs. Il y a, comme à Tyr, à Sidon, à Jaffa, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal peignés. — Notre guide, le jeune Iousouf, adolescent de 18 à 20 ans, à yeux noirs et à tournure féminine, rougissant, modeste, doux ; les soldats turcs (tout comme le pacha) sont amoureux de lui, et l’appellent quand il passe près des remparts : « Cawadja Iousouf, guel bourda, cawadja Iousouf. »+
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-Le couvent arménien est immense, c’est propre, bien maçonné, considérable de cours intérieures, de terrasses et d’escaliers. — Constructions pour les moines, autres pour les pèlerins. — L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient ; il y a de ces inutilités de propriétaire, qui dénotent le gousset plein, telles que les rampes en fer sur les terrasses. L’église est surprenante de richesse, le mauvais goût atteint là presque à la majesté. Suffit-il donc qu’une chose soit exagérée pour qu’elle arrive à être belle ? Malheur à qui ne comprend pas l’excès !+
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-Revêtement en faïence bleue jusqu’à hauteur d’homme, colonnes carrées. — À gauche, chapelle de Saint-Jacques ; la place où il fut décollé marquée par un cercle, et, sous l’espèce d’autel entouré de fleurs et de flambeaux, vue sous verre une tête décapitée. L’autel tient tout le fond de l’église, est en dorure, composé de trois arceaux, le plus grand au milieu. — Peintures généralement mauvaises, portraits des patriarches. Au- dessus, scènes de la vie de Jésus, les Saintes Vierges avec le bambino, auréolées d’argent ainsi que lui. — On voit ainsi la figure peinte dans un cadre de métal, une a au doigt un vrai diamant. — Tableau des martyrs les gens qui lapident saint Étienne sont d’une férocité intentionnelle bien grotesque, voilà de vrais « meschants ». Un lion qui dévore je ne sais plus quel saint, à côté, c’est aussi fort bon ; il a la gueule plus grande que Je reste du corps. Un saint Laurent sur des flammes impossibles. Du côté de la porte, un Martyre des Innocents où au moins il y a quelques intentions un petit enfant, au premier plan, qui meurt en vomissant.+
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-À mesure qu’on examine le détail de cette église, la première impression s’en va. Si le mot d Henri Heine, « le catholicisme est une religion d’été », est d’une vérité de sensualité si profonde, le mot n’en est pas moins pour moi lié à l’idée moyen âge, et celle de moyen âge à l’idée de pluie et de brouillard. 0 pauvres églises de ma patrie, aux parois verdies par les hivers, combien je vous aime ! Religieusement parlant, ce n’est plus de notre monde à nous. Luther est revenu protestant de l’Italie de Léon X.+
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-Dans l’église grecque du Saint-Sépulcre, même ornementation. C’était charmant, une grande lumière illuminait tout, vêtements blancs des femmes, turbans et vestes de couleur des hommes, groupes debout tournés du côté de l’autel, patriarches à barbe blanche, Grecs venant baiser toutes les scènes de la Passion qui sont sur la cloison qui sépare l’église du chœur véritable. L’église arménienne, effet plein de fantaisie des longues guirlandes d’œufs d’autruches coloriés qui tombent du plafond ; à la porte, à gauche, timbre en airain, plaque sur laquelle on frappe pour remplacer les cloches.+
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-Dans la rue qui mène à la maison de Ponce Pilate (rue de Hatta ? = Hart-Hatta), maison de Véronique, à droite en descendant, basse, à petite porte, à demi enfouie sous terre et comme toutes les autres. La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur l’emplacement du Temple.+
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-Le lendemain matin, nous nous sommes levés à 6 heures pour aller voir les Juifs pleurer devant les restes de ses murs. Ils sont, à la base, en pierres cyclopéennes, qui rappellent l’Egypte par la puissance du travail, carrées et ornementées d’un quadrilatère intérieur pareil à celui que les menuisiers poussent au rabot sur les portes. — Vieux Juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur, et en se dandinant sur ses talons. La même construction, le même mur se retrouve de l’autre côté du Temple, côté Est. Comme nous nous en allions de là, nous avons rencontré d’autres Juifs qui y venaient sans doute. Je me suis fait raser chez un barbier, qui me regardait en riant, sans que je sache pourquoi, et qui m’a rasé à l’eau chaude. De là nous avons été fumer un chicheh dans un café. En nous retournant du divan de bois où nous étions assis, nous apercevons une grande piscine carrée (piscine d’Ezechiel), pleine d’eau verdâtre, entourée de hauts murs percés çà et là, à des places rares, de petites fenêtres irrégulières ; ce sont les murs de derrière des maisons qui l’entourent.+
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-Rentré à l’hôtel, j’ai lu la Passion dans les 4 évangélistes. — Sieste. — Dîner chez Botta, homme en ruines, homme de ruines, dans la ville des ruines ; nie tout, et m’a l’air de tout haïr si ce n’est les morts ; rappelle le moyen âge de tous ses vœux, admire M. de Maistre. Il apprend maintenant le piano et avoue qu’il n’est pas un creuseur. C’est une phase de la vie de cet homme fatigué de tentatives (sa vie en est un tissu, médecin, naturaliste, archéologue, consul), il a essayé de celle-là, il n’en veut pas d’autre, c’est assez. « Que l’humanité soit comme moi », disent tous ceux qui ne peuvent soit la dominer, soit la comprendre. Son chancelier, néo-catholique, partisan de la musique sérieuse, ignore Hummel, Spohr, Mendelshonn, etc., m’assomme avec des Haendel que je ne l’avais pas prié de me jouer ; sa main droite allait plus vite que la gauche. Pauvres bougres, en définitive.+
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-Saint-Sépulcre. — Samedi, visite au Saint-Sépulcre. L’extérieur, avec ses parties romanes, nous avait excités ; attente trompée sous le rapport archéologique. Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient. Les gardiens couchent dedans, près de la porte, sur un divan. Pour voir l’église quand elle est fermée (et elle l’est toujours, sauf le dimanche), il faut passer sa tête par des trous pratiqués ad hoc dans la porte ; on voit alors la pierre d’onction sous ses lampes, et les bons Turcs sur leur divan ; on fait la conversation avec eux. Nous trouvons dans le Saint- Sépulcre notre Italien réfugié, il s’y est fait enfermer exprès et y vit jour et nuit (temporairement toutefois) pour « s’inspirer de la poésie de ces lieux ». Quel artiste ! je le suppose plutôt être une infecte canaille qui carotte les Pères latins afin de se nourrir gratis et longtemps dans leur couvent. Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais pas le pacha. Dieu me préserve, pourtant, d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là, bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme. Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du patient moyen âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec envie : « Parlez m’en parlez m’en ! »+
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-« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine d’excommunication, de parler, à leur retour, de leur voyage, dans la crainte que ce qu’ils en diraient ne dégoutât leurs frères d’y aller (Michaud et Poujoulat). La déception, s’il y en avait une, ce serait sur moi que je la rejetterais et non sur les lieux.+
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-En revenant, nous sommes entrés sur le seuil de l’église protestante messieurs en noir, assis sur des bancs de chaque côté ; autre monsieur en rabat dans une chaire, à gauche, lisant l’Evangile ; murs tout nus ; ça ressemblait à une école primaire ou à une salle d’attente dans un chemin de fer. J’aime mieux les Arméniens, les Grecs, les Coptes, les Latins, les Turcs, Vichnou, un fétiche, n’importe quoi ! Adieu ! bonsoir ! c’est assez ! sortons de là ! Nous n’y sommes pas restés un quart de minute, et j’ai eu le temps de m’y ennuyer véritablement et profondément.+
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-Dans l’après-midi, avec Stephano, Iousouf, Sassetti et deux moucres, visité les tombeaux des Rois, la montagne des Oliviers, Siloë et la maison de Caiphe.+
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-À l’ouest de la ville, tombeaux des Rois. On entre par une espèce de grotte ouverte. — Ouverture à gauche où il faut se courber pour passer. — C’est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur. L’entrée est petite et carrée. — Chaque caveau contient généralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté. Sur les côtés de ceux-ci, petits trous dans le mur, en forme de pyramide creusée, faits pour contenir des lampes sépulcrales. Après l’Egypte cela n’a rien que de très médiocre ; c’est un travail de carrier assez habile, voilà tout.+
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-Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom. — Grand vent, les oliviers au feuillage pâle et argenté tremblaient, l’air était âpre quoique chaud, la route toute blanche, le ciel féroce de bleu. En haut, de dessus le minaret qui domine le mont des Oliviers, vue générale de Jérusalem la ville, en amphithéâtre, incline de l’Ouest à l’Est, elle penche du côté des tombeaux, du côté de la vallée de Josaphat qui change de nom à la fontaine de Siloë et prend celui de Cédron. — Dans la mosquée de l’Ascension, vieux bonhomme à nez de polichinelle, en espèce de paletot jaune, qui est venu nous ouvrir ; on montre une pierre entourée d’un cadre de pierre, sur laquelle les croyants voient la marque du pied de Jésus ; c’est là qu’il s’élança pour monter au ciel. — Le soir nous allons faire une visite à Botta ; il est avec le révérend père des Latins.+
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-Lundi. — Partis à 7 heures un quart pour Bethléem. Jusqu’au couvent grec d’Elie, assez belle route. Au couvent, rien que des confitures, du café et un assez bon homme, papas grec en barbe blanche, qui m’a l’air émerveillé de la politique que lui fait Maxime à propos des protestants, Juifs convertis ceux-ci menacent de devenir maîtres de Jérusalem.+
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-De là à Bethléem, aspect pierreux et montagneux, c’est presque le désert, ça commence. De temps à autre quelques femmes de Bethléem, avec leurs vêtements rayés, ont sur la poitrine un carré de soie de couleur. Ce sont les filles qui portent la guimpe de pièces d’argent autour de la tête, les femmes portent une calotte aux deux oreillons terminés en pointe qui couvrent les oreilles. Au frontal, rangées de pièces les unes sur les autres ; par derrière quelques autres d’où pendent de grosses médailles à des ficelles ; le contour supérieur du bonnet est un bourrelet qui, chez les riches, se change en cercle d’argent.+
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-BETHLÉEM, grand village de pierre. Devant lui, une vallée ou plutôt un vaste entonnoir, une gorge avec des gorges qui y aboutissent ou en partent. — Bâti en pierres, constructions solides, on truélise beaucoup. — À l’entrée, femmes au puits qui puisaient de l’eau au milieu des chameaux. À gauche, place écœurante, ce sont les latrines de la ville. — De là, nous voyons non loin de nous, en face, dans le champ qui est au-dessous, des femmes chanter en se lamentant c’est un enterrement, on dit la messe des Morts dans l’église arménienne quand nous y arrivons. — Tout l’édifice a un toit de bois, première partie séparée du reste par un refend, colonnes rondes, chapiteaux à feuilles d’acanthe peints et d’un effet désagréable deux rangées de colonnes de chaque côté ; en dessus, restes de mosaïques indistincts. — Comme au Saint-Sépulcre, il y a les Arméniens, première chapelle à gauche en entrant ; les Grecs, fa grande au milieu et la petite à droite ; les Latins séparés des deux autres et d’une nullité désespérante, sauf leur grotte de saint Jérôme, pauvre et obscure.+
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-Eglise grecque retable en bois ciselé à jour, sculpté, très fouillé, doré, la porte du milieu toute dorée. Entre chacune des colonnes du retable, tableaux saint Jean tenant dans la main droite un plat sur lequel est sa tête décapitée (c’est l’apothéose ? ) est-ce pour cela qu’il est représenté avec des ailes, là et ailleurs ? À droite, portraits de saint Nicolas ci de saint Spiridion ensemble, debout, de face. La partie supérieure du retable, son second étage, orné de tableaux plus petits, scènes de la vie de Jésus. À hauteur d’appui du retable et glissant sur une rampe, petits tableaux de même style, sur panneau et faits pout le baisement des fidèles.+
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-Dans le coin à gauche, lorsqu’on est de face au retable, tableau d’Abraham et d’Isaac : au premier plan, à droite, Abraham prie le Seigneur ; à gauche, il marche avec Isaac se dirigeant sans doute vers le lieu du sacrifice, avec l’âne qui porte du bois sur son dos et baisse la tête vers la terre (pour mieux marcher ou pour brouter ? ). Au second plan Isaac lui-même porte le bois sur son dos et son père tient à la main le couteau. Au troisième, Isaac est couché, Abraham va l’égorger, un mouton est là attaché par une corde au pied d’un arbre ; cependant l’ange détournateur est en haut à droite, et Abraham détourne la tête à sa voix. Partout Abraham et Isaac ont la tête entourée d’un disque d’or, si ce n’est Isaac lorsqu’il est étendu prêt à être sacrifié.+
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-Un tableau du même genre, vers le côté droit de l’entrée de la Crèche, près la deuxième chapelle grecque au milieu (le panneau est en demi-sphère), la Vierge sur laquelle descend la conception en forme de longue langue de feu, une gloire en pointe. Au milieu de la poitrine, debout et les bras étendus comme elle, Jésus en l’âge mûr ; il est porté sur le large pli de son vêtement qui cintre en allant d’un bras à l’autre bras ; elle-même est au milieu d’un disque de gloires lumineuses lancéolées. Au-dessus de la conception plane le Père au sommet, et vers elles se penchent, des deux côtés, les patriarches et les prophètes pour la voir descendre sur la Vierge. Ce tableau représente les scènes diverses de la vie de Jésus ; la Vierge en est le centre, mais bien entendu sans aucun rapport dramatique avec tout le reste. — Près de la troisième chapelle ou troisième autel (église grecque), une somptueuse Vierge byzantine avec le bambino. Les parties vêtues sont couvertes, en nature, d’un brocart recouvert d’un tas de choses étincelantes ; elle a un voile noir en résille, c’est-à-dire qui lui passe sur la tête comme aux femmes d’ici, à bandes d’argent ; de sa couronne part, en superfétation d’ornement, une sorte de queue de paon à yeux bleus et blancs ; quelques blancs sont emportés à la pièce, et ces trous sont remplis par des têtes de chérubins.+
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-Crèche deux escaliers tout pareils, en marbre d’une couleur rosâtre, dix marches à monter de l’entrée jusqu’à la Crèche, six du niveau du sol de l’église au seuil de la Crèche même ; l’escalier est en demi-cercle. — Porte romane avec un léger mouvement ogival cependant, deux petites colonnes en marbre blanc de chaque côté ; au-dessus de la porte, côté droit, une Vierge avec le bambino byzantin relevé d’or. Rien n’est d’une suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la Crèche par le côté gauche, l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade à droite et à gauche et au fond.+
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-Cinq lampes sont allumées à l’endroit même de la Nativité, protégées par une grille ; les lampes empêchent de voir (par leur lumière) une Nativité, qui fait fond, encadrée d’argent. L’endroit de l’Adoration des mages est en demi-lune, éclairé de 16 lampes, sous une sorte d’avancée en forme d’autel. Par terre, le lieu même où Jésus fut posé était marqué par une grande étoile dont on a enlevé l’or. Quelques-unes de ces lampes brûlent dans des verres verts, elles sont surmontées d’œufs d’autruches au-dessus de l’endroit où les cordes s’attachent ; entre-croisement des cordes au plafond. Tout est tendu (ou recouvert) d’une petite indienne. Je suis resté là, j’avais du mal à m’en arracher, c’est beau, c’est vrai, ça chante une joie mystique ; quelques lampes étaient éteintes ! sur les cinq de l’Adoration des mages, une l’était !+
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-Déjeuner chez Issa, parent de celui de Kesneh. — Acheté des objets de piété. — À une demi-heure de Bethléem, jardins de Salomon (villa de Orthas). Effet charmant de cette petite oasis (qui se répand au Sud), au milieu de ces gorges grises poudrées de pierres ; la Crau est un enfantillage à côté. Vasques de Salomon, 3 ; dans la seconde i y a un peu d’eau, et la troisième est pleine à moitié. Recouverts à l’intérieur d’un enduit en ciment, carrés au fond, trois étages le long des murs ; pour descendre, escaliers le long des murs. On pense aux filles d’Israël descendant là pour puiser de l’eau dans de grandes urnes, c’est de l’architecture à la Martins.+
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-Village de (sans nom), dans une ancienne forteresse turque, toujours prétendue bâtie par Salomon. Il n’y a presque rien dedans qu’un grand bique de ruiné. — Nous ne revenons pas par Bethléem. — Issa nous quitte et prend un chemin à droite. — À gauche, verdure des oliviers, qui remplissent une gorge et remontent des deux côtés, à mi-côte. Rencontre de Bédouins sur des chameaux, en chemises blanches, dépoitraillés, presque nus, se laissant dandiner sur leurs bêtes. — Un nègre, le dernier de la bande. — Autre rencontre au haut d’une montée, troupeau de jeunes dromadaires sans licol et sans charge, allant à la file ; pour descendre ils se sont éparpillés. Le bleu du ciel cru passait entre leurs jambes raides aux mouvements lents. Derrière, sur le dernier, une femme tenant une toute petite fille avec son petit bonnet couvert de pièces d’argent. — Je suis descendu tout seul dans le Gethsémani, je suis remonté et nous sommes rentrés par la porte de Jaffa,+
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-Saint-Sépulcre (2e visite). — À l’entrée, pierre d’onction, en marbre rosâtre veiné, dans une espèce de cadre idem, aux coins duquel sont quatre boules en cuivre ; à la tête et aux pieds, six candélabres au-dessus pendent à une chaîne de fer huit lanternes découpées, enluminées de bleu et de vert et qui de loin ont l’air de lanternes chinoises ; en face, quand on entre, au delà de la pierre d’onction, tapisseries sur la muraille, représentant les principaux miracles de Jésus-Christ.+
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-Le Saint-Sépulcre même coupole plâtrée, soutenue par dix-huit piliers carrés, ornés de tableaux pitoyables. Le dôme tombe en ruines. Au milieu, sous le dôme, petite chapelle quadrilatérale, au bout de laquelle, extérieurement, se trouve l’autel copte. Pour entrer dans le Saint-Sépulcre, on défait ses souliers, l’usage musulman prévaut. Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants (intolérables du reste). — Aveugle auquel il donne un coup de poing c’est un grand jeune homme à veste rouge qui m’a l’air de s’ennuyer atrocement. — Entre deux piliers du dôme j’aperçois la cuisine des gardiens du Saint-Sépulcre (lesquels on voit sur un divan à l’entrée), on lave des assiettes, au fond j’aperçois du feu, on marmitonne, on fait le café. Dans le couvent des Latins (capucins de la Terre-Sainte) nous avons retrouvé notre janissaire prenant sa petite tasse de café avec les bons Pères.+
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-Il y a deux pièces, la première soutenue par douze colonnettes, engagées dans les murailles, en marbre blanc. À côte de la porte, ouverture d’un étroit escalier qui monte sur la plate-forme de l’édifice. Cette pièce est éclairée par 15 lampes, 5 aux Arméniens, 5 aux Grecs, 5 aux Latins. Au milieu, contenu dans une console carrée en marbre blanc, un cube de pierre c’est ce qui reste de celle qui bouchait l’entrée du véritable sépulcre. — La seconde pièce sent une odeur de première communion ; il y a tant de lampes pressées les unes près des autres que ça a l’air du plafond de la boutique d’un lampiste, 13 aux Arméniens, 13aux Grecs, 13 aux Latins, 4 aux Coptes. Parmi les cierges qui entourent la salle il n’y en a que 4 qui brûlent. Économie !+
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-Au fond, taillé dans le mur, en bas-relief, un Christ, peinturluré et flanqué d’une Résurrection et d’une Ascension, d’un goût rococo XVIIIe siècle déplorable. Des fleurs roses sont dans de petits vases en porcelaine, de couleur groseille de province. — La pierre du Sépulcre en marbre blanc ; quelques taches d’huile, une grande fente au milieu. — Au fond, une petite armoire où se mettent les queues de rat que l’on allume contre le rebord de la muraille, nous en avons allumé comme les autres. Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place comme tout cela était perdu pour moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum ! — Une femme d’environ 50 ans, maigre, laide, pâle, est venue et frappait sa poitrine sèche de ses mains maigres.+
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-En face, église grecque retable 7 arches. — Je n’ai jamais vu de cierges si gros, ce sont des arbres. — Au-dessus de la principale arcade du retable, élevée et en dehors du niveau du retable, une sorte de chaire en forme de balcon, d’où, aux jours de fête, le patriarche donne la bénédiction. Du bas de ce balcon en tambour s’envolent 5 colombes (Saint-Esprit) qui tiennent au bout d’un fil, à leur bec, des boules bleues ; cela me rappelle les langues de Babylone dont parle Philostrate dans la Vie d’Apollonius. Au milieu de l’église grecque, dans une espèce d’urne ronde, boule de marbre blanc rayé d’une bande noire, qui marque la place où l’ange est apparu aux saintes Femmes.+
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-On monte au Calvaire par un escalier de dix-neuf marches. Il est séparé en deux. Une moitié appartient aux Grecs, la plus luxueuse ; la seconde aux Latins. Partout lampes, marbres de couleur mais surtout et chez tous, mauvais goût révoltant.+
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-Galerie supérieure tout le long du pourtour du dôme, séparée en deux une aux Arméniens, l’autre aux Latins ; c’est contre le mur de celle-ci que se trouve le portrait de Louis-Philippe.+
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-L’église arménienne est en bas, il faut descendre plusieurs marches en dessous de l’église grecque (il faut prendre à droite, en entrant dans le Saint-Sépulcre, entre l’escalier du Calvaire et l’église grecque).+
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-Le pacha a les clefs du Saint-Sépulcre, sans cela les sectes s’y massacreraient. Au point de vue de la paix, il est heureux que les Turcs aient les clefs du Saint-Sépulcre ; cela pourtant choque si énormément que ça en fait rire. — Le meurtre d’un Juif sur la place du Saint-Sépulcre se rachète par 60 paras. — Pendant que nous visitions le Saint-Sépulcre, j’ai entendu 4 heures sonner aux différentes horloges des églises.+
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-Mardi 13 août.+
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-Jeudi 15, jour de l’Assomption, nous sommes sortis par la porte de Saint-Etienne, sur la face extérieure de laquelle se voient quatre lions, classiques, retroussés, féroces, bons lions tels qu’il s’en trouve dans les « histoires du monde » du XVIe siècle. Des soldats lavaient leur linge dans leurs cuvettes de bois ; un d’eux a appelé le jeune Iousouf qui était avec nous. — Place dans le rocher où fut lapidé saint Etienne. — Le jardin des Oliviers est fermé, voilà la seconde fois que nous ne pouvons le voir.+
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-Eglise du tombeau de Marie, à gauche. À la porte, un Abyssinien en turban bleu, que nous avons déjà vu dans le Saint-Sépulcre ; c est d’un effet très beau. — On descend beaucoup de marches. — Obscurité, quelques lampes çà et là, peu sont allumées, on empoisonne l’encens. — La chapelle est en retour à droite, mais je suis saturé de saintetés. — Nous retrouvons notre petite mendiante blonde, que nous avons déjà vue sur la place du Saint-Sépulcre. — Une espèce de sheik nous fait descendre dans une grotte où, selon lui et les autres, Jésus a sué la sueur de sang. Quelle rage de tout préciser ! ils voudraient tenir Dieu dans leurs mains !+
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-Nous avons fumé un chicheh et pris une tasse de café sous un arbre, entre le tombeau de la Vierge et le jardin des Oliviers. Non loin de nous, dans un enclos, deux capucins se livraient au même passe-temps (de plus, de l’eau-de-vie), en compagnie de deux très belles personnes dont on voyait à nu les seins blancs. Comme ça amuserait M. de Béranger, et quelles railleries il décocherait là-dessus ! Décocherait-il « les traits de la satire » ! Joseph a acheté là des espèces de gâteaux secs, minces feuilles de pâtisserie, blondes, faites avec de l’huile de sésame.+
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-En descendant la vallée de Josaphat, à gauche, trois tombeaux premier, d’Absalon, espèce de temple carré surmonté d’une rotonde terminée par une manière de cône rentré. Sur chaque coin, un pilier carré dans lequel est engagée une colonne sur chaque face, deux colonnes à chapiteau ionien, frise plate avec de petits carrés d’un goût lourd ; ensemble fort mauvais. Le second tombeau (de Mathias), pris à même le roc et entouré par lui, de même style, sauf les chapiteaux des colonnes. Au-dessous, dans le roc, deux fenêtres ou trous carrés à même (on entre là dedans par le troisième tombeau et on trouve plusieurs autres petites grottes). Le chemin passe devant, au milieu des tombes israélites, couvertes d’hébreu, ainsi que les murs du troisième tombeau (d’Ezéchias), celui surtout qui est tourné vers l’Ouest, faisant face aux remparts. Colonnes de même style que celles du premier tombeau, le toit est un seul bloc de pierre taillé en pyramide. À côté de ce dernier tombeau, se trouve, en descendant la vallée, un quatrième monument, sorte de petit temple, hypogée enfoui sous terre et dont paraissent encore les chapiteaux informes de deux colonnes ; des pierres bouchent, exprès, car elles sont rangées en mur, l’intérieur, et l’entrée a été envahie par un monticule de terre.+
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-La fontaine de Siloë est plus bas, en face le village de ce nom, bâti sur la montagne. Il y a là quelques oliviers, et vingt pas plus loin commencent des jardins légumiers. — Un marmot rampait sur les pierres ; un âne regardait dans le fond d’une auge vide. — Des hommes montaient l’escalier de la fontaine, portant sur leur dos leurs outres gonflées. J’ai empêché le little baby de tomber, et je l’ai remis sur l’espèce de plate-forme où il était. — On descend plusieurs marches ; une voûte, un second escalier ; au-dessus, rochers noirâtres ; au fond et comme dans un antre, de l’eau tranquille : c’est la fontaine. — Bruit que faisaient les hommes en remplissant leurs outres avec leur main.+
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-La maison de Caïphe, du côté Sud de la ville, en haut, propre, blanche, voûtée, arcades. De la cour jusqu’au toit, un prodigieux cep de vigne qui monte c’est le plus grand et le plus énorme que j’aie vu. Sur la terrasse de la maison il y a du raisin, Stéphano en a cueilli ; il n’était pas encore tout à fait mûr, grosses grappes, violet, blanc.+
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-Vendredi 16. — EXPÉDITION DU JOURDAIN ET DE LA MER MORTE. — À mesure que l’on s’éloigne de Jérusalem, la route devient moins pierreuse ; elle ne fait, jusqu’à Jéricho, que monter et descendre. Sheik Mohammed, blond, turban blanc, bottes rouges, et deux autres hommes du village de Siloë nous font escorte ; nous rencontrons beaucoup de Bédouins avec leurs chameaux, qui vont vendre du blé à Jérusalem, c’est jour de bazar. Affreux drôles à mine peu rassurante, chaussés de toute espèce de façons, depuis les grosses bottes rouges jusqu’à la simple semelle rattachée avec des cordes ; autour du corps une grosse et large ceinture de cuir ; cofiehs. Tous ou presque tous ont des fusils longs, à nombreuses capucines de cuir. N’importe quoi, mis sur le dos d’un Bédouin, devient bédouin, c’est ce qui explique que c’est toujours la même couleur, quoique composée d’éléments différents. Quelques-uns sont tête nue ; leurs femmes ont des yeux énormes, couleur de café brûlé, lèvres peintes en bleu.+
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-Au fond d’une gorge en entonnoir nous apercevons deux constructions une sorte d’arcade, et à côté, trois ou quatre autres en ruine ; c’est le puits de la Samaritaine. Nous haltons là quelques instants ; il y avait des ânes, des chameaux et des Bédouins au repos, tous pêle-mêle. Le soleil tapait dessus et la montagne tout autour. Un chameau va au haut de la montée, en face de moi ; il montait lentement. Vu en raccourci, je ne voyais que son train de derrière, l’air passait entre ses jambes allant pas à pas, se découpant sur le bleu ; il avait l’air de monter dans le ciel.+
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-La terre a succédé aux pierres, puis c’est le calcaire ; je ne sais comment la lumière s’arrangeait, mais, frappant sur les parois blanchâtres de la route, ça faisait du rose, de grandes nappes indistinctes, plus vives à la base, et qui allaient s’apâlissant à mesure qu’elles montaient sur la roche. Il y a eu un moment où tout m’a semblé palpiter dans une atmosphère rose. Le chemin tournait, le soleil frappait sur nous, j’entendais derrière moi les galopades de nos sheiks qui faisaient des fantasias. Ils ont passé à mes côtés, je me suis lancé comme eux. De temps à autre, entre les gorges, apparaît dans un déchirement de la montagne la nappe outre-mer de la mer Morte ; à de certaines places, la terre grisâtre, tachetée régulièrement par des bouquets herbes roussies, ressemble à quelque grande peau de léopard mouchetée d’or ; ailleurs, entre le fond roux des herbes (ce n’est pas de l’herbe qui pousse, mais de la paille), taches grises de la terre qui se voit par intervalles.+
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-Avant de débusquer sur la plaine de Jéricho, la route se resserre étrangement, couloir sinueux entre deux murailles gigantesques ; nous rampons sur le flanc de celle de droite.+
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-Tout au fond de cette vallée de Habi-Moussa se traîne une petite ligne de verdure à la place où coule l’hiver le torrent, à sec maintenant ; ça fait l’effet d’une petite couleuvre verte rampant au pied des grands rochers. Du haut de la montagne de Habi-Moussa grande plaine, sans limites à droite ni à gauche, avec la verdure des arbres piquants, qui surprend et ravit ; au second plan, la nappe plate et bleue de la mer Morte ; au fond, les montagnes passant, suivant que la lumière marche, par toutes les teintes possibles de ce que je ne peux appeler autrement que bleu ; à gauche, le mont de la Quarantaine, avec quelques ruines dessus. Nous descendons dans la plaine et, après avoir, pendant une demi-heure, serpenté à travers des bouquets d’arbres épineux, nous arrivons sur les bords d’un petit ruisseau d’eau claire ; nous nous déharnachons, déjeunons et faisons la sieste.+
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-AÏN-SULTAN. — L’eau est rapide, remplie de petits poissons qui entraînent nos tranches de pastèques. — Nous arrivons à Richia vers 4 heures, forteresse turque, bâtisse carrée, en pierres, au milieu du village composé peut-être d’une quarantaine de maisons ou de huttes. Dans la cour, gourbis où sont attachés les chevaux. — Une jument grise avec son petit poulain, né il y a deux jours ; à peine s’il se peut soutenir sur ses jambes, il se cogne les jarrets et marche sur ses paturons.+
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-À droite en entrant, il y a une vasque d’eau où sont assis et fument plusieurs Turcs. À l’étage supérieur de la forteresse, entouré de créneaux faits de boue et de pierre et dont les découpures, d’en bas, sont d’un charmant effet, surtout lorsque quelques soldats s’y dessinent dessus, deux gourbis de branchages. On nous met des tapis sous l’un d’eux, nous fumons la pipe et prenons le café. — En bas, dans une chambre, femme qui fait du pain sur une plaque de fer, le pain est ainsi cuit de suite ; fumée qui nous fait, ainsi qu’elle, pleurer. C’est du pain sans levain (le pain de voyage des Hébreux). — Avant de dîner nous sortons dans le bois environnant, le jour baisse, les montagnes d’en face ont des bosses et des creux, ce qui fait des rondelles d’ombre et des points de lumière ; ailleurs elles ont des coupes métalliques et comme des facettes régulièrement taillées en long ; plus loin, c’est un incendie rose, violet, terre de Sienne ; le ciel est blanc, c’est ce qu’il y a de plus pâle dans toute la vue. — Nous cueillons de fa menthe à de grosses touffes qui embaument.+
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-Jeune femme, les joues un peu bouffies, vêtue en bleu, les cheveux tressés autour du visage. — J’ai du mal à dîner, à cause d’une légion de petits chats qui nous assaillent, Joseph et Sassetti sont obligés de faire la garde avec des bâtons pour les écarter. Les chacals piaulent d’une façon aigre, ils sont à dix pas de la forteresse ; quelques chiens y répondent. La lune se lève dans le Sud, du côté de la mer Morte ; dans la direction de Jérusalem, une étoile casse-brille, elle disparaît bientôt. Nous sommes accoudés sur le créneau, peu à peu tout s’apaise, les soldats (bigarrure) causent moins haut, nous nous couchons.+
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-Le lendemain samedi, au milieu d’une escorte qui piaffe et fait fantasia, nous partons pour le Jourdain, à cinq heures et demie. Pendant une heure nous allons à travers des bouquets d’arbres épineux, comme la veille. — Sanglier cru éléphant ou hippopotame par Maxime. — Hanna, attaqué de la fièvre, rentre à Jéricho.+
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-Le JOURDAIN. — Eau grisaille, couleur lentille, saules qui retombent en touffes. Nous sommes arrêtés à un coude de la rivière ; à notre gauche, tout près de nous, un grand arbre penché. Je bois de l’eau à la berge, sur les cailloux, à côté d’un mulet qui buvait comme moi, pendant qu’Abou-Issa, avec sa mine pacifique, le tenait par le licol. Les Arabes de ces pays appellent les Bédouins de l’autre côté du fleuve : nemré (tigres). Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Toucque à Pont-l’Evêque. La verdure continue encore quelque temps, puis tout à coup s’arrête et l’on entre dans une immense plaine blanche. À droite on a le bourrelet blanc de la première chaîne des montagnes qui sont du côté de Jérusalem.+
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-MER MORTE. — La mer Morte, par son immobilité et sa couleur, rappelle tout de suite un lac. Il n’y a rien sur ses bords immédiats ; cependant, un peu de temps avant d’arriver à elle, à droite, quelque verdure. Ses bords sont couverts de troncs d’arbres desséchés et de morceaux de bois, épaves apportées sans doute par le Jourdain. L’eau me paraît avoir la température d’un bain ordinaire elle est très claire, contre mon attente. Sassetti qui en goûte, se brûle la langue ; ayant soif, je n’ai pas tenté l’expérience. Nous faisons passer nos chevaux dans l’eau pour aller sur un petit îlot de cailloux, distant de la rive d’environ 60 pas. À ma gauche, je compte quatre montagnes ou quatre grandes divisions de la montagne ; la seconde est la plus foncée de toutes, elle est presque brune, puis ça va en se dégradant de ton sensiblement, et la quatrième se perd dans la brume de l’horizon. La couleur de la montagne de droite (celle qu’il faut passer pour aller à Saint-Saba) a du blanc en bas, c’est la première chaîne de collines. Mais dans sa généralité c’est du gris par-dessus lequel il y a du violet recouvert d’une transparence de rose.+
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-À trois quarts d’heure de la mer Morte environ, on commence à gravir la montagne. À partir d’ici pour aller à Saint-Saba on ne fait que tourner, descendre, remonter ; ce sont des demi-lunes, des cirques, des murs géants, et quand on se retourne l’immense horizon de tout à l’heure et qui grandit à mesure que l’on s’élève.+
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-Nous allons sur la corniche d’un mur ; à nos pieds, un précipice ; au fond, une grande ligne blanche avec des arbres sur ses bords comme une route, c’est le torrent desséché. — Perdrix qui trottinent sur le sable sec. — Après cette première chaîne, une seconde, une crête comme le dos d’un poisson échoué là, ou comme le dessus de la nef d’une église ; un plateau, une troisième chaîne se présente, ça recommence. La terre est piquée de touffes rousses pâles de ces grosses perruques épineuses que l’on voit partout ; des places léopardées, comme la veille ; toute l’herbe qu’il y a est de la paille desséchée, droite et dure, poussée à la hauteur d’un pouce environ. Le ciel bleu sec et dur, de temps à autre une bouffée de vent frais ; il fait bien moins chaud que le matin, du Jourdain à la mer Morte. Une citerne creusée dans le roc à droite, l’eau est verte, elle a mauvais goût ; Abou-Issa en puise avec une corde. — Pierres pour découvrir la montagne d’EI-Habi-Moura, sur laquelle est une mosquée ; elles sont rangées de façon presque à faire croire que ce sont des tombes.+
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-SAINT-SABA. — Avant d’arriver à Saint-Saba, une grande rampe qui mène jusqu’au couvent. La vallée, ou plutôt le précipice, est encore plus beau que celui d’El-Habi-Moura, en ce que c’est plus haut, plus taillé et que ça a plus de tournure et de façon. Des pigeons volent d’un côté à l’autre, partant des anfractuosités où ils logent.+
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-Le couvent bâti sur les rochers et à même eux, de tous les côtés, en haut, en bas, il y a des précipices dans l’intérieur ; c’est là, comme position, le vrai couvent de Palestine. On monte notre lettre dans un panier. — Grand divan où nous logeons sur des tapis, une lampe de cuivre au plafond. — Le moine qui nous sert, bonhomme à barbe blanche, voûté.+
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-Dans l’église, tableaux de même style que dans toutes les églises grecques, c’est un art à part. Sur la porte d’entrée, tableau représentant le Jugement dernier l’enfer est dans la gueule d’un monstre ; les bienheureux, en foule tassée, la tête entourée du disque de gloire, entrent à la Jérusalem céleste ; les tombes s’ouvrent, Jonas sur sa bête, deux Turcs au pied d’un prophète, etc. ; c’est très amusant. Dans un autre tableau, les saints sont représentés comme des santons, ou plutôt comme des brahmanes, longs, maigres, avec des barbes prodigieuses qui leur tombent jusqu’aux pieds. Trait fréquent dans les tableaux religieux grecs Jean-Baptiste toujours avec des ailes, l’air dur, féroce même ; la Vierge avec Jésus. — Jésus, les bras ouverts, l’embrasse comme un petit enfant. Plusieurs tableaux, dons faits par la Russie.+
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-On nous montre le tombeau de Saint-Saba, à travers une grille ; plusieurs crânes, qui sont ceux des moines massacrés par les Bédouins ; on nous montre même l’horloge. — Dans le jardin, pigeon factice. — Le couvent nourrit deux renards ; chaque soir on leur jette deux pains, chaque soir ils viennent là attendre, le pain tombe, ils le saisissent et l’emportent. — La nuit, je ne dors pas. Clair de lune sur les montagnes et sur le couvent, tintement régulier de l’horloge. La cloche sonne, chants des prêtres dans l’église. Je fume sur une chaise en regardant la nuit, les pieds appuyés sur le petit parapet de la muraille.+
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-Nous partons à 7 heures, après une tasse de café, un petit verre et une grappe de raisin qui nous avaient réveillés ex abrupto. Nous descendons la rampe de Saint-Saba et nous prenons le chemin de Jérusalem. Ennuyé d’aller au pas derrière le cheval de sheik Mohammed, j’enlève ma bête au galop et je me maintiens devant tout le monde à la distance d’une centaine de pas, pendant peut-être dix minutes. J’allais au pas, quand j’entends tout à coup un coup de feu et des aboiements de chien : « C’est Max qui a sans doute tiré un toutou », me dis-je, connaissant ses théories à ce sujet. J’arrête mon cheval et je le retourne. Alors je vois un fumignon monter à cent pas derrière moi (devant moi maintenant), mais comme il me semblait partir d’un point plus élevé que la route, je ne doutais pas que ce ne fût quelque Bédouin qui chassait ou un de nos hommes qui faisait de la fantasia. Pendant que j’étais calmement livré à cette double conjecture (l’idée d’un danger ne m’était pas approchée), je vis Max, Joseph et nos deux sheiks déboucher tranquillement, au pas, et sans parler haut, ce qui me confirma dans mes prévisions pacifiques. « S’il y avait eu un chien de tué, me dis-je, on vociférerait, j’entendrais le monde s’expliquer haut. » Max me rejoint et me conte l’affaire, peu satisfait que je ne fusse pas accouru dès que j’ai eu entendu le bruit du pistolet. Il avait peut-être raison, en principe du moins ; mais là, ma meilleure excuse est que je n’y avais pas songé du tout, ne me doutant de rien, et d’ailleurs dès que j’ai eu retourné mon cheval, je les vis venir, et dès lors je les attendis. Nous marchions côte à côte quand une balle passe entre nous deux, près de Max ; j’entends un coup de fusil (et l’idée ne me vient pas encore du danger). Max se retourne, il aperçoit un homme qui nous mire en joue et me crie alors avec une figure expressive : « C’est sur nous qu’on tire, f… le camp, n… de D… file ! file ! » Je le vois s’enlever à fond de train, baissant la tête sur celle de son cheval et saisissant son sabre de la main gauche ; je passe près de Joseph à qui je crie : « Au galop ! au galop ! » Je vois tout son havresac débouliner, son fusil et les pipes tomber, et lui-même faire le mouvement d’arrêter son cheval pour ramasser tout cela (ce qui est complètement faux ; j’ai mal vu, il n’y a eu que mon chibouk de perdu, et encore il était sur la selle d’un sheik). J’entends un second coup de feu, Max me crie quelque chose que je n’entends pas, je le vois fuir comme le vent. Alors je commence à comprendre, saisissant mon sabre de la main gauche, et les rênes de la droite, je me lance dans une course effrénée, sautant tout. C’était d’un charme qui me tenait tout entier, ma seule inquiétude était de tomber de cheval, là pour moi était le danger ; mais j’étais de bronze, je le serrais, je l’enlevais, je le portais au bout du poing ; quelque fois je rattrapais mes guides, qui avaient glissé dans ma main, avec mes dents, tout en jouissant intérieurement de ce chic cuirassier-empire. D’ailleurs les détours de la montagne, se renouvelant sans cesse, devaient nous cacher aux coups de feu. Mais là aussi (ce fut la seule réflexion inquiétante qui me vint) était le danger ; ils pouvaient, par des chemins à eux connus, gagner une pointe et nous prendre de flanc. Deux fois Max s’est arrêté, j’ai entendu les sheiks crier : Gawon ! Gawon ! Nous sommes repartis, j’ai arrêté mon cheval une troisième fois par pitié pour lui, mais voyant que Max ne s’arrêtait pas, je suis reparti et je l’ai rejoint. Ça a peut-être duré dix minutes, je ne sais combien nous avons fait de chemin, environ une lieue ? À un carrefour, nous nous sommes arrêtés ; Joseph, que je croyais bien loin derrière nous, était tout près. Embarras d’une minute pour prendre la bonne route. Nous ne nous trompons pas du reste, les sheiks nous rejoignent, nous nous apercevons qu’il y a une sacoche de perdue, celle dans laquelle sont nos firmans ; on nous l’a rapportée ce matin.+
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-Rentrée à Jérusalem par Siloë et la porte Saint-Etienne.+
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-Visite au consul (avec sheik Mohammed) à qui nous contons l’affaire. — Sieste. — Dîner chez lui. — Le soir, sonate de Beethoven qui me rappelle ma pauvre sœur, le père Malenson et ce petit salon où je vois miss Jane apporter un verre d’eau sucrée. Un sanglot m’a empli le cœur, et cette musique si mal jouée m’a navré de tristesse et de plaisir ; ça a duré toute la nuit, où j’ai eu un cauchemar y relatif.+
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-Lundi, 19 août, 3 heures.+
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-La journée du lendemain occupée à écrire des lettres.+
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-Mercredi 21. — Visité, avec Stephano, le couvent de Saint-Jean. — Sortis par la porte de Damas, chemin pierreux, 1 heure un quart pour aller.+
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-SAINT-JEAN, au fond d’une petite gorge. On traverse un village où il y a de gros oliviers. — Gens de la campagne dessous. — Une branche d’olivier à reflet d’argent se lève au vent dans le soleil et tremble. — Chapelle du couvent avec un Zacharie au fond, flanquée de deux petits autels recouverts d’un baldaquin en damas rouge. — Place où saint Jean-Baptiste est né à gauche du chœur, grotte convertie en chapelle ; petits bas-reliefs tout alentour, représentant les différentes scènes de la vie de saint Jean. — Sacristie dont on revernissait les armoires. — Un petit crucifix espagnol très tragique. — Dans le divan où nous sommes reçus, devant moi une carte d’Espagne et de Portugal. Nous revenons silencieusement.+
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-Jardin près de Jérusalem, planté par un Grec, le secrétaire du patriarche, au profit de la communauté, au beau milieu des rochers. — Rentrée à 5 heures et demie.+
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-Vers midi, dans une rue voisine de notre hôtel, femme chrétienne, un peu âgée, noire, laide, sale, beaux yeux, nez droit, vilaines dents ; à gauche chambre, matelas noir. Sheik Mustapha et Joseph dans la cour ; la servante vieillotte, blanche, très souriant (avec des petites pièces d’argent autour du front.) C’était une petite porte à gauche en descendant. Une femme en guenilles attendant dans la rue et nous introduisant. — Silence, soleil, sentiment de rues désertes et d’humidité à l’ombre, soleil sur les terrasses, choses de ménage dans des coins ; un chat sur un mur, levant a queue.+
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-Vendredi 23. — Partis de Jérusalem. — Scène Sassetti. — Adieux à Max Botta, Barbier de Mesnard, Amédée. — Stéphany nous conduit pendant une heure jusqu’à ce que nous ayons rejoint le bagage. Jérusalem, à mesure qu’on la quitte, s’enfonce dans la verdure des oliviers qui sont du côté du tombeau des Rois, et du côté Nord les lignes droites de ses murs s’abaissent et saillissent à travers les espaces du feuillage. Je croyais la revoir encore et lui dire adieu en me tournant vers elle ; une petite colline me l’a cachée tout à fait, quand je me suis retourné, elle avait complètement disparu. En commençant les terrains sont un peu moins pierreux, la terre a une sorte de couleur roux pâle brun, assez semblable à celle du tabac d’ici.+
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-Halte à El-Bir, dans une sorte de vaste khan ou forteresse. Joseph nous dit que ça a été bâti par les pèlerins ; quelques pierres çà et là tombent de la voûte, les voyageurs qui viennent là bouchent les trous. De temps à autre nous rencontrons quelque petit troupeau de chèvres noires. — Stérilité complète, ce n’est que pierres, cailloux, rochers, quelques-uns ont la couleur de la pierre ponce, jusqu’à la fontaine Ain el-Karamieh (œil des voleurs). Ravin avant d’y arriver et qui descend avec de grandes roches ; sur la droite, quelques-unes ont la forme vague de chapiteaux énormes ébauchés. Des enfants chantaient à mi- côte sur la montagne, cachés par les oliviers ; un homme se reposait à la fontaine, tenant son petit cheval par la bride. Deux ou trois chameaux ont passé pendant que nous étions là à souffler un peu à l’ombre et à fumer une pipe ; un d’eux, la lèvre tombante et orné sur les deux côtés de la tête de deux grosses houppes pendantes, ressemblait à une vieille femme au nez busqué, coiffée à l’anglaise. Au bout de 2 heures, après avoir descendu une descente rocailleuse et difficile, nous arrivons dans le vallon, où nous sommes campés. En face de nous un mamelon, deux à gauche, un à droite, un derrière nous ; nous sommes au bas du mouvement de terrain, la route passe devant nous, j’entends la voix de trois femmes qui passent en ce moment ; la nuit tombe. — Sassetti fait les lits. — Grelot d’un mulet. — La fontaine est à notre droite ; au bas de la descente, Khan Leban.+
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-Nous nous levons au clair de la lune, grelottant du froid qu’il a fait toute la nuit ; à 4 heures et demie nous sommes en marche, le chemin est meilleur qu’hier. Nous allons sur le versant de droite de la montagne, que nous tournons pour entrer dans la vallée de Sichem. Vers 8 heures du matin, en passant devant Howara qui est à notre gauche, tout le monde fait son petit repas. Devant nous une large vallée entourée de montagnes de tous côtés, avec quelques carrés cultivés ou de verdure, çà et là au milieu d’elle ; elle est rayée par une route qui va à Tibériade. Nous tournons à gauche et nous entrons dans la vallée de Naplou. Vers ce coude de notre route, passent deux femmes portant des fardeaux ; une à grands yeux noirs, tarbouch rouge enfoncé sur le front, avec une piastre d’argent au milieu, figure énergique et vive, me salue de « combakrer ».+
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-NAPLOU, tout en pierre, dômes et murs à lignes droites. Sur la gauche, avant d’y arriver, on traverse un bois d oliviers. Grands et ombreux jardins, de l’eau qui coule, petits chemins de verdure, avec des ronces qui retombent des branches ; des m. sur la berge des ruisseaux. Nous sommes campés dans un jardin, sous un mûrier gros comme un chêne raisonnable. Il y avait tantôt des femmes non voilées qui y prenaient le frais, Joseph a établi sa cuisine auprès ; un homme du jardin, gardien ou jardinier, a pris une grosse couleuvre noire.+
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-À Naplou, mêmes constructions qu’à Jérusalem, bazars plus beaux. Nous traversons la ville dans toute sa longueur et revenons de même, après nous être arrêtés à un café. La mosquée a pour porte principale le portail d’une église du temps des croisades, dernier roman, chapiteaux à feuilles d’acanthe ; le dessus du portail, nervures successives superposées, arcadiques, le tout d’un style très intact. Des peaux, devant quelques boutiques, sont à sécher par terre, on marche dessus. Un Copte à turban noir nous montre quelques pierres insignifiantes. — Enormité des bouillottes à eau dans un ou deux cafés. — Habar en laine blanche ou laine de soie. — Quelques hommes portent le tarbouch ainsi autour de la tête un petit turban, le tarbouch est tiré en arrière (étant retenu à la tête par ce turban de manière que le fond retombe de côté à un pouce ou deux de l’épaule.+
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-Nous quittons Naplou le matin. Verdure et maison à notre gauche, exécrable chemin jusqu’à Laabed. Avant d’y arriver, quand on domine le vallon, c’est comme un océan de pierres. S’il n’y avait çà et là un peu de terre entre elles, tout serait pierreux. Oliviers, champs clos par des murs de pierres sèches, ça rappelle quelques aspects du bas de la montagne du Carmel, et plutôt celle d’Abou-Gousch.+
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-SASSUR, forteresse, à gauche, sur une hauteur, au milieu d’une grande plaine.+
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-RABATIJH. — Village blanc, sec, poudreux ; nos moucres ne savent pas quel chemin prendre dans le village. Les habitants ont fort mauvaise mine, les enfants nous insultent : « chien de chrétien, que Dieu vous brûle, vous tue, etc. ». Nous passons lestement, non sans avoir remarqué que trois hommes ont pris leurs fusils et marchent devant nous. Un bois d’oliviers, le terrain monte. Avant le premier village, lentisques où sont appendues des guenilles, nous y mettons des crins de nos chevaux. Quelques buissons ; là, nous perdons nos trois gaillards de vue. « Préparez vos armes ». Nous tournons dans des défilés. — Précaution de nos moucres qui ont prouvé que c’était un meilleur chemin que de passer sur la hauteur. — Fontaine avec un troupeau de chèvres ; quelques chiens aboient.+
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-DJENJN. — Campés comme la veille sous un mûrier. Mosquée au milieu de la verdure, large paysage tout alentour. — Les campagnes d’Israël — Le gouverneur, gros blondin, assis sur une natte à sa porte, chef militaire à barbe noire, nez crochu, yeux bons et vifs, frottés d’eau de rose ; veston rouge à raie noire. — Courte promenade dans Djenin où il n’y a rien à voir qu’un chien qui dévore une charogne de cheval enflé, il le commençait par l’anus. Deux ou trois boutiques, Joseph achète du raisin dans mon foulard bleu. — Le cousin du gouverneur nous suit pour avoir du sulfate de quinine. — Moulin, eau claire qui coule ; une-femme puisant de l’eau ceinture, voile de couleur qui couvre seulement la bouche, beau bras et belle main, un peu dans le style Mignard, nez tout droit, yeux noirs baissés vers l’eau. — Tohu-bohu de consultations dans notre campement. Ce pays est dévoré de fièvres, et de brigands. — Nuit moins froide que la précédente.+
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-Levés à 3 heures, partis à 4. — Immense et magnifique plaine connue sous le nom de campagnes d’Israël. Quelques champs de sésame, carrés, verts, qui se détachent sur le fond blond des herbes roussies par l’été ; ombrelles chinoises des chardons. Il y a aussi, çà et là, un peu de coton et de mais. Le soleil se lève à droite ; ses rayons, avant qu’il ne paraisse sur les montagnes, font des gloires ; un nuage enroulé en écharpe longue, or dans la partie qui recouvre le soleil, puis tout à coup bleu et allant s’apâlissant vers Djenin. — Abou-Ali nous cueille des fleurs de jusquiame. — Trois soldats turcs d’escorte, l’un avec une lance de 12 à 15 pieds au moins de long, en bambou, ornée de deux grosses houppes au haut de la hampe. — Algarade, ils courent à fond de train, le pistolet au poing ; long détour du soldat de gauche pour les envelopper. — Le matin, prise d’un lièvre. Au bout de la plaine est la petite montagne derrière laquelle se trouve Nazareth ; à droite, le mont Thabor, détaché complètement à l’œil des autres montagnes, et ayant la forme d’une demi-sphère un peu convexe. De la montagne, quand on se retourne en arrière, la plaine, d’ensemble, est d’un brun très pâle, chocolat clair, avec des tons blonds par place. Une fumée montait, restes d’un feu allumé la nuit ? Nous passons devant huit à dix tentes de pasteurs, qui font là brouter leurs chèvres nous ne voyons personne que deux ou trois chiens jaunes. Au pied de la montagne notre escorte nous quitte ; d’en haut, on voit tout à coup Nazareth à gauche.+
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-NAZARETH. — La première chose qu’on en voit, c’est le minaret de la mosquée entourée de cyprès. Tout le terrain est tigré de pierres blanches, c’est d’un effet de surprise charmant. Au bas de la côte, la route tourne à droite ; une autre descendant vient s’y embrancher à gauche. Les nopals sont couverts de poussière, le soleil brille, tout éclate de lumière. — Maisons blanches de Nazareth. — Nous avons vu moins de lézards qu’hier, où il y en avait un à chaque arbre. — Couvent de l’Annonciation, barbe du capucin qui nous reçoit. — Le capitaine hollandais et sa femme et sa petite-fille, enfant blonde, à yeux bleus, en papillotes. Visite à l’agent français ; son fils trouvé dans une boutique ; le voyage d’ici à Damas paraît dangereux et difficile ; on s’arrange pour des escortes, etc.+
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-Visite à l’église grecque, en dehors de la ville, pleine d’Arabes qui l’encombrent ; c’est demain la fête de la Vierge selon les Grecs. On empoisonne dans l’église ; tas de chibouks à la porte.+
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-Eglise latine tapisseries d’Arras ; grotte où l’Ange est venu annoncer à la Sainte Vierge ; une colonne coupée. On nous montre une armoire qui est la fenêtre par où l’ange est descendu. — Grottes derrière l’autel oratoire et cuisine de la Sainte Vierge. — Maison de Joseph autre grotte, où l’on étouffe de chaleur humide et qui n’a qu’un petit coin de mur de construction romaine. — Autre endroit où l’on voit une énorme table en pierre, ou plutôt un rocher plat, sur laquelle Jésus, avant et après sa résurrection, a plusieurs fois mangé avec ses apôtres.+
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-Femmes à la fontaine, criant et se disputant ; elles sont fort belles ici, et de haut style, avec le bas de leur robe à deux fentes volant au vent ; cruches sur la tête, mises sur le flanc. Plusieurs sont blondes. — Groupe de femmes au coin d’une rue, comme nous sortons du couvent pour aller chez l’agent ; une grande, viandée, blonde, à nez busqué un peu. La ceinture qu’elles ont autour du corps comme les hommes leur fait ressortir les hanches. Intérieur de l’agent consulaire de France les portraits d’Amélie, Clara, Hortense, etc. ; une bataille de l’Empereur, image coloriée ; une scène de la Tour de Nesle.+
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-De Nazareth à Cana, même paysage.+
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-CANA, au milieu d’un vallon entouré de montagnes de tous côtés. Le village est assis sur une pente. — Nopals. — Nous passons derrière l’église grecque que je refuse de voir. Je songe au tableau de Véronèse.+
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-Après Cana la route est plus praticable. Grande plaine, assez verte, qui monte par le bout, avant de toucher à la colline qui domine Tibériade ; à droite, une plaine avec une montagne (la montagne ? ), ça fait cirque. À l’extrémité à droite, un grand feu ; la fumée montait droite et ronde exactement comme une colonne. On tourne une colline du haut de laquelle on voit la mer de Galilée, petite nappe bleue ; je suis étonné de la trouver si petite, entre des montagnes assez basses, grises, tachetées de pierres. — Les murs démantelés par le tremblement de terre arrivé en 1828. — Nous descendons à un hôtel tenu par un Juif.+
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-Temps de khamsin ; après-midi passé sur mon divan à suer et à souffrir du ventre et de l’estomac. — Le soir, après le dîner, promenade dans le pays ; je ne vois que Juifs, soit en bonnet fourré ou avec le large chapeau noir. Smaël-Aga, le chef de notre escorte, nous mène au bord de l’eau. — Ton rose pâle par-dessus la couleur grise des montagnes. — Un veau qui boit, troupeau de vaches dans les rues ; à gauche, la mosquée et un palmier. — Sur le sommet de la montagne, Zafeth. — Smaïl nous introduit dans une cour où il y a beaucoup de Juifs assis (la synagogue ? ).+
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-Dans la salle basse où se tiennent nos gardes et où Joseph et Sassetti dînent, petit enfant tout nu qui dort dans un branle. Les biques sont habitées par un chien jaune et une bouillotte ; quand on vient, il vous cède la place d’un air ennuyé, puis revient s’y mettre. Je me fonds en sueur ; Aréthuse coulait moins que moi.+
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-TABARIEH. — Mardi 27 août, 7 heures 5 du soir. — Il a fait comme hier un temps de khamsin étouffant, nous avons passé la journée à suer sur notre divan et à dormir. Vers 4 heures nous sommes sortis à cheval, pour aller voir les bains situés à une petite demi-lieue sur la même rive du lac. Nous prenons la route entre la montagne et la mer, le terrain est plein de pierres volcaniques et de colonnes renversées par terre ; partout, restes de murs. Jujubiers, un laurier-rose et quelques menthes. — Les bains d’Ibrahim-Pacha piscine soutenue par des colonnettes ; deux femmes fort laides et un vieux Juif en sortent comme nous y entrons. L’eau me semble à la température de 36 degrés, la source même est plus chaude. Les vieux bains sont un peu plus loin. — Maxime prend un caméléon qui a des taches brun chocolat sous nos doigts. — Nous revenons par le bord de l’eau ; les montagnes du Hauran, grises avec un glacis rose par-dessus. Nous essayons de rentrer par les fortifications démantelées, ce qui nous est impossible. La dernière tour côté Sud est détachée du reste comme un décor ; on voit par derrière un palmier qui se détache dessus. — Nous rentrons par une porte à l’entrée de laquelle un homme en veste rouge est assis. En passant par les rues de la ville, nous voyons quelques femmes juives du Nord, avec leurs cheveux blonds, et leur coiffure frisonne.+
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-Jeudi 29. — Partis de Tabarieh à 3 heures un quart du matin, avec le clair de lune qui dessine l’ombre de mon cheval à ma gauche, nous longeons le lac au pied des montagnes, dans la direction du Nord, vers Zafeth que nous voyons en face de nous sur le haut des montagnes. En bas, à droite, entre la pente et l’eau, quelques arbrisseaux, bauge à sangliers. Nos Arabes s’amusent à tirer des perdrix à balle, on en tue une. Quelques poules d’eau glissent sur la surface bleue de la mer de Tibériade, qui commence à devenir plus foncée au jour levant. La montagne de gauche s’écarte un peu, elle est taillée à pic en cet endroit ; c’est l’entrée d’un vallon qui va vers l’Ouest, dans laquelle Smaël-Aga nous dit qu’il y a beaucoup de grottes et une forteresse taillée à même la montagne. Il y a ici un peu de verdure, les bouquets d’azaroliers reparaissent comme à la mer Morte.+
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-Quelques huttes ou gourbis, un cours d’eau, Génézareth, quelques maisons à droite du sentier cela dure quelque temps. On a à sa gauche un vallon étroit, dans une direction parallèle à celle de la route et dont les pans chocolat sont taillés à pic par assises ; puis, par une pente douce, on s’élève doucement. De grandes herbes blanc doré, ou filasse blonde, desséchées, couvrent le sol ; à droite, un troupeau de dromadaires qui broute dedans, éparpillé et levant le nez quand nous passons. Second cours d’eau ; lauriers-roses deux bouquets superbes, un de chaque côté du sentier. Ici on commence véritablement à monter, peu à peu toutes les autres montagnes de derrière vous s’élèvent, le paysage suit votre mouvement, si bien que lorsqu’on se retourne, le lac, qui est bien plus bas que vous, semble être à votre niveau. Graduellement, les montagnes brun roux, vagues, allongées les unes derrière les autres, saillissent en s’allongeant. Halte à l’ombre d’une falaise à assises et à couleur de rouille, une source coule là. Nous repartons, tout s’agrandit, se développe, le bout du lac de Tibériade se perd dans la brume, on voit le dôme oblong du Thabor qui paraît plus grand que les autres montagnes.+
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-ZAFETH. — La forteresse de Zafeth, en haut du pays, assise sur le versant. Rues si étroites que notre bagage ne peut passer ; foule pour nous voir, surtout des Juifs avec leurs affreuses coiffures. Nous descendons chez un d’eux agent consulaire français, qui nous installe dans une petite salle voûtée, éclairée par une lampe suspendue, en verre, à triple chaînon. Le soir, consultation à une grande femme juive, avec son bonnet rouge, qui nous amène son pauvre petit enfant tout pâle et dolent de fièvre. — Notre hôte fumait son chibouk sur le divan de Max, avec ses deux jeunes garçons à ma gauche.+
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-Montagnes rousses au premier plan, léopardées de cailloux noirs ; par places cela fait des plaques de tigré. Les descriptions d’horizon précédentes sont toutes résumées dans la vue que l’on a de Zafeth (Bétulie).+
- +
-Je passe une exécrable nuit, pleine de puces, de punaises, et démangeaisons de toutes sortes. N’y tenant plus, je prends la pelisse de Max et je me hasarde à traverser la chambrée juive et à aller dormir à l’air. Toute la famille est vautrée par terre, pêle-mêle, sur des matelas, le père ronfle, la mère pisse, l’enfant crie, ça sent la chassie et la vesse nocturne. Je vais tâcher de dormir sur la terrasse à côté de Joseph et de Sassetti, couchés sur une natte, Sassetti roulé dans son manteau, et Joseph roulé dans sa couverture de feutre. Il fait si froid et la peau me brûle tellement que je ne peux prendre du repos ; le matin seulement, vers 9 heures, j’ai roupillé un peu sur mon divan infecte. À 11 heures nous nous préparons pour partir. Notre hôte nous parle des dangers de la route on a assassiné celui-ci à tel endroit, volé celui-là à tel autre ; il y a quelques jours on a tué un Turc, on lui a coupé la tête et les mains, etc. Nos gardes sont à la mosquée ; tous ces gens sont fort dévots en voyage, et avant de partir ils se mettent la conscience en règle quelqu’un de nous va peut-être rester en route, voilà ce que chacun se dit à soi-même, sans le répéter trop haut. — Bref, nous partons après toutes les recommandations possibles aux moucres, qui ont ôté les sonnettes et grelots de leurs mulets.+
- +
-La route, pierreuse, commence à monter sous des oliviers ; un de nos hommes, gaillard facétieux, auquel il manque les incisives de devant et monté sur une petite rosse baie, se met à chanter, puis nous descendons et nous arrivons dans une plaine, C’est là qu’Abou-Issa et Abou-Ali reçurent de l’escorte une si belle trempe pour les avoir insultés ce qui me fit dire, le soir à dîner, non pas une gelée de garde, mais une dégelée de gardes. Il y eut un mot de Joseph, sublime : « Ce sont des Turcs, qu’ils se tuent entre eux, s’ils le veulent, ça ne nous regarde pas ». Les herbes sont brûlées par le feu, manière d’engraisser la terre ; ça donne au sol une teinte noire.+
- +
-Vers 5 heures nous arrivons à Djiss-Benat-el-Yakub, nous campons là. Nous avons le pont à notre gauche ; devant nous la rivière, qui coule entre les herbes et les roseaux ; au delà du pont, la grande nappe bleue de Bahr-el-Hule. Avant d’arriver à notre campement, nous avons remarqué, sur des buttes qui sont au bord du lac, quelques cabanes de Bédouins. Max croit qu’on nous observe, la nuit vient.+
- +
-De l’autre côté du pont, une caravane de dromadaires et de marchandises, le tout couché par terre et les hommes, debout dans leur habar et chibouk à la main, circulant au milieu.+
- +
-À Safed, nous avons pris un bonhomme qui a demandé la permission de se joindre à nous ; c’est un vieux à barbe blanche, voûté et usé par le temps, il a vu bien des hivers, un énorme turban, armé jusqu’aux dents ; négociant en chevaux, il ramène avec lui une pauvre rosse blanche qui met en gaîté nos chevaux entiers. Il a été en Autriche, en Perse c’est un vieux qui a beaucoup d’expérience : « Ah ! il est un brave », dit Joseph. Il mange tout seul sur son tapis, arrange son cheval, fait sa prière. Je n’ai jamais rien vu de plus expressif que son œil lorsqu’il parlait à Joseph des précautions à prendre pour la nuit ; il était à ce moment tourné vers Bahr-el-Hule et de profil ; quel œil !+
- +
-À peine avons-nous pris l’œuf dur du voyage, qu’Ismaël-Aga parle de partir, quoiqu’il soit convenu que l’on se mettra en marche à 10 heures ; on objecte les mulets et les chevaux, bref, à 8 heures, on se f… en selle. Nous avons, pendant le dîner, beaucoup ri à l’idée de nous f….. des coups de fusil à tort et à travers, pendant la nuit, et surtout à celle de canarder le bagage, de décapiter Abou-Ali, d’éreinter le bisarche.+
- +
-Il est nuit complète, je n’y vois goutte ; le bagage est devant nous précédé par deux (quelquefois trois) hommes d’escorte, Joseph et Sassetti sont derrière nous, puis le vieux négociant, qui tend dans les ténèbres son œil de lynx ; les trois autres gardes sont derrière tout le monde ou sur les flancs. Nous passons le pont, nous montons au milieu des pierres l’envie de dormir m’empoigne pendant un quart d’heure environ, ce n’est guère le moment cependant ; je me dirige en suivant la croupe blanche du cheval de Maxime ; le bouffon de la bande chante à tue-tête, sur un ton dolent et aigre, il jette sa voix ; les pieds des chevaux trébuchent sur les pierres. Puis nous montons par une pente douce. Vers 10 heures, le ciel blanchit en face de nous, la lune bientôt se lève. Nous sommes dans une campagne plantée de caroubiers, ils sont énormes et gros comme des pommiers de temps à autre il y a de grandes places où l’on voit plus clair ; je me souviens, à ma gauche, de quelque chose qui avait l’air d’un grand vallon qui descendait (de jour cette route doit être superbe). La lune est très claire, on y voit bien, nous marchons bon pas, le chemin est devenu moins mauvais. Vers minuit, nous mangeons un morceau. Caroubiers. Nous sommes sur un plateau, nous passons près d’un douaire, les chiens hurlent, il faut se taire. De temps à autre on fume une pipe (Smaël-Aga m’apporte la sienne, un petit chibouk noir, à nœuds, recouvert d’une calotte de cuivre), on admire la tournure d’un arbre au clair de lune. J’ai énormément joui du voyage cette nuit-là. La nuit est froide, vers le matin je suis obligé de descendre plusieurs fois à pied pour me réchauffer. Sassetti tombe de sommeil, il voit de grands escaliers. Le jour parait nous sommes au milieu des caroubiers et des azaroliers, bouquets de verdure inégalement plantés, c’est charmant. Nous descendons vers la plaine, le soleil paraît tout à coup, il m’enflamme la figure ; les joues me rôtissent ; je remonte à cheval. Nous sommes environ au milieu de la route, nous avons encore sept heures de marche. Le vieux négociant se rapproche de Joseph et lui inspire des craintes que nos hommes ne trouvent pas ridicules : « Nous avons deux heures sérieuses à passer ».+
- +
-Deux femmes de Bédouins, que nous rencontrons parmi les arbres, elles ont l’air d’avoir peur de nous ; le vieux négociant leur demande de quelle tribu elles sont elles sont du côté gauche. C’est de droite, des monticules, vers le pays de Hauran, que le danger est à craindre ; tous nos gardes passent de ce côté et marchent en rang sur fa même ligne ; chacun a son fusil sur la cuisse j’ai mis des balles dans ma poche pour les atteindre plus vite en cas de guerre.+
- +
-Nous marchons pendant sept heures jusqu’à 10 heures du matin, dans cette immense plaine, ayant à notre gauche des montagnes qui ont de la neige à leurs sommets ; à droite, le mouvement du terrain, qui remonte, nous cache les horizons qui s’étendent vers le pays de Hauran.+
- +
-Deux heures avant d’arriver à Sasa, on trouve les restes d’un ancien chemin. — Ici, il y a un encombrement de pierres à se rompre le cou, l’ancienne voie paraît et disparaît, de grands blocs de rochers plats, naturellement arrangés, la continuent, les pierres redoublent.+
- +
-SASA est au fond de l’horizon, dans la verdure ; nous y arrivons vers 10 heures, après être entré dans une rage superbe contre Joseph, à cause de la façon inepte dont il mène son cheval. Nous campons en dehors du pays, sous un arbre, entourés d’eau une petite caravane halte à côté de nous, on débite les morceaux d’un chameau.+
- +
-À 4 heures du soir, nous nous réveillons, je me décrasse dans le ruisseau qui coule derrière moi, auprès duquel est couché le vieux. Bientôt la nuit vient, nos gardes font leur prière, nous dînons et nous nous couchons sur nos lits. Je commençais à dormir, quand Joseph s’écria : « Entendez-vous ? ils se battent ! ». Je me réveille en sursaut, il venait d’entendre plusieurs coups de fusil dans la direction des montagnes de l’Est. À minuit, nous sommes partis, nous nous étions levés à 10 heures et demie. — Les chiens aboient, la lune rouge se lève, son croissant est couché sur le flanc, elle est moins belle et moins odalisque qu’hier, où elle avait des tournures d’une langueur ineffable. À sa clarté nous passons plusieurs rivières, le chemin est bon, nous filons vite.+
- +
-Au bout de deux heures, Khan-el-Sheik, espèce de grande forteresse ou caravansérail, sur la droite de a route. Nous ne sommes arrêtés que par les nombreux cours d’eau qui se présentent, on s’attend, on se réunit, on repart. Les étoiles pâlissent, le jour se lève, nous sommes tous répandus sur le large chemin. Poésie de Cervantes, te voilà donc ! À gauche, les montagnes ont des teintes gris perle foncé, avec de la nacre au sommet c’est de la neige. Nous rencontrons quelques chameaux, on sent les approches d’une grande ville, tout le monde est gai, le bouffon chatouille son cheval pour le faire ruer et mordre ; ils blaguent Abou-Issa dans son patois beyroutien. La campagne est large, grasse, cultivée. Nous rencontrons une petite caravane de chameaux qui portent des peaux, nous traversons un grand village, nous attendons le bagage sous des arbres. Au bout de trois quarts d’heure, nous touchons à la longue ligne basse de verdure et de maisons que nous voyons depuis quelque temps, et nous entrons dans un interminable faubourg où nos chevaux glissent sur le pavé. Tas de blé par terre, fileurs de coton, teinturiers, mosquées, fontaines, des arbres qui pendent en grappes et tiennent leur flot de verdure suspendu sur la multiplicité de couleurs qui s’agitent sous eux, quelques beaux corps de garde turcs, un grand cimetière que traverse la route, avec des petites branches vertes fichées au pied de chaque tombe (le dessus des tombes est généralement convexe en forme de cylindre). Nous entrons dans la ville, nous tournons plusieurs rues étroites, l’encombrement augmente au point que nos chevaux ne peuvent avancer. Enfin nous arrivons à Damas19, à l’hôtel, où nous retrouvons MM. Striber, Husson et Muller.+
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Version actuelle

On a souvent écrit que Jean-Marie Déguignet a perdu la foi en faisant un pèlerinage à Jérusalem en 1856. Mais ce n'est pas vraiment le cas, son récit de voyage ne fait que conforter son athéisme nourri par des lectures et observations préalables.

On trouvera ici les deux versions écrites de ses récits, ceux publiées en 1905 dans la Revue de Paris et l'édition intégrale de la 2e série de cahiers en 2001, qu'on comparera avec les "notes de voyages" de Gustave Flaubert en 1850.

On aurait pu citer également d'autres écrivains célèbres du 19e siècle, qui ont décrit leurs voyages en terre sainte : Lamartine rédigeant ses "Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient" en 1832-33, Hermann Melville avec son poème "Clarel: A Poem and Pilgrimage in the Holy Land" en 1856, Mark Twain en 1867 et son "The Innocents Abroad, or The New Pilgrims' Progress".

Autres lectures : « La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Jésus, fils aîné de Marie-Joachim » ¤ « Cahier de notes sur la "Vie de Jésus" d'Ernest Renan » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ 

St-Sépulcre de Jérusalem, A. Salzmann 1856
St-Sépulcre de Jérusalem, A. Salzmann 1856

1 Présentation

Alors que la guerre de Crimée s'est soldée par l'assaut de Sébastopol, le soldat Jean-Marie Déguignet est rapatrié à Constantinople (Istanbul) en attendant un retour en France. Là, il fait connaissance avec un marchand arménien francophone qui lui propose, ainsi qu'à un camarade, un voyage express en terre sainte, tous frais payés. Une permission de 12 jours leur est accordée : « quatre pour aller et quatre pour revenir ». Les voici donc, tous les trois, qui embarquent sur un vapeur russe transportant à Jérusalem des « pèlerins de toutes les parties de la Russie ».

En regard des deux séries des cahiers de Jean-Marie Déguignet (JMD), la lecture des notes de voyages de Gustave Flaubert (GF), accompagné de son ami Maxime Du Camp, permet de mieux comprendre les propos authentiques de notre soldat breton :

✔ L'Arménie est le premier État officiellement chrétien au monde dès l'an 301, et ses habitants, marchands pour la plupart, se sont installés très tôt dans la ville de Jérusalem.

  • « notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem », « nous autres Arméniens, nous avons nos moines exploiteurs, là-bas, sur le mont Sion » (JMD) ;
  • « Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale » , « L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient » (GF).

✔ Un doute subsiste sur le passage de Jean-Marie Déguignet par la ville de Beyrouth au nord en pays libanais.

  • Dans le récit publié en 1905 l'auteur écrit « Je me vois donc obligé d'omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu » et une note de l'éditeur avance ceci : « Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa ».
  • Dans la deuxième version JMD précise bien  : « Nous débarquâmes à Beyrouth, et un peu au-delà, à Jaffa (Tel-Aviv), nous trouvâmes une voiture » et au retour son vapeur part aussi de Beyrouth. En 1856, les liaisons régulières de bateaux vapeurs font escale dans chacun des deux ports.
  • Contrairement à Flaubert qui, débarqué à Beyrouth, fait un voyage de plusieurs semaines par la route jusqu'à Jérusalem, peut-être que JMD s'est rapproché de Jaffa sur un navire côtier.

✔ Pour ce qui concerne les lieux sacrés chrétiens, la petite taille jardin des oliviers est unanimement remarquée.

  • « Quelle désillusion ! Je vis un jardin avec des légumes et des fleurs, », « ce fameux Jardins des Oliviers, que j'aurais nommé plutôt un jardin potager » (JMD)
  • « Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom » (GF)

✔ Au Saint-Sépulcre, c'est le nombre de religions présentes qui surprend les deux voyageurs.

  • « vingt-et-un autels dans ce temple, où vingt-et-un prêtres chantent les louanges », « le grand autel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une dizaine d'autres autels, tous affectés à des cultes différents. » (JMD)
 
Panorama de Jérusalem en 1850-60, Othon Von Ostheim
Panorama de Jérusalem en 1850-60, Othon Von Ostheim
  • « Ce qui frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose.  » (GF)

✔ Le mur du vieux temple des juifs est très brièvement cité, mais sans être qualifié "des lamentations" comme de nos jours.

  • « quelques vieux pans de murs du Mont Sion que les juifs vont embrasser en pleurant et se frappant la poitrine » (JMD)
  • « aller voir les Juifs pleurer devant les restes de ses murs », « Vieux Juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur » (GF)

✔ La grande mosquée d'Omar est par contre un lieu de visite incontournable.

  • « cette fameuse mosquée d'Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument de Jérusalem, bâti, dit-on, sur l'emplacement du grand temple de Salomon », « le temple d'Omar, dans lequel les prêtres de Mahomet exploitent les vrais croyants de la même façon que les prêtres chrétiens » (JMD)
  • « La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur l’emplacement du Temple. » (GF)

✔ Enfin, l'importance de la présence turque dans toute la terre sainte rappelle l'existence de l'empire ottoman jusqu'en 1917.

  • « Il y avait bien des gendarmes turcs, zapotiés, établis par poste de distance en distance pour garder les routes », « une garde turque à la porte même de ce grand temple chrétien ... pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens » (JMD)
  • « Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient. », « quelques beaux corps de garde turcs », « Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants » (GF)

2 Citations

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Chapitre XI de la Revue de Paris 1904-05

Transcription d'Ewan ar Born sur Wikisource à partir de la version Gallica.

§ Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères ...

JÉRUSALEM

Moins d'une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d'un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s'il y en avait : je n'en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J'entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l'Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c'étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.

Nous pouvions aller à Jérusalem d'une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu'il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou­ristes, moyennant finances, bien entendu. J'aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l'ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la première vertu des enfants du Prophète, c'est l'hospitalité.

Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couvertures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d'arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du prophète : l'abomination de la désolation.

§ Nous étions dans la Judée, le pays de Juda ...


Pages 202-209 de l'Intégrale (début)

Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.

§ Un jour, ce brave Arménien, qui était aussi un chrétien ...

Le voyage à Jérusalem (Avril 1856)

Ce pèlerinage de Jérusalem est obligatoire pour tous les Russes orthodoxes, comme celui de la Mecque pour les vrais croyants. Nous étions habillés à l'européenne, et nous n'avions un peu l'air de deux gentlemen faisant notre tour du monde.

Le navire était bondé de pèlerins de toutes les parties de la Russie, gens qui n'avaient pas l'air bien riche. Ils étaient mal habillés, malpropres avec des cheveux longs et crasseux. Si les hommes eussent porté des chapeaux à larges bords, je les aurais pris pour des Bretons des montagnes d'Arez ! Nous débarquâmes à Beyrouth, et un peu au-delà, à Jaffa, nous trouvâmes une voiture, ou plutôt une charrette qui nous attendait. Là du reste, les pèlerins pouvaient choisir les moyens de transport à leur convenance. Il y avait des ânes, des mulets, des chevaux et des espèces de carrioles pouvant s'atteler des deux bouts. La nôtre avait été commandée et préparée d'avance. Celle-là n'était pas à louer. Aussi, nous n'y montâmes que nous trois. L'Arménien voulait aller en avant, car la route serait bien encombrée, et on serait aveuglés par la poussière.

À Jaffa, on montre encore aux fidèles croyants ou crédules, la maison de Simon le corroyeur [2], dans laquelle le fameux Pierre eut cette vision d'une immense nappe descendant du ciel remplie de toutes sortes de gibiers rôtis. Nous pouvions aller d'une seule traite de Jaffa à Jérusalem, mais notre bon guide voulut nous arrêter au Rameleh [3] où s'arrêtent du reste presque tous les pèlerins pour passer la nuit, car, en ce temps-là, la route de Jérusalem n'était pas encore trop sûre. On voyait roder par là des bandes de vilains types avec des pistolets et des poignards dans leurs ceintures de cuir, et qui ressemblaient fort au fils aîné de Marie, Joachim et ses compagnons bandits. Il y avait bien des gendarmes turcs, zapotiés [4], établis par poste de distance en distance pour garder les routes, mais ces curieux gendarmes faisaient autant peur aux voyageurs que les bandits qu'ils étaient chargés de surveiller.

§ Le Ramaleh n'est qu'un pauvre village ...

 

Pages 209-213 de l'Intégrale (Suite)

Histoire de ma vie. L'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton. An Here, 2001.

Ce jour-là, quand nous eûmes déjeuné, le patron nous dit que maintenant, puisque nous connaissions à peu près la ville, nous étions libres d'aller tous les deux où cela nous ferait plaisir. Mais je ne savais trop quel plaisir que nous aurions d'entendre les gamins crier leurs bibelots saints et frauduleux dans toutes les langues, de voir les moujiks russes, dont c'était alors la grande fête de Pâques, se traîner à genoux depuis la prétendue maison de Pilate jusqu'au Saint-Sépulcre en pleurant, embrassant la terre, les pierres, les coins de maisons. Nous allions cependant, suivant ces pauvres abrutis, dont on ne savait si on devait en rire ou en avoir pitié.

Nous arrivâmes ainsi devant le Saint-Sépulcre, dont je me mis à contempler la grande coupole d'or, parce que mon jeune précepteur de Kamiech m'avait dit que cette coupole avait été enlevée une certaine nuit. Mais comme on ne trouvait pas le coupable, les chrétiens de Jérusalem avaient mis le fait sur le compte des Turcs, et crièrent au vol, au viol, à l'insulte, à la profanation. Le tzar Nicolas prit prétexte de cela pour attaquer les Turcs, espérant les chasser de Constantinople et en même temps de Jérusalem, et rendre enfin cette ville aux chrétiens, puis le dieu de ceux-ci, quoiqu'il ait, dit-on, tout puissance, ne veut pas la leur donner, préférant que son tombeau fût gardé par les enfants du Prophète. Et c'est pour ça, sans doute, que sa Mère était venue donner un coup de main aux Turcs dans la personne de Pélissier, pour écraser ces maudits chrétiens orthodoxes et des aryens, qui voulaient prendre un pays qui a de tout temps appartenu à la race sémitique, à elle octroyé à perpétuité par le dieu de Sem et d'Abraham.

Nous vîmes en effet une garde turque à la porte même de ce grand temple chrétien. Et ils étaient là comme la garde que j'avais vue à Lyon, à la porte de Castellane. Mais ces soldats turcs n'étaient pas là précisément pour garder la personne de Jésus, ou son prétendu tombeau, mais plutôt pour mettre ordre entre les prêtres des différents cultes chrétiens qui exploitent ce tombeau à qui mieux-mieux.

§ Ainsi, il y a vingt-et-un autels dans ce temple ...


Chapitre "Palestine" des Notes de Flaubert

Transcription sur Wikisource à partir de l'édition compléte L. Conard de 1910.

PALESTINE.

§ De Beyrouth à Jérusalem ...

On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient : el Kods, el Kods ! (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem.

Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ebron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris : la lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.

Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure.

§ Vendredi 9, promenade dans la ville ...

3 Annotations

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  1. Déguignet effectue son voyage organisé par l'Arménien en compagnie d'un camarade affecté comme lui au dépôt d'Ahoutpacha en Crimée : « J'y avais trouvé un bon camarade, beaucoup plus ancien que moi, bon enfant, toujours content mais sans instruction. C'était aussi un pauvre paysan comme moi. ». [Ref.↑]
  2. Bible, Acte des Apôtres, IX. 43, X. 1 et X. 76. [Ref.↑]
  3. Ville de Ramlah. [Ref.↑]
  4. Zaptié : corps de troupe de l'empire turc. [Ref.↑]
  5. Le consol Napoléon séjourna à Ramlah entre le 1er et le 3 mars 1799. [Ref.↑]
  6. Antinoüs (mort en 122) : favori de l'empereur romain Hadrien, il est le type même de la beauté plastique. [Ref.↑]


Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Mai 2018    Dernière modification : 26.05.2018    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]