La scène des funérailles du retable flamand dans les sources apocryphes du christianisme - GrandTerrier

La scène des funérailles du retable flamand dans les sources apocryphes du christianisme

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Catégorie : Patrimoine
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§ E.D.F.
Enquête sur les origines de cette scène violente du retable flamand de Kerdévot où l'on voit trois soldats aux mains tranchées.

Les références utilisées sont les textes apocryphes [1] commentés dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, le livre des Apocalypses apocryphes de Constantin Tischendorf en 1866 [2], la publication de 1879 d'Hersart de La Villemarqué sur le trépas de la Vierge-Marie [3], et l'étude en 1930 de Martin Jugie sur la littérature apocryphe sur la mort et l'assomption de Marie [4].

Autres lectures : « La chapelle de Kerdévot » ¤ « Les deux retables de la Vierge d'origine flamande et du 15e siècle à Ternant et Kerdévot » ¤ « BARRIÉ Roger - La construction de la chapelle de Kerdévot au XVème siècle » ¤ « ABGRALL Jean-Marie - Le Retable de Kerdévot » ¤ « Les marques de fabrique des ateliers flamands du 15e siècle sur le retable de Kerdévot » ¤ « Espace Chapelle de Kerdévot » ¤ 

[modifier] 1 Présentation

Le cortège funèbre de Kerdévot est formé de la Vierge allongée sur un brancard porté par les apôtres Pierre à la tête de la défunte et Paul devant, saint Jean ouvrant le chemin en tenant la palme resplendissante, et les autres apôtres en procession. Cette Translation (du latin "transitus") de la Vierge qui suit l'épisode de la Dormition et précède l'Assomption et le Couronnement, n'est pas très souvent représentée dans l'iconographie chrétienne classique.

Cette rareté est sans doute due au fait que les sources primitives de ce mystère marial sont présentes uniquement dans quelques textes apocryphes [1] qui ont été condamnés très tôt par l'Église catholique.

Les écrits apocryphes chrétiens mettant en scène le mystère de la Vierge Marie, à savoir essentiellement le pseudo-Méliton de Sardes, le livre de Jean sur la dormition et l'homélie de saint Jean Damascene, datent des 6e et 7e siècles. Des poèmes en latin en ont été produits, « Transitus Beatae Mariae Virginis » ("La translation de la bienheureuse Vierge Marie"), et des copies et commentaires insérés en 1261-1266 dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. On connaît même une copie imprimée en 1530 d'un poème breton non daté « Tremenvan an Ytron Guerches Maria » ("Le trépas de madame la Vierge Marie") [3].

Pour l'épisode représenté sur le retable de Kerdévot, à savoir la punition divine des mains coupées lors de la procession funèbre de la Vierge, les textes apocryphes parlent d'un offenseur juif nommé Jéphonias (et Ruben dans une variante plus tardive) et le présentent comme un « Prince des prêtres ».

Or, à Kerdévot, ce sont trois soldats qui sont punis de sacrilège, et non un seul prêtre. Les deux premiers soldats tenant une lance sont à terre avec chacun une main tranchée, et le troisième est debout avec ses deux mains collées au brancard. Comme dans les écrits du 6-7e siècle, la « Légende dorée » de Voragine mentionne un prince des prêtres, mais par contre il existe une version nestorienne [5] plus ancienne, issue de l'apocryphe du pseudo-Jean, qui nomme expressément un « soldat Jôphanâ » ("le Jéphonias de l'apocryphe grec").

Si l'on pousse un peu plus l'observation de la scène représentée à Kerdévot, on note que l'armure du soldat de droite est ornée de la tête à la taille d'une bandelette ressemblant à un attribut de haut prêtre juif :

 

Photo année 2013

on a sans doute là le double personnage Jôphanâ-Jephonias, mi prêtre mi soldat, qui sera guéri de sa blessure par un saint Jean le regardant avec compassion.

Nous n'avons trouvé que cinq représentations artistiques de la scène de la translation de la Vierge : dans deux peintures respectivement à Venise et à Troyes, sur les vitraux de la cathédrale de Chartres, et sur une icône orthodoxe. Ces œuvres présentent la légende initiale du méchant prêtre juif.

La cinquième trouvaille est une scène très similaire inscrite dans le retable de la Vierge de Ternant. À Ternant, on peut voir le prêtre juif à genoux à terre, avec ses deux mains coupées et implorant saint Pierre. De notre point de vue les funérailles représentées à Kerdévot sont néanmoins plus originales.

[modifier] 2 Iconographie

[modifier] 3 Sources documentaires

Martin Jugie, Le récit du Pseudo-Méliton

Quand tout fut prêt pour les funérailles, le cortège s'organisa de cette secte : Jean le vierge passa devant le cercueil, en portant la palme, Pierre et Paul prirent sur leurs épaules le saint fardeau, le premier à la tête, le second du côté des pieds.

Au son de cette musique, les habitants de la ville sortirent au nombre de 15ooo. L'un d'entre eux, un prince des prêtres, fut saisi d'un transport de fureur  : «  Voilà, dit-il, le tabernacle de celui qui a jeté le trouble parmi nous et parmi notre nation. De quelle gloire n'est-il pas environné ? » Et se précipitant sur le cercueil il chercha à le renverser. Mal lui en prit : ses mains séchèrent à partir des coudes, et restèrent attachées au cercueil, que Pierre et Paul soulevèrent de nouveau. Le cortège continua sa marche et ses chants, pendant que notre Juif, toujours suspendu à la bière, hurlait de douleur à chaque pas. Lés autres Juifs ne purent lui porter secours, car les anges qui étaient dans les nuées les frappèrent de cécité. Le malheureux implora alors la pitié du Prince des apôtres. Il lui rappela qu'il avait pris sa défense au prétoire, lorsqu'une portière essaya de le calomnier . «  Te secourir, cela ne dépend pas de moi, répondit Pierre ; mais si tu crois au Seigneur Jésus-Christ, que cette Vierge a porté dans son sein, tu seras guéri. — Je crois tout ce que tu dis, repartit le Juif; mais, je t'en supplie, arrache-moi à la mort.  » Pierre fit alors arrêter le cercueil et dit au malheureux  : «  Si ta foi est sincère, tes mains vont se détacher du cercueil.  » Elles se détachèrent, en effet, mais elles étaient toujours desséchées, et la douleur persistait. « Approche du corps, reprit Pierre, et baise le cercueil, en disant : « Je crois en Dieu » et en son Fils Jésus-Christ, que celle-ci a portée, et je crois tout >> ce que m'a dit Pierre, l'apôtre de Dieu. » Le Juif fit tout cela, et il fut complètement guéri. Il tira même des livres de Moïse des passages à la louange du Christ : ce qui frappa les apôtres d'admiration. Pierre lui remit alors la palme, que tenait Jean, et lui dit d'aller dans la ville, dont les habitants avaient été aveuglés : «  Tu leur annonceras les merveilles de Dieu, et tous ceux qui croiront au Seigneur Jésus-Christ, tu leur poseras sur les yeux cette palme, et ils recouvreront la vue.  » Le prince des prêtres s'acquitta de cette mission  : avec la palme, il guérit tous ceux qui crurent ; ceux- là seuls moururent aveugles qui restèrent incrédules.

Martin Jugie, Apocryphe grec ou pseudo-Jean, juif Jéphonias

Tel est le récit du Pseudo-Méliton. Bien différente est la narration du Livre de Jean sur la dormition de la sainte Théotocos.

On prépare tout pour les funérailles. Pierre dirige la psalmodie, et les autres apôtres portent le cercueil. Puis vient l'épisode du Juif Jéphonias, qui yeut renverser le cercueil et voit ses bras coupés par un ange à partir des coudes. Il est guéri en invoquant Marie.

Martin Jugie, La légende nestorienne [5], soldat Jôphanâ

« La légende nestorienne de la Dormition fait partie de la compilation qui a pour titre  : Histoire de la Vierge Marie la bénie. C'est une libre élaboration des récits syriaques dépendant de l'apocryphe grec que nous avons analysés plus haut ...

Quant aux apôtres, ils enveloppèrent le corps de Marie dans un linceul de lin, et le transportèrent, en chantant des hymnes, dans une caverne dû mont des Oliviers. Les Juifs essayèrent de faire agir le gouverneur contre les apôtres ; mais les chrétiens lui ayant fait de riches présents, il s'abstint de toute intervention. Les Juifs réussirent cependant à soudoyer l'un de ses gardes, le soldat Jôphanâ (le Jéphonias de l'apocryphe grec), qui essaya de renverser le cercueil. Mais au moment où il étendait ses bras, l'apôtre Jean fit sur lui le signe de la croix; et aussitôt ses bras furent paralysés. Comme il implora miséricorde, Pierre le guérit, également avec un signe de croix. Jôphanâ alla raconter ce qui lui était arrivé, et lorsque les Juifs vinrent de nouveau se plaindre au gouverneur, celui-ci se moqua d'eux. »

Constantin Tischendorf, Transitus Beatae Mariae Virginis A.

« Lectio XII

Tunc apostoli tanta claritate perterriti, levantes se cum psalmodio, corpus sanctum de monte Sion ferebant in valle Iosaphat.

Sed venientes media via, ecce quidam Iudaeus, Ruben nomine, sanctum volens feretrum in terra iactare cum corpore beatae Mariae. Sed manus eius aruerunt usque ad cubitum ; nolendo volendo usque in valle Iosaphat descendit plorans et lugens, quia manus eius erant erectae ad feretrum, etnon valebat manus suas ad se retrahere.

Leçon XII

Or, les apôtres, qui avaient été éblouis par la clarté céleste, se levèrent et emportèrent en chantant le corps saint du mont Sion à la vallée de Josaphat.

Comme ils étaient à mi-chemin, voilà qu'un certain juif appelé Ruben, voulut jeter par terre le brancard où l'on portait le corps de la bienheureuse Marie. Mais ses mains séchèrent jusqu'au coude, et elles restaient attachées au brancard, et il ne pouvait plus les retirer à lui ; et bon gré mal gré il descendit ainsi en pleurant et en gémissant dans la vallée de Josaphat.

§ Suite ...

 

Martin Jugie, notes complémentaires

« La littérature apocryphe sur le passage de Marie de la terre au ciel est très, abondante, jusqu'au milieu du siècle dernier, on n'en connaissait guère que trois échantillons, les seuls qu'on trouve habituellement mentionnés dans les ouvrages spéciaux sur l'Assomption; à savoir le Pseudo-Méliton, le Pseudo-Denys et l'extrait de l'Histoire euthymiaque inséré dans la seconde homélie sur la Dormition de saint Jean Damascene.

L'apocryphe latin que publia Tischendorf en 1865, sous la rubrique Transitus Mariae A, combine des données empruntées au Pseudo-Jean, à Jean de Thessalonique et à l'histoire euthymiaque.

Les apôtres organisent la cérémonie de la sépulture. Les Juifs conçoivent le dessein de les tuer et de livrer aux flammes le corps de la Vierge. Mais ils sont frappés de cécité, heurtent leurs têtes contre les murs et se battent entre eux. Cela n'empêche pas l'un d'eux, nommé Ruben, de se jeter sur le cercueil pour le faire tomber. Aussitôt ses mains sèchent jusqu'aux coudes et restent attachées à la bière que les apôtres continuent de porter, en se dirigeant vers la vallée de Josaphat. »

Jacques de Voragine, La légende dorée

L'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie

C'est pourquoi Pierre et Paul enlevèrent la bière ; Pierre se mit à chanter : « Israël sortit de l’Egypte, alleluia. » Puis les autres apôtres continuèrent ce chant doucement. Or, le Seigneur enveloppa d'un nuage le brancard et les apôtres, en sorte qu'on ne voyait rien, seulement on les entendait chanter. Des anges aussi unirent leurs voix à celle des apôtres et remplirent toute la terre d'une mélodie pleine de suavité. Tous les habitants furent réveillés par ces (422) doux sons et cette mélodie : ils se précipitèrent hors de la ville en demandant avec empressement ce qu'il y avait. Les uns dirent : « Ce sont les disciples de Jésus qui portent Marie décédée. C'est autour d'elle qu'ils chantent cette mélodie que vous entendez. » Aussitôt ils courent aux armes, et s'excitent les uns les autres en disant : « Venez, tuons tous les disciples et livrons au feu ce corps qui a porté ce séducteur. » Or, le prince des prêtres, en voyant cela, fut stupéfait et il dit avec colère: « Voici le tabernacle de celui qui a jeté le trouble parmi nous et dans notre race. Quelle gloire il reçoit en ce moment ! » Or, en parlant ainsi il leva les mains vers le lit funèbre avec la volonté de le renverser et de, le jeter par terre. Mais aussitôt ses mains se séchèrent et s'attachèrent au brancard, en sorte qu'il y était suspendu : il poussait des hurlements lamentables, tant ses douleurs étaient atroces, Le reste du peuple fut frappé d'aveuglement par les anges qui étaient dans la nuée. Quant au prince des prêtres, il criait en disant : « Saint-Pierre, ne m’abandonnez pas dans la tribulation où je me trouve; mais je vous en conjure, priez pour moi, car vous devez vous rappeler qu'autrefois je vous suis venu en aide et, que je vous ai excusé lors de l’accusation de la servante. » Pierre lui répondit : « Nous sommes retenus par les funérailles de Notre-Dame et nous ne pouvons nous occuper de votre guérison : néanmoins si vous vouliez croire eu Notre-Seigneur J.-C. et en celle qui l’a engendré et qui l’a porté, j'ai lieu d'espérer que vous pourriez être guéri de suite. » Il répondit : « Je crois que le Seigneur Jésus est vraiment le Fils de Dieu et (423) que voilà sa très sainte mère. » A l’instant ses mains se détachèrent du cercueil ; cependant ses bras restaient desséchés et la douleur violente ne disparaissait pas. Alors Pierre lui dit : « Baisez le cercueil et dites : « Je crois en Dieu Jésus-Christ que celle-ci a porté dans ses entrailles tout en restant vierge après l’enfantement. » Quand il l’eut fait, il fut incontinent guéri.

De La Villemarqué, Tremenvan an Ytron Guerches Maria

Poèmes bretons du Moyen Age

Les textes bretons qui font l'objet de la présente publication sont tirés d'un petit volume in-24, imprimé en lettres gothiques, à Paris, l'an 1530. Il se trouve à la Bibliothèque Nationale et porte le n° 6183-Y.

Le Tremenvan sort directement d'une antique légende latine intitulée : Transitus Beatae Mariae Virginis.

97. Maz mennas un Yysen divat
Disquenn an corff goar, hegarat,
Dann douar gant e drouc barat
Digant an sant han dut a stat.
(Mais voilà qu'un méchant Juif voulut enlever perfidement à ce saint et aux autres gens de qualité le doux corps bien-aimé pour le jeter par terre.)

98. Evel maz pegas quen cruel
En corff vayllant ayoa santel,
Ez manaz hep goap e dou dorn,
Ha nenn doae marz ? Bedenn arzornn.
(Comme il saisissait très rudement le corps précieux et sacré, ses deux mains, n'était-ce pas merveille ?, y restèrent attachées jusqu'au poignet.)

§ Suite ...

[modifier] 4 Annotations

  1. Apocryphe, adj. et s.m.pl. : du grec ἀπόκρυφος / apókryphos, « caché », qualifie un écrit dont l'authenticité n'est pas établie (Littré). Pour un texte ou un livre religieux dont l'origine divine n'est pas reconnue par l'Église et qu'elle place hors du canon des Livres inspirés (TLFi). Au pluriel, ouvrages composés par d'anciens hérétiques et attribués par eux à des auteurs sacrés (Littré). [Terme] [Lexique] [Ref.↑ 1,0 1,1]
  2. TISCHENDORF (Constantinus), Apocalypses Apocryphar Mosis, Esdrae, Pauli, Iohannis, item Mariae Dormito, Lipsiae, 1866 [Ref.↑]
  3. « Tremenvan an Ytron Guerches Maria », Le trépas de madame la Vierge Marie, transcrit et traduit par Hersart de La Villemarqué dans une publication intitulée "Poèmes bretons du Moyen Age" publiée en 1879, Paris Librairie Académique Didier. [Ref.↑ 3,0 3,1]
  4. JUGIE (Martin), La littérature apocryphe sur la mort et l'assomption de Marie à partir de la seconde moitié du VIe siècle, dans « Echo d'Orient tome 29 n° 159 », 1930, pp. 265-295. [Ref.↑]
  5. Nestorien, adj. : relatif à Nestorius (hérésiarque du 5e siècle apr. J.-Ch., patriarche de Constantinople) ou à sa doctrine affirmant que le Christ possède deux natures, deux personnes distinctes, l'une humaine et l'autre divine. Source : TLFi  [Terme] [Lexique] [Ref.↑ 5,0 5,1]


Thème de l'article : Richesses patrimoniales

Date de création : Mai 2018    Dernière modification : 25.09.2018    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]