Le poème "L'Amour et la Mort" de Louise-Victorine Ackermann - GrandTerrier

Le poème "L'Amour et la Mort" de Louise-Victorine Ackermann

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Image:Espacedeguignetter.jpg Dans ses mémoires de paysan bas-breton Jean-Marie Déguignet raconte son mariage en 1868 et, à cet âge déjà avancé de 34 ans, il entame un hymne à l'amour qu'il ponctue d'un poème « Tous les êtres forment une chaîne éternelle ... ». Depuis la publication, de nombreuses pages sur Internet citent ce verset et en attribue par erreur la paternité à Déguignet.

En fait c'est une contemporaine, Louise-Victorine Ackermann (1813-1890) qui en est l'auteur. Et ce n'est pas étonnant que Jean-Marie Déguignet ait repris une de ses œuvres poétiques car, outre le goût pour l'écriture, ils avaient de nombreux points communs.

[modifier] Le texte d'origine

Pages 563-564 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, les noces de Jean-Marie ont duré deux jours, comme cela ce faisait à l'époque :

« Quand tout le monde fut parti et voyant que je ne pourrais faire aucun travail ce jour-là, je proposai à ma femme d'aller faire un tour à la mer pour lui faire voir l'endroit où j'avais passé la nuit. Le temps était magnifique et on pouvait regretter de ne pas profiter pour battre un peu de blé noir qui était coupé, seul produit qu'il y avait à la ferme, mais j'avais secoué tout souci pour le moment pour me livrer tout entier à ma jeune femme, que je n'avais pas encore eu le temps même de regarder bien en face. Dans les villes, les jeunes gens font l'amour pendant des mois et des années avant de se marier avant de se marier de sorte que, quand ils se marient, cet amour est déjà vieux et usé. Nous n'étions pas dans ce cas : nous n'avions pas eu le temps de flirter, ou de friter en amour [1], comme on dit en breton. Mais maintenant nous avions le droit de le faire. Nous étions unis par les lois civiles, et sacrés par l'Église, et comme il est dit dans la Genèse, nous ne devions plus faire qu'une et même chair.

Ce bois qui touche à la ferme de Toulven est très grand et très touffu, on le nomme le bois de buis. Il appartenait encore à l'ancien propriétaire de Toulven, oncle du propriétaire actuel qui, après avoir vendu toutes les terres, s'était réservé les bois et jardins durant sa vie. Ce vieux célibataire [2] , qui demeurait dans un vieux château touchant notre ferme, avait été un viveur de première classe : il avait fait de Toulven, au temps de sa fortune un vrai paradis d'amour. Ce bois où j'allais promener pour la première fois ma jeune épouse, en gardait encore les traces. Partout on voyait des tonnelles, des bosquets, des kiosques entourés et pour ainsi [dire] cachés par toutes sortes de plantes exotiques. Quand nous eûmes fait le tour de la mer et quand j'eus montré à Marie-Yvonne où j'avais passé la nuit, elle me conduisit au milieu du bois où il y avait un grand kiosque qui ressemblait au fameux labyrinthe [3], car il fallait tourner plusieurs fois autour et chercher longtemps pour en trouver l'entrée.

 

Dans l'intérieur de ce nid d'amour, il y avait des bancs tout autour. Au plafond se voyaient encore des restants de peinture. On pouvait distinguer même les sujets mythologiques que le père Antoine [2], comme on l'appelait maintenant, aimait beaucoup, mais mieux encore, me disait-on, en chair et en os qu'en peinture, même encore en ce moment quoiqu'il avait quatre vingt quatre ans. Considérant ce lieu, toutes les histoires et légendes mythologiques et bibliques me venaient en mémoire, et tous les amours célèbres dans l'histoire et dans les romans, depuis le roman d'Adam et Ève jusqu'au flirtage [sic] moderne. Et nous nous trouvions là, au milieu de ce bois, dans ce nid d'amour, loin des regards indiscrets, deux êtres pleins de vie, de santé et de sève. Elle dix-neuf ans, paysanne forte et belle, et vierge encore, et moi trente-quatre ans, toute la force de l'âge et non encore gâté ni contaminé par des amours bestiales, comme beaucoup le sont à cet âge. Nous étions donc dans les meilleures conditions possibles pour nous livrer à l'amour vrai, à ce bonheur suprême auquel toutes les créatures ont droit. Je ne pouvais pas faire avec ma jeune Bretonne l'amour idyllique et romanesque d'un Roméo, elle n'aurait rien compris. Quoiqu'il doit y avoir du charme dans cet amour puisqu'il conduit bien des jeunes gens au suicide, espérant même s'aimer encore dans l'autre monde. Nous fîmes, dans ce kiosque, qui fut témoin des amours séniles du père Antoine [2], l'amour en enfants de la nature comme les oiseaux au printemps quand la nature se réveille et les pousse à l'amour.

Tous les êtres forment une chaîne éternelle
Se passent inconscients le flambeau de l'amour
Chacun rapidement prend la touche immortelle
Et la rend à son tour
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime
Il aura sillonné votre vie un moment
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Son éblouissement.
 »

[modifier] Le poème cité

Le texte extrait ci-dessus est tiré de 2 versets en dernière partie, entrecoupés d'un verset intermédiaire :

Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.

Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.


Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement.

 

Le poème original intitulé « L'Amour et la Mort » a été composé par Louise-Vitorine Akermann et fut publié en 1871 dans le recueil « Poésies philosophiques » édité par Caisson et Mignon.

Source du recueil : [1]

Texte intégral du poème : Media:LOUISE_ACKERMANN-Lamour_et_la_mort.pdf

[modifier] Louise Ackermann

Louise-Victorine Ackermann, née Choquet, nait le 30 novembre 1813 à Paris, de parents d'origine picarde. Son père, voltairien et amoureux des lettres, lui fera donner une éducation éloignée de l'enseignement religieux. Il sera l'initiateur des premières lectures de sa fille. De tempérament indépendant, il quittera Paris à trente-trois ans pour la solitude de la campagne, emmenant avec lui sa femme et ses trois filles.

Louise vivra une enfance solitaire. Son tempérament studieux et méditatif se déclarera très tôt, la mettant à l'écart des enfants de son âge et de ses sœurs. Sa mère qui se fait mal à la vie campagnarde est rongée par l'ennui et sera peu conciliante envers sa fille aînée. Elle exige que celle-ci fasse sa première communion, pour respecter les conventions mondaines. Louise découvre ainsi la religion en entrant en pension à Montdidier, et y porte tout d'abord une adhésion fervente, qui alarme son père. Ce dernier lui fait lire Voltaire, et l'esprit du philosophe créera le premier divorce entre Louise Choquet et le catholicisme.

De retour de pension, elle poursuit ses lectures et études dans la bibliothèque paternelle, et découvre Platon et Buffon. C'est vers cette époque qu'elle commence à faire ses premiers vers. Sa mère s'en inquiète, ayant un fort a priori vis-à-vis des gens de lettres. Elle demande conseil à une cousine parisienne, qui lui recommande au contraire de ne pas brider les élans de sa fille mais de les encourager.

Louise est alors mise en pension à Paris, dans une grande institution dirigée par la mère de l'abbé Saint-Léon Daubrée. Élève farouche, elle est surnommée l'« ourson » par ses camarades de classe, mais devient vite la favorite de son professeur de littérature, Biscarat, ami intime de la famille Hugo. Découvrant qu'elle compose des vers, il porte même certaines de ses œuvres à Victor Hugo qui lui donne des conseils.

Biscarat nourrit les lectures de son élève en lui fournissant les productions des auteurs contemporains. Elle découvre également les auteurs anglais et allemands, Byron, Shakespeare, Goethe et Schiller. La lecture parallèle de la théologie de l'abbé Daubrée la fait renoncer définitivement à la pensée religieuse, même si elle avoue dans ses mémoires avoir eu par la suite des « rechutes de mysticisme ».

 

Au terme de trois années de pension, elle regagne sa famille où elle poursuit l'étude et la composition en solitaire, faisant découvrir à ses proches les auteurs modernes, Hugo, Vigny, Musset, Sénancour. Mais le décès de son père la privera bientôt du seul soutien familial qui valorisait ses compétences littéraires. Sa mère lui interdit la fréquentation des auteurs, et Louise renonce pour un temps à la poésie. Elle obtient en 1838 qu'on la laisse partir à Berlin pour un an, dans une institution modèle de jeunes filles dirigée par Schubart. Ce dernier l'aidera à parfaire son allemand, et elle sera sous le charme de la ville de Berlin, qu'elle définit ainsi : « La ville de mes rêves. À peu d'exceptions près, ses habitants ne vivaient que pour apprendre ou enseigner ».

Elle y reviendra trois ans plus tard, après le décès de sa mère. Elle y rencontre Paul Ackermann, un pasteur protestant ami de Proudhon, qui en devient amoureux et qu'elle épouse sans réel enthousiasme : « Je me serais donc passée sans peine de tout amour dans ma vie ; mais rencontrant celui-là, si sincère et si profond, je n'eus pas le courage de le repousser. Je me mariai donc, mais sans entraînement aucun ; je faisais simplement un mariage de convenance morale ».

À sa grande surprise, ce mariage sera parfaitement heureux, mais bref : Paul Ackermann décède de maladie le 26 juillet 1846 à l'âge de 34 ans. Très éprouvée par son veuvage, Louise rejoint une de ses sœurs à Nice, où elle achète un petit domaine isolé. Elle consacre plusieurs années aux travaux agricoles, jusqu'à ce que lui revienne l'envie de faire de la poésie. Ses premières publications ne suscitent que peu d'intérêt, mais retiennent tout de même l'attention de quelques critiques, qui en font la louange tout en blâmant son pessimisme qu'ils attribuent à l'influence de la littérature allemande. Elle se défendra de cette influence, réclamant pour sienne la part de négativisme de ses pensées, et démontrant que celle-ci apparaissait déjà dans ses toutes premières poésies.

Elle décède aux environs de Nice le 3 août 1890. Son autobiographie révèle une pensée lucide, un amour de l'étude et de la solitude, ainsi que le souci de l'humanité qui transparaîtra dans ses comtes et poésies philosophiques.

[modifier] Conclusions

Les points communs entre Jean-Marie Déguignet et Louise-Victorine Ackermann sont nombreux, et expliquent pourquoi le paysan bas-breton avait vraisemblablement appris par cœur cet extrait du poème de « l'Amour et la Mort » [4]:

  • l'amour de la nature, l'attachement à la campagne, et l'expérience des travaux agricoles, l'un en Bretagne, l'autre en Picardie.
  • la méfiance viscérale vis-à-vis des institutions et des traditions religieuses catholiques.
  • le gout pour l'étude, l'enseignement et les voyages.
  • la solitude et la réserve sur les bienfaits du mariage.
  • le pessimisme, l'allégorie de la mort, le souci humanitaire.


[modifier] Notes, commentaires

  1. Frimer en amour : traduction littérale de fritañ ar garantez. FRITAÑ:,-iñ&, & vb. frire, & claquer (gaspiller). [Ref.↑]
  2. Il s'agit d'Antoine de La Hubaudière, âgé de 79 ans au recensement de 1866 (ADF, 2 M 267). Les De La Hubaudière possédèrent Toulven avant les Malherbe de La Boixière. Antoine, né le 5 novembre 1786, est le 9e enfant de l'ancien ingénieur des Pont-et-Chaussées et industriel faïencier de Locmaria., prénommé Antoine également. [Ref.↑ 2,0 2,1 2,2]
  3. On situe en Crète, l'île du roi Minos, le labyrinthe du Minotaure construit par Dédale ; c'est en effet sur l'ordre de ce roi qu'il fut construit, afin d'y faire enfermer la créature monstrueuse née des amours de la reine Pasiphaé et d'un taureau [Ref.↑]
  4. Le poème de l'Amour et la Mort n'est pas la seule citation extraite "de façon anonyme" de l'oeuvre de Louise Ackermann par Jean-Marie Déguignet. On trouve aussi dans ses Mémoires le début du poème Promothée, à la fin du cahier n° 9 "Résumé de ma vie" [Ref.↑]


Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Décembre 2009    Dernière modification : 24.01.2012    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]