LE BRIS Jean et Grégoire Jany - Le fichier du STO - GrandTerrier

LE BRIS Jean et Grégoire Jany - Le fichier du STO

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Image:LivresB.jpgCatégorie : Media & Biblios  

Site : GrandTerrier

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LE BRIS (Jean et GREGOIRE Jany), « Destruction du fichier STO du Finistère. Les Anciens se souviennent. », dans -, Association Amicale des Anciens de la Tour d'Auvergne (Quimper), http://war.megabaze.com, 57 (en 1992)
Titre : Destruction du fichier STO du Finistère. Les Anciens se souviennent.
Auteur : LE BRIS Jean et GREGOIRE Jany Type : Internet
Edition : Association Amicale des Anciens de la Tour d'Auvergne (Quimper) Note : -
Site(s) : http://war.megabaze.com Année : 1993
Pages : 57 (en 1992) Référence :

[modifier] Notice bibliographique

Couverture

Ce CD retrace l'histoire d'une action spectaculaire de Résistance, menée en 1944 contre l'occupant et la collaboration, et dont l'un des acteurs fut Fanch Balès, boulanger à Ergué-Gabéric.
Écriture : 1992 - 57 Pages

Le souvenir nous rassemble l’amitié nous unit. C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière... Edmond Rostand

Cette plaquette a été réalisée par l'Association Amicale des Anciens de la Tour d'Auvergne (Quimper) avec la collaboration de condisciples et de proches des héros de l'action spectaculaire de Résistance, menée en 1944 contre l'occupant et la collaboration.

Jean Le Bris, seul rescapé de la Déportation et Jany Grégoire, soeur de Fauvel, sont les grands témoins.

Recherches, études, rédaction : Henri Durand et Maurice Dirou.

Témoignages : Jean Le Bris, René Fauvel et Pierre Pichavant.

Documents d'époque: archives personnelles de Jany Grégoire-Fauvel, Anne Tual-Guilloux.

"... L'association a pour but de conserver, transmettre, diffuser et perpétuer tous les éléments constitutifs de la mémoire de l'établissement : création d’un bulletin de liaison, constitution et conservation d’archives..." (Extrait de l’art. 2 des statuts)

[modifier] Texte complet

PRÉFACE DE HENRI DURAND ET MAURICE DIROU :

En quelques mots :

Ils s'appelaient Laurent Jacq, René Fauvel, Antoine Le Bris, Hervé Bénéat, François Balès et Louis Kernéis. Anciens de la T.A., ils ont participé en janvier 1944 au cambriolage du S.T.O de Quimper et à la destruction de ses 44 000 dossiers.

Nous n'aurions pu raconter leur histoire si l'un d'eux, René Fauvel, n'avait adressé de sa prison une lettre clandestine à Anne Guilloux-Tual. Cette "lettre aux copains" qu'elle nous a permis de publier, vous la trouverez page 23. Merci, Tit'Anne Grâce à toi et à Pierrot Pichavant, ancien déporté à Neuengamme, nous avons retrouve un des survivants de cette affaire, Jeannot Le Bris, le frère d'Antoine.

Jeannot faisait partie des déménageurs du S.T.O. Arrêté lui aussi, il a connu le long chemin qui a conduit son frère et ses amis à une mort obscure en Allemagne en 1945. Il a bien voulu évoquer pour nous une partie de la vie qu'il a en vain essayé d'oublier. Nous vous remercions tous les deux, Pierrot et Jeannot : nous savons combien vous a coûté ce retour en arrière vers l'horreur de la déportation. Ce sont vos souvenirs que nous allons lire, tout au long de ce cahier.

Tous nos remerciements également à Élisabeth Le Bris, ainsi qu'a Jany Grégoire et Monique Bernard, les deux soeurs de René Fauvel. Leurs documents nous ont été précieux. Et comment décrire la chaleur de leur accueil et de leur amitié ? Nous n'oublions pas non plus Madame J.P. Péton (Catherine Balès) ni Madame Le Roy (Jeannette Cras) qui nous ont apporté les précisions qui nous manquaient.

Signalons enfin l'aide apportée par Monsieur Glorennec des Archives Municipales de Quimper, par Monsieur Collet, des Archives Départementales, et remercions nos amis André Monteil, Pierre Maillet et René Poujade pour leurs récits qui nous ont fait éviter bien des erreurs.

POSTFACE DE MICHEL EL BAZE :

Ce récit d’un exploit extraordinaire de la Résistance qui parvint à détruire tous les dossiers de convocation au Service du Travail Obligatoire du Département du Finistère, vient enrichir notre collection grâce au devoir que s’impose mon ami René Poujade, en souvenir de ses camarades du Lycée La Tour d’Auvergne de Quimper et particulièrement de son ami Antoine Le Bris.

Tout y est : De l’organisation à la réalisation sans faille et de l’impondérable qui provoque les déportations, aux arrestations dues à l’imprudence.

Aujourd’hui, 14 Janvier 1993, quarante neuf années ont passé. Parmi les Anciens qui se souviennent, le docteur Durand et Maurice Dirou étaient tous deux membres de la Résistance. Henri Durand s’engagea très avant dans l’action contre le S.T.O. puisque c’était lui qui, dans le sud Finistère, établissait des "dispenses médicales pour inaptitude" aux requis du S.T.O. Il eut d’ailleurs à faire face à de réels ennuis, heureusement peu avant la débâcle de la Wehrmacht.

Merci à tous ceux qui ont collaboré à l’écriture de ce récit qui vient enrichir la mémoire collective de notre Pays.

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

I - Ce soir-là

14 Janvier 1944, à Quimper.

Il est 18 h 30, heure de l'Europe Centrale.

Élisabeth Le Bris s'est arrêtée sous les branches noires des marronniers. Elle jette un regard vers le pont de la Poste et les remous glacés de l'Odet. Elle semble attendre quelqu'un.

Un peu plus loin, dans l'obscurité qui augmente, des déménageurs sont en plein travail. Le dos courbé sous des sacs, ils traversent le boulevard et déposent leur chargement dans une voiture dont on entend le moteur tourner. Un soldat allemand sort par le portail de fer du S.T.O, laisse passer poliment l'un des ouvriers.

Le temps pour Élisabeth de sentir son coeur s'arrêter, l'Allemand claque des talons et disparaît dans la nuit.

La sentinelle casquée qui garde la Feldkommandantur, juste en face du S.T.O, de l'autre côté de la rivière, n'a pas bougé.

Élisabeth reprend sa promenade, parmi les jeunes Quimpérois qui "font le quai" comme tous les soirs.

...Surtout ne pas courir... 20 pas pour arriver au carrefour de la Poste... Encore 30 pour passer devant le portail... Tout est calme...

Peu de paroles s'échangent dans l'air humide et froid de l'hiver breton. Les garçons ont relevé le col de leur pardessus. Trottinant sur leurs semelles compensées, les demoiselles se grandissent de leurs cheveux crêpés.

Voici enfin la porte du café de Bretagne, qui s'ouvre sur le parfum oriental des cigarettes allemandes.

Élisabeth s'approche de la table où son beau-frère Antoine Le Bris bavarde avec Loulou Kernéis et quelques amis.

"Ça va", dit-elle.

Elle s'assied, ferme les yeux, et essaie de retrouver son calme.

Voilà maintenant un quart d'heure que son mari Jeannot et un groupe de Résistants ont vidé de tous leurs dossiers les bureaux de la Direction Départementale du Commissariat Général Interministériel à la Main-d'Œuvre, plus couramment appelé "Service du Travail Obligatoire".

II - LE S.T.O.

"Service du Travail Obligatoire"?

Une explication est peut-être nécessaire pour les futurs "Anciens de la T.A." qui liront ce cahier dans cinquante ans...

L'industrie allemande manquait de main-d'oeuvre. La propagande pour le travail dans les usines outre-Rhin, malgré son slogan "Relève des Prisonniers" (1 prisonnier rentrait chez lui, pour 3 volontaires, disait-on) avait eu peu de succès, en dépit des avantages promis par de nombreuses brochures diffusées à partir de septembre 1942.

"Travailleur qui pars pour l'Allemagne, voici ce que tu dois savoir", annonçait l'une d'elles, qui décrivait avec d'abondants détails les salaires, les majorations et les primes diverses, le logement et la nourriture, les congés et les permissions, et même la façon dont l'heureux bénéficiaire pouvait transférer en France les sommes importantes que lui rapporterait son travail assidu.

L'avant-propos rappelait que l'Europe était toujours en guerre, que la France n'était pas encore en paix, et qu'il fallait bien "assurer le retour des prisonniers qui attendaient, anxieux, depuis plus de deux ans déjà derrière leurs barbelés".

Devant le quasi-échec du volontariat, Vichy créa donc, à la demande de Berlin, le Service du Travail Obligatoire (16 février 1943: loi sur le recensement de la main-d'oeuvre).

On voit apparaître alors les "certificats de recensement", sans lesquels les cartes d'alimentation ne peuvent être délivrées, puis les "cartes de travail". Des moyens sont donnés aux Préfets pour contraindre à la soumission les "réfractaires" au S.T.O. Des circulaires promettent l'amnistie "à tous les jeunes délinquants qui pourront ainsi rentrer sans dommage dans la voie du devoir dont ils s'étaient écartés, par irréflexion ou par aveuglement". (La Dépêche de Brest et de l'Ouest, 18 juillet 1943).

Le 13 août, il était rappelé par la presse que "pour instituer l'équité sociale dans les départs pour l'Allemagne", les règles étaient les suivantes: "Tous les jeunes gens nés en 1922 devaient, sauf le cas d'incapacité physique, être désignés pour le travail en Allemagne. Il en allait de même pour les jeunes gens nés en 1919 (dernier trimestre), 1920, 1921, sous la réserve des exemptions énumérées de façon précise par les règlements".

Il était précisé que la loi du 11 juin 1943 édictait "des peines sévères à l'encontre des jeunes gens qui se soustrairaient à leurs obligations, ainsi que des personnes qui se feraient leurs complices".

En première page des journaux, le 29 Août, on est informé que "les hommes de 18 à 50 ans et les femmes célibataires de 18 à 35 ans relevant du S.T.O... peuvent être assujettis à effectuer tous travaux que le gouvernement jugera utiles dans l'intérêt supérieur de la nation".

* *
*



Les étudiants étaient privilégiés: ils avaient bénéficié d'un sursis jusqu'au 1er juillet, pour leur permettre de terminer l'année en cours.

A partir de cette date, il était temps pour eux de scruter les fameuses "18 exemptions" qui réglaient d'abord le sort de la "classe 42". Étaient exemptés les inaptes physiques, les Alsaciens-Lorrains, les originaires d'Algérie et des colonies françaises, les prisonniers de guerre libérés, les anciens combattants de la L.V.F. (Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme), les libérés du service militaire ou des chantiers de jeunesse, les rapatriés de Syrie, du Liban ou de Tunisie...

Au paragraphe 8, il était précisé que les juifs n'étaient pas soumis au S.T.O. Aucun de nous ne pouvait s'imaginer ce que dissimulait cette phrase anodine.

La situation de ceux qui avaient la chance de ne pas être nés en 1922 était envisagée dans les articles qui suivaient, et qui exemptaient pêle-mêle les agriculteurs, la gendarmerie, l'armée et les corps assimilés, les sapeurs-pompiers de Paris, Lyon et Marseille, la police, les employés des services météo, du contrôle économique, des établissements pénitentiaires, les mineurs de fond (charbon, fer et bauxite), les "gardes titulaires des communications"(?), les techniciens des hydrocarbures. Quelques "soutiens de famille" étaient généreusement épargnés (mais pas plus d'un par famille !).

Le paragraphe qui attirait le plus nos regards était celui réservé aux professions agricoles: si nous ne voulions pas partir en Allemagne aider à la lutte contre les judéo-marxistes et autres ploutocrates (pour employer le vocabulaire de la propagande nazie), il fallait être agriculteur, artisan rural, forestier, employé d'une entreprise de battage ou d'une industrie intéressant l'agriculture.

Dans le but d'éviter les vocations tardives, le règlement prévoyait, bien entendu, qu'il fallait être en possession de divers certificats du maire, de l'employeur, d'attestations du syndic communal, de l'ingénieur du génie rural, du directeur départemental du Ravitaillement ou de la Commission des Eaux et Forêts...

**



La lecture de toutes ces exemptions et de ces exceptions nous paraît fastidieuse aujourd'hui.. Elle ne nous paraissait pas non plus divertissante à l'époque: nous, les étudiants rennais, arrivions trop tard sur le marché du travail pour trouver la situation qui aurait permis notre maintien sur place. Mais l'inquiétude n'interdisait pas l'humour.

D'une lettre de René Fauvel, nous extrayons les lignes suivantes, écrites le 28 juillet 1943 :

"C'est un mal contagieux que de vouloir travailler, puisque mon copain Antoine (Le Bris) m'aide dans mes recherches...".



Et plus loin:

"Loulou (Kernéis), naturellement inapte au travail en Allemagne, va se faire affecter, un de ces quatre lointains, à une entreprise de travaux publics à Pont-l'Abbé".



Leurs recherches seront vaines, l'agriculture ne voudra pas d'eux. René Fauvel, soutien de famille, réussit à entrer à la Préfecture, au "Bureau de la circulation".

Antoine Le Bris et Louis Kernéis, étudiants en droit, sont nommés à la mi-septembre rédacteurs à la Direction Départementale du S.T.O. Ils y sont accueillis par une jeune fille brune, à l'élégance discrète, au sourire lumineux: Jeannette Cras, déjà en place depuis le mois d'Août, qui va constituer avec nos amis une équipe dévouée et courageuse. Malgré les risques encourus, ils vont profiter de leur position pour faire échec au recrutement "légal" de la main-d'oeuvre.

Leurs camarades de faculté, les anciens élèves du Lycée, et de proche en proche, la plupart des jeunes de Quimper ont recours à eux pour régulariser les situations délicates, pour obtenir les visas qu'ils avaient "oublié" de demander, pour effectuer les pointages nécessaires. Quand les cas sont vraiment sans issue, une "attestation" affirme que la carte de travail est en vérification, et redonne au réfractaire la possibilité d'être en règle, de gagner un temps précieux, d'"attestation" en "attestation".

Maurice Dirou dans le Cap, Pierre Sévellec dans la presqu'île de Crozon, Marcel Cariou dans le pays bigouden, et même à Paris Aimé Le Cozannet, vont faire connaître aux amis sûrs le bon moyen d'échapper à la réquisition.

Gagner du temps...

Rappelons-nous quelques dates de l'année 1943:

  • 2 février: défaite allemande à Stalingrad
  • 13 mai: reddition des forces de l'Axe en Tunisie
  • 8 juillet: débarquement allié en Sicile
  • 25 juillet: chute de Mussolini
  • 23 Août: les Russes reprennent Kharkov
  • 3 septembre: capitulation de l'Italie.

L'évolution favorable de la situation militaire des Alliés s'affirmait de jour en jour, même à travers les communiqués du Quartier Général du Führer.

Ce n'était pas le moment d'aider la machine de guerre allemande; le sabotage du S.T.O. arrivait à temps...

III - QUELQUES PORTRAITS

Retardons un moment la marche de notre récit - je sais trop comment il finira - et laissons Maurice Dirou évoquer les amis dont nous parlons. Il les a bien connus, au lycée et pendant les années noires.

Ces portraits esquissés permettront à chacun d'ajouter les détails et les couleurs qui rendront vie pour un moment à ceux que nous n'avons pas oubliés.

D'abord quelques souvenirs de mon meilleur ami, Loulou...

Rangés sagement par deux, le long du mur au crépi rose, les trente élèves de 6e A2 attendent leur professeur. Le dernier à se mettre sur les rangs est Louis Kernéis, sarrau noir et culottes courtes, qui termine une belle tranche de "pain-confiture", sous les regards étonnés et peut-être envieux de ses camarades. Alfred Péron, agrégé d'Anglais, arrive. Chacun prend sa place dans la salle de cours. Loulou en est à sa dernière bouchée.

Délaissant le Cahier de Correspondance, Péron s'enquiert avec humour de la variété de confiture dégustée par notre héros, et profite de la circonstance pour faire un cours magistral sur les différentes "marmalades" et autres "home-made jams" appréciées par les Britanniques.

Ce fut le début de la popularité de Loulou, qui s'accrût d'année en année. Par distraction ou à la suite d'un pari - je ne l'ai jamais réellement su - il arriva un matin en 4e, dans la classe du redoutable Belette, ayant gardé sous son pull-over une magnifique chemise de nuit à lisérés rouges.

Belette, qui n'admettait l'originalité vestimentaire que chez lui-même, expédia notre ami Loulou, accusé de "vouloir jouer les comiques troupiers", en direction du bureau du Surveillant Général.

Pudé, de bonne humeur ce jour-là, ne prêta qu'une attention paternelle à l'incident, qui se termina sans aucune sanction...

Les devoirs de philosophie de Loulou étaient construits avec méthode. Ses conclusions lui faisaient toujours proposer la solution la plus généreuse, la plus humaine. Il terminait bien souvent par cette phrase: "c'est un beau risque à courir".

Son engagement dans le Front National, mouvement de Résistance de gauche, fit cristalliser autour de lui les bonnes volontés, à Rennes comme à Quimper.

Il croyait à la sincérité, à la fraternité, à la liberté...

C'était un beau risque à courir.





Quand je repense à François Balès, je nous revois, perdus dans la "cour des petits" froide et hostile, où les grands de 5e font les importants au milieu des jeunes internes arrivés la veille à la T.A. La plus grande confusion règne.

Sous la galerie, j'évite tant bien que mal poursuites et quolibets. "Sale bleu, sale bleu" crie le gros lourdaud qui me traque...

François Balès, un jeune garçon au teint clair, les joues piquées de taches de son, se range à mes côtés. Ses yeux bleu-gris, ombragés de très longs cils, fixent notre adversaire avec une feinte férocité. Devant nos quatre poings brandis, le faux dur s'arrête, nous jauge et bat en retraite en haussant les épaules.

Notre camaraderie, commencée ce soir d'octobre, nous permit de vaincre ensemble nos cafards de jeunes potaches à qui manquait le milieu familial. Nos places étaient voisines en classe, en étude, au réfectoire et même au dortoir. Chaque lundi matin nous retrouvait plus forts de notre amitié...

Au long des années, Fanch, le petit gabéricois, était devenu un grand garçon musclé, aux épaules larges, qui attirait le regard des jeunes filles. Voici les deux vers que lui consacrait Bouynot en 1937, dans la "Revue de Seconde A":

"Balès, dit le costaud, qui jamais ne se hâte,
loin du pétrin d'Ergué met la main à la pâte..."



Fanch devait abandonner ses études l'année suivante, pour seconder son père malade, puis le remplacer au fournil de la boulangerie d'Ergué. Avec sa soeur Catherine, ils surent faire face aux difficultés de tous ordres, multipliés en 1940 par les restrictions et les tracasseries diverses de l'Occupation.

C'est dans le four de sa boulangerie qu'il brûla les dossiers du S.T.O. de Quimper.

Ayant réussi à échapper aux recherches, il continua son action dans la Résistance. La libération le retrouva membre des "Corps Francs F.F.I." pendant les combats de la Presqu'île de Crozon en 1944.




Antoine Le Bris n'a pas commencé en 6e avec nous. Mais dès son arrivée en 1937 à la T.A, il n'a que des amis en 1ère B comme chez les externes de 8e étude. Il faut dire que son physique de rugbyman inspire le respect. Pourtant, son regard n'a rien de provoquant; sa voix douce surprend au premier abord, mais on tombe rapidement sous le charme de son intonation chaleureuse et persuasive. L'imagination aidant, je retrouve chez Antoine beaucoup de traits du Grand Meaulnes, héros du roman qui a fait mes délices lors des dernières vacances.

Sobre de gestes et de paroles - le chahut lui est étranger - Antoine accomplit son travail sans bruit, sans à-coups, avec des résultats toujours honorables.

L'année suivante, en 1938, nous suivons ensemble les cours de philo du père Dufour, dont nous méditons la logique pendant les tours de cour rituels de la récréation.

La réputation d'équilibre d'Antoine lui donne bien souvent un rôle d'arbitre dans la petite bande qui réunit Pierre Quiniou, Louis Kernéis, Yves Cavellec et moi-même.

En 1943, on se racontait à voix basse que s'il avait quitté Paris pour Quimper, c'est qu'il avait un soir surchargé d'une gigantesque croix de Lorraine un portrait-affiche du Maréchal Pétain exposé à l'admiration du public dans un hall des P.T.T.

Ce défi à la collaboration auréolait Antoine, et sa discrétion même augmentait son prestige parmi nous.

Il appartenait au mouvement de Résistance Libé-Nord, avec René Fauvel, Laurent Jacq et François Balès.




Né le 4 septembre 1923, Hervé Bénéat était le plus jeune de nous tous, il avait passé par la T.A et l'École Normale de Quimper, il était devenu Élève-Maître, et se destinait à l'enseignement. C'était un ami de François Balès.




Laurent Jacq fut "externe libre" pendant toute sa scolarité au lycée. Latin, grec et mathématiques se partageaient son étude. Il nous en reste l'image d'un adolescent à lunettes, de haute taille, sortant de la classe de math-élém, la tête un peu baissée, et marchant à grandes enjambées sous la galerie.

Il avait la réputation d'être un bosseur acharné, et de posséder l'esprit de géométrie aussi bien que l'esprit de finesse. Son succès à Polytechnique en 1940 n'étonna personne.




Quant à René Fauvel, son portrait, il va le faire lui-même dans quelques pages. Vous le verrez apparaître en filigrane dans ses lettres. Vous y lirez son affection pour sa famille, son amitié pour ses copains internés ou en liberté, son courage, sa fermeté, son espoir obstiné... Ceux qui l'ont connu vont le retrouver dans tout ce qu'il écrit et dans ce qu'il n'écrit : "Surtout chasser la peur, et taire les plaintes".

Qui pourrait espérer tracer un portrait plus fidèle et plus vivant que celui qu'il a dessiné lui-même?

René Fauvel et Laurent Jacq s'étaient connus en "math-spé" à la T.A. pendant l'année scolaire 1939-40. Une photo de la classe de préparation aux grandes écoles nous les montre tous les deux au 3e rang (ceux qui sont en équilibre instable, debout sur des chaises). René ne porte pas le calot traditionnel. Il sera quand même sous-admissible à Polytechnique cette année-là.

IV - LES COMMISSIONS MÉDICALES

Retournons à Quimper en 1943, et lisons ensemble la "circulaire n° 50 -S.T.O." que le préfet du Finistère adressait le 22 octobre à tous les maires de son département:

"Par circulaire n° 48 du 18 septembre dernier, je vous ai donné des instructions pour le recensement des jeunes gens nés en 1923.
Cette première opération étant terminée, il va être procédé, à partir du 25 octobre courant, à la visite médicale de tous les jeunes gens appartenant à la classe 1943, à l'exception des agriculteurs.
Les jeunes gens intéressés recevront une convocation individuelle pour se présenter à la Mairie de leur chef-lieu de canton devant la Commission Médicale dont vous trouverez ci-joint l'itinéraire.
Les Maires devront être présents au centre de visite lors de l'examen des jeunes gens de leur commune.
Les Commissions Médicales tiendront deux séances par jour, 40 jeunes gens devront être examinés à chacune d'elles. La première commencera à 9 heures du matin et la seconde à 15 heures.
Il appartiendra aux Maires des chefs-lieux de canton de mettre à la disposition les locaux nécessaires (1 salle de visite et 1 salle pour le déshabillage) ainsi que le matériel (1 grande table, huit chaises, des encriers et des porte-plumes, 1 toise et 1 bascule).
Ils pourront, à cet égard, s'inspirer de ce qui était fait à l'occasion des anciens Conseils de Révisions".
Le Préfet,
Louis Dupiech



La commission est vite opérationnelle à Quimper: elle est constituée évidemment par Antoine Le Bris et Louis Kernéis, chargés de la partie administrative. La partie médicale est sous la responsabilité de René Fauvel, licencié ès sciences, d'Henri Durand et de Jean Le Dez, étudiants en médecine.

Du 25 octobre au 10 novembre inclus, cette Commission va siéger dans les cantons de Quimper, Briec, Rosporden, Fouesnant, Pont-l'Abbé, Plogastel-St-Germain, Pont-Croix et Douarnenez.

La toise et la bascule, instruments essentiels pour la connaissance de la pathologie humaine et pour la détection des troubles physiques et psychiques, comme chacun le sait, vont peu servir. Les porte-plumes vont être plus utilisés.

Les imprimés à remplir sont simples: identité, profession, adresse, et des cases à cocher. L'examen médical est remplacé par une série de questions que les responsables orientent de leur mieux. Et c'est l'occasion de déclarer "inapte" tout jeune homme dont la fiche, vite complétée, peut laisser supposer qu'il est suspect d'une affection aiguë ou chronique, pulmonaire de préférence. Notons au passage l'appui de nombreux médecins dont les "certificats" sont bien utiles par la richesse des signes évoqués et le sombre pronostic envisagé...

Ceux qui visiblement sont en trop bonne santé - il y en a - sont proposés "à revoir".

Ceux qui travaillent pour une organisation allemande sont, bien entendu, confirmés "aptes".

* *
*



A la Commission s'adjoignent quelquefois des secrétaires-adjoints, amis sûrs de la Communale, du Lycée ou de la Faculté. Loulou Kernéis les avait contactés et la camionnette à gazogène, réquisitionnée pour les besoins du S.T.O., faisait un détour pour les prendre au passage.

D'autres commissions médicales fonctionnaient, aux mêmes dates, dans les régions de Quimperlé, Carhaix, Châteaulin, Morlaix et Brest.

Pendant ce temps, Jeannette Cras, à la Direction Départementale, surveillait l'ensemble des opérations.

* *
*



Le désordre organisé prit en trois mois une telle extension que persévérer dans cette voie devenait dangereux. Et c'est ainsi que fut envisagée la destruction de tous les dossiers du S.T.O. de Quimper, ce qui aurait l'avantage d'empêcher le contrôle et la recherche des réfractaires, et de supprimer les preuves d'un sabotage dont les autorités françaises et allemandes commençaient à s'inquiéter. De plus, l'attention de la police venait d'être éveillée par les coups de revolver tirés le soir du 11 novembre "par des inconnus" contre le Directeur du S.T.O., Jean Trarieux.

Pour nos amis, agir devenait urgent.

V - LE CAMBRIOLAGE

Des projets furent étudiés: explosifs? incendie ? commando armé ?

Laurent Jacq, ancien polytechnicien, et chef direct d'Antoine et de René dans la Résistance, après autorisation de son supérieur (le Général Audibert à Nantes), opte pour le déménagement en douceur de tous les documents du S.T.O., un vendredi soir, le 14 janvier, après la fermeture des bureaux. Loulou, Antoine et Jeannette sont chargés de mettre au point l'opération, qui ne devra durer que dix minutes...

Les détails du cambriolage ont été racontés dans "le Finistère dans la guerre", de G.M. Thomas et A. Le Grand, puis dans les "Clandestins de l'Iroise", de R. Pichavant: Deux groupes vont intervenir: celui de Quimper, avec Laurent Jacq, René Fauvel, Jean Le Bris et Léon Dolley; celui d'Ergué Gabéric: Hervé Bénéat, Jean Le Corre, Pierre Le Moigne et Pierre Germaine. François Balès attendra à la sortie, au volant de la voiture de sa tante, empruntée pour l'occasion. C'est lui qui fait la charnière entre les deux groupes...

Les pendules du S.T.O. ont été avancées de 10 minutes en fin d'après-midi, pour hâter le départ des employés, de tous les employés: Loulou et Antoine soigneront leur alibi en se rendant ostensiblement au Café de Bretagne où un ami, Maurice Fily, les a invité à fêter son anniversaire.

Mais laissons parler Jeannot Le Bris Il était là, ce 14 janvier:...

Nous sommes à l'heure convenue, René Fauvel et moi, dans le bureau de Jeannette Cras, le "bureau du public". René a dans la main sa carte de travail, et ceux qui passent à côté de nous peuvent l'entendre demander des renseignements, des précisions... Je ne dis rien, mais je suis visiblement intéressé. La pendule indique 18 h 30. Jeannette n'écoute plus la voix de René.. Elle surveille les sorties. Encore un et c'est fini. Elle a pour nous un sourire pâle, et s'en va, nous laissant maîtres des lieux.
Laurent Jacq entre le premier, puis les autres, avec des sacs à pommes de terre sous le bras. Laurent répartit le travail: René et moi nous nous occupons du petit bureau où nous sommes.
Nous prenons tout: dossiers, agendas, et même des feuilles blanches. Tout est entassé dans les sacs à patates. Laurent fait faire le vide dans le grand bureau. Tout se fait sans un mot. Je ne connais pas l'équipe qui travaille à côté de nous, mais ils vont vite...
Chacun sort à son tour et disparaît.
Ça y est. Nous aussi nous sortons.
Laurent, dans la petite cour devant les bureaux, parlemente avec un Fritz. Il a sorti de son portefeuille une carte barrée de tricolore, et explique: "Tout doit être mis en sécurité à la Préfecture... Sécurité!". L'Allemand hoche la tête, tient la porte pendant que l'un de nous passe. C'est lourd, le papier!
Je jette mes deux sacs dans la voiture qui attend de l'autre côté du boulevard. Il y a quelques sacs blancs: probablement des blouses nouées sur des dossiers... Une fente horizontale de lumière passe par les phares masqués de la voiture qui s'en va en direction de la gare. Et nous nous en allons, sans nous presser, sans nous retourner, René et moi, guettant un bruit, un cri, une détonation. Rien. Dans quelques minutes, je vais retrouver au Bretagne ma femme Zabeth, mon frère Antoine, Loulou et les copains.
C'est fini. J'ai la gorge sèche.
Vivement une bonne bière!



Et pendant près d'une heure, l'anniversaire de Maurice Fily est célébré comme il convient, comme si rien ne s'était passé. Une panne de courant à 18 h 37 force les garçons du café à sortir l'éclairage de secours, qui semble rendre la fête plus intime.

De temps en temps, Loulou lance un coup d'oeil à Antoine, prenant bien soin de ne trahir ni satisfaction de savoir le coup réussi, ni inquiétude à l'idée de ce qui peut suivre, tandis que René raconte, sur le mode épique, la dernière partie de foot qu'il a jouée dans les rangs du Club Athlétique de Penhars...

De temps en temps, Élisabeth serre bien fort la main de Jeannot...

* *
*



A Ergué-Gabéric, l'auto de Fanch Balès a déjà été débarrassée de son encombrant chargement, et la cheminée de la boulangerie envoie dans le ciel des panaches d'étincelles: les dossiers du S.T.O. de Quimper s'envolent en fumée.

VI - LES ARRESTATIONS

Le lundi matin, 17 janvier, "La Dépêche" ne parle que des coupures de courant dans la région de Quimper et signale quelques vols de linge et de lapins.

Tout s'était passé sans un accroc.

Trop bien, peut-être.

Ce qui pouvait laisser penser à des complicités à l'intérieur même de la Direction Départementale du S.T.O. Dans la matinée, Jeannette Cras et Louis Kernéis sont arrêtés. Jeannette nous a raconté comment elle est montée à l'arrière de la voiture noire du S.D. allemand ("l'auto de la Gestapo", redoutée par les Quimpérois), entre deux hommes dont l'un en uniforme. A l'avant, à côté du chauffeur, un autre employé, Monsieur Hamon, qui n'a d'autre motif d'inculpation que de s'être trouvé là au moment de l'arrestation.

Et le silence se fait.

L'affaire va-t-elle être classée, comme la plupart des cambriolages "alimentaires", comme les vols de tickets de rationnement, dans les mairies ou les bureaux de poste?

Dans les jours qui suivent, la Gestapo enquête à Ergué-Gabéric. Visiblement, les policiers allemands s'intéressent à la boulangerie Balès. Fanch sent le filet se resserrer, et décide de passer dans la clandestinité : le grenier d'un ami, à Ergué-Armel, plus près de Quimper, va lui servir de refuge.

Il réussit à contacter Antoine. Sur leur tandem, les deux frères s'en vont le tenir au courant de tout ce que les journaux ne racontent pas. Pendant qu'Antoine et Fanch font le point de la situation, Jeannot fait le guet...

Mais les arrestations continuent: Le Corre, Bénéat, puis le 14 Février, un mois après le cambriolage, les frères Le Bris, Laurent Jacq et René Fauvel.

*
**



Monique, 18 ans, la jeune soeur de René, prenait son petit déjeuner avec sa grand-mère, dans la cuisine. On frappe à la porte de leur étage, rue de Douarnenez. Elle ouvre. Deux hommes en gabardine sont devant elle.

- Monsieur Fauvel est-il là ?

Monsieur et Madame Fauvel, ses parents, étaient en voyage. Cela suffit comme explication aux deux personnages qui se retirent.

René écoutait, de la pièce voisine. Attendait-il quelqu'un? Devait-il avoir ce jour-là un contact avec la Résistance? Il dit à Monique:

- C'est peut-être moi qu'ils demandent!".

Il sort sur le palier. Les deux hommes descendaient déjà l'escalier.

- Vous demandez Albert ou René Fauvel ?
- René.
- C'est moi.
- Suivez-nous.

VII - D'UNE PRISON

Une semaine après son arrestation, René avait l'autorisation d'écrire à sa famille. Cinq autres lettres suivront du 21 février au 29 mai 1944. Chacune ne comporte qu'une seule feuille (20 x 13,5 cm), remplie recto-verso, à l'encre, et écrite sous la surveillance d'un gardien.

Voici la copie de la première, que sa soeur aînée, Jany Grégoire-Fauvel a retrouvée parmi des papiers pieusement conservés par ses parents.

R. Fauvel, 1 rue Brizeux (section allemande)
le 21 février 44.
Mes bien chers tous.
Déjà huit jours! Mais Monique et grand-mère vous ont raconté certainement les détails de mon arrestation. Je suis resté jusqu'à mercredi à St-Charles, puis je suis venu "ici", c'est-à-dire à Mesgloaguen. D'abord, je tiens à vous rassurer autant que je le pourrai. Je vais très bien et jamais je n'ai eu à subir un traitement dont j'aurais eu à me plaindre. Et je ne vous dit pas cela à cause de la censure... Je n'ai jamais eu faim bien que mon appétit n'ait pas diminué. Je suis très bien, et la seule chose qui me tracasse, c'est d'imaginer votre inquiétude à vous que j'aime. Naturellement, j'espère bien ne pas en avoir pour longtemps et pouvoir prouver mon innocence.
Les premiers jours à St-Charles, j'étais dans la même cellule que Laurent Jacq, mon ami de lycée, arrêté en même temps que moi. Maintenant, il est dans une autre cellule que moi. A côté aussi, Jeannot Le Bris, également arrêté. Antoine est ici aussi.
J'ai aperçu Loulou Kernéis à St-Charles. Il avait l'air de bien aller. Tous mes amis sont en prison!
Ici, je suis dans la même cellule que François Le Page, secrétaire de mairie de St-Goazec, arrêté déjà depuis quelque temps. Sa femme vient tous les vendredis lui porter des paquets, mais n'a jamais eu le droit de le voir. Aussi, je ne pense pas pouvoir recevoir de colis de vivres. Mais j'aurai besoin avec mon linge, d'un rasoir et de quoi me raser, de pâte dentifrice et brosse, et aussi de bouquins, si on peut en porter. Madame Jacq a, paraît-il, des romans policiers. Mon cours d'électricité aussi.
François Le Page est un très chic type, et sait par expérience organiser la vie de la cellule au mieux. Aussi, je ne suis pas malheureux. C'est ce dont je voudrais vous convaincre, surtout afin que cette séparation, qui sera brève, rassurez-vous, soit moins dure.
Vous avez le droit de m'écrire, mon adresse est en haut de la lettre. Envoyez-moi de vos nouvelles, et comprenez bien qu'il ne faut pas vous tourmenter pour moi.
Je vous embrasse tous bien tendrement.
René.
P.S. Si les colis de vivres fonctionnaient, tâchez de me les apporter le lundi ou le mardi afin de manger frais la semaine. Encore une fois, je mange à ma faim et ce n'est pas mal préparé.

Et voici les autres lettres qui furent transmises à la famille, à des intervalles qui n'avaient rien de régulier: il fallait d'abord qu'elles passent à la Gestapo...

Quimper, le 26 mars 44
Bien chers tous,
Le temps passe, vous me dites "bon courage" mais c'est de la patience qu'il faut, simplement.
J'ai été bien heureux de vous voir l'autre jour à ma sortie de l'interrogatoire et aurais bien voulu pouvoir rester bavarder un brin avec vous et embrasser papa. Mais il ne faut pas trop demander, c'est inutile.
Je reçois vos lettres avec une huitaine de jours de retard et ai ainsi celles du 3 mars, 9 et 16 mars.
De l'interrogatoire, je n'ai pas grand chose à dire, si ce n'est que j'espère que mon innocence sera reconnue et que je n'en ai plus pour trop longtemps. J'ai eu la possibilité d’emmener avec moi ici les photos de Nénette et Jany qui étaient dans mon portefeuille et je suis heureux de les savoir toutes deux en bonne santé. Vous avez bien fait de ne pas prévenir ma soeur de mon arrestation, elle l'apprendra assez tôt le jour de ma libération et de cette façon, ce sera une joie pour elle.
D'accord pour les pyjamas et tout ce que vous envoyez. Je suis ici tel le pacha. Je garde mon autre pantalon et mon chandail.
Pour ma vie ici, elle est toujours la même. Je vais très bien, vous avez dû en juger à ma mine. Le Baron, libéré depuis jeudi, m'a demandé si vous n'aviez pas eu peur de mes moustaches... Maintenant, c'est Ouvrard Joseph, un brestois, qui partage ma turne. Il a reçu, vendredi, un colis de vivres qui l'a remonté. Il engraisse, moi aussi, je crois ou bien c'est ma ceinture qui raccourcit.
Un mot, puisque j'ai le temps, sur la croix rouge française. Grâce à elle, on se tape de bons sandwichs presque tous les jours. Vous pouvez les remercier de notre part.
Les copains que je vois à la promenade vont bien. De temps en temps, on peut se regarder, mais pas de paroles... Le silence est d'or et on observe le règlement. Il fait bien beau et c'est dimanche; un jour prochain, ce sera dimanche aussi et je serai auprès de vous. Je suis bien heureux des quelques mots que vous m'écrivez de Quimper, de mon travail, de vous.
A bientôt je le souhaite, le plaisir de vous embrasser tous et si je n'étais pas encore sorti, ce que je ne crois pas, bon anniversaire à ma chère petite frangine et bonne fête à mon père. (Je lui offre un paquet de cigarettes), (c'est drôle de se montrer généreux quand on est ici). Mille baisers à tous trois et à toute la famille.
René



Quimper, le 22 avril 44
Bien chers tous,
Voici un mois que je n'ai reçu de vos nouvelles, pourtant, je pense bien que vous avez écrit et j'espère que tous vous allez bien, aussi le moral est-il excellent et la santé de même. Les détails matériels: j'aurais besoin de savon dentifrice et de savonnette, ne serait-ce que pour me faire beau pour sortir, très prochainement certainement. Autrement, je n'ai besoin de rien d'autre que ce que vous m'envoyez (je vous remercie de tout ce que vous faites pour moi) puisque je n'ai toujours pas droit aux colis de vivres. Merci pour les bonbons vitaminés mais n'en envoyez quand même pas de trop. Merci pour les brins de muguet qui décorent la cellule et font rêver à la campagne et au printemps, ce qui occupe. Merci pour tous les colis; la journée du vendredi doit être dure pour vous.
Ici, l'emploi du temps est reposant. Quand la cellule est propre, on bavarde. J'ai presque fini mes livres d'électricité, aussi si vous pouviez me faire parvenir le livre d'électricité de Bruhat qui est dans ma chambre sur le tourniquet et aussi dans la collection Armand Guyot, un petit livre, soit sur les transformateurs soit sur les moteurs ou la transmission d'énergie, j'en serais bien heureux et mon séjour ici aurait un peu de raison d'être.
A part ça, ici le temps passe quand même assez vite: plus de deux mois que je suis enfermé, les petites filles ont dû grandir, le vin vieillir, le printemps arriver; il sera d'autant meilleur que tout cela aura changé, le jour où je sortirai.
Inutile de trop garder de tabac pour ma sortie, si vous pouviez en vendre, vous n'avez pas à hésiter, cela remplacera ma paye.
Je suis toujours à Mesgloaguen. Avec moi maintenant, toujours deux détenus mais ce ne sont plus les mêmes, nous avons la police avec nous: Félix Denniel, un ancien gendarme de Brest se trouve sous les ordres (d'ailleurs faibles) de l'ancien de la cellule, c'est-à-dire moi. J'ai fait la connaissance ici aussi d'un jeune électricien quimpérois: Queudet. On attend tous que la Croix Rouge soit rétablie mais ça va quand même. Différence: le vendredi on n'entend plus déballer les colis de vivres car personne dans le voisinage n'y a plus droit.
Bien que je n'en entende plus parler, vous pourriez demander une visite à la S.D. Je serais bien heureux de vous voir, et depuis un mois que j'ai passé l'interrogatoire, on ne m'a fait aucune faveur (je ne ferai pas comme Malbrough (?) et non sorti à Pâques, j'espère bien que pour la Trinité, je pourrai vous embrasser). J'espère que Nénette ne sait toujours rien. Embrassez-les bien, Bernard, elle et Jany pour moi et grand-mère. Bien affectueusement à tous trois. Patience et à bientôt.
René
 

VII - Suite

Quimper, le 8 mai 44
Bien chers tous,
Encore une lettre, espérons que c'est la dernière! Le temps passe quand même assez vite ici, déjà 3 mois que je suis enfermé. Pourquoi? Je le saurai, je l'espère, à l'instruction où je pense passer prochainement.
Je vais toujours très bien, je m'amincis évidemment un peu mais cela me donnera de la souplesse. Le moral est excellent puisque j'espère toujours sortir bientôt. J'espère que vous aussi vous allez bien, je n'ai guère de nouvelles de vous: la semaine dernière, j'ai pourtant reçu 3 lettres mais la plus récente date du 7 avril, j'ai reçu, il y a deux jours votre lettre du 19 mars. Pour la nourriture, le régime est évidemment assez restreint, je n'ai toujours pas droit aux colis, du moins, il ne le paraît pas, mais depuis 15 jours, on a droit à un petit colis de la Croix Rouge toutes les semaines, donc amélioration. La preuve aussi que vous êtes en vie, ce sont les colis de linge du vendredi et je suis bien heureux d'y trouver des bonbons vitaminés. Vous savez les choisir agréables, dommage qu'il ne se vende pas de cigarettes vitaminées (le manque de tabac ne me cause d'ailleurs pas trop de peine). Je pense aux bonnes journées à venir, qui suivront ma libération.
J'ai reçu vos deux photos dans le dernier colis et cela m'a bien fait plaisir, donnez-moi dans vos prochaines lettres (mais aurai-je le temps de les recevoir? J'espère que je serai libéré avant) des nouvelles de toute la famille.
Nénette ne doit toujours rien savoir de mon arrestation et c'est mieux comme cela car son ennui serait disproportionné à mon embêtement. Je compte, une fois sorti, aller faire un tour à Perros, on y mange bien, et me refaire une panse présentable, au vert. Cela occupe de penser à tout ce que l'on fera après... Autre occupation: user le cul des bouteilles sur le parquet brillant, et relire mon électrotechnique terminée depuis longtemps (si vous n'aviez pas reçu ma dernière lettre, je vous y demandais de tâcher de m'envoyer mon "électricité" de Bruhat et des livres d'électrotechnique de la collection Armand Colin: transformateurs, machines électriques, transport d'énergie etc.... que vous trouverez sans doute chez Loyer Rauzan, le libraire de la rue Kéréon). Depuis ma dernière lettre, la cellule s'est peuplée: Alain Conan, un Quimpérois, et Ange Le Lay, un Guingampois, sont venus, sans doute bien malgré eux y élire domicile. Le soleil a compris qu'on en avait davantage besoin à cinq, aussi il vient réchauffer nos puces que la poudre de pyrèthre désole (fameuse la poudre!).
A part tout ce que vous m'envoyez d'habitude, je n'ai besoin de rien d'autre que des bouquins. Le linge est parfait. Évidemment, j'aimerais assez aussi une sacrée miche de pain et de quoi mettre dessus. Ce sera pour plus tard. Je vous embrasse tous et vous charge de transmettre mon affection à toute la famille et mon amitié aux copains.
A bientôt naturellement. Patience!
René Fauvel

Quimper, le 29 mai 44
Mes bien cher tous,
Les jours passaient, maintenant ce sont les semaines qu'on compte. Vais-je connaître ici un autre changement de saison? J'espère bien que non, mais je vais assez bien pour pouvoir supporter encore une vingtaine d'années comme ça! Il fait chaud, la cellule doit souffler dans le couloir une haleine de sueur et de seau. On fait les touristes: tricot de corps et petit caleçon, la prison prend dans l'intimité des allures de bain de mer. Sacrés souvenirs par cette chaleur. J'aimerais être à Perros, et nager du côté du port ou de Goaren Dro. Mais je pense bien y être d'ici juin.
Je me suis aperçu que je n'avais pas subi le sort de Monte Cristo et que l'on ne m'a pas oublié ici: j'ai passé une visite médicale qui naturellement n'a pu que faire apparaître mon parfait état de santé avec de la graisse en moins car j'ai dû atteindre les 58 kilogrammes. Pourquoi cette visite? Je n'en sais rien, ici les "pourquoi?" et les "qu'est-ce qu'on va faire?" restent évidemment sans réponse. Pas de marc de café pour prédire l'avenir. Au fond, d'après mes souvenirs (des types qui ont déjà passé), ça ne signifie pas grand chose. Mais si des fois ça préparait un changement de résidence, je serais heureux que vous m'envoyiez un peu plus de linge la semaine à venir.
De toutes façons, rassurez-vous pour moi: je vais bien, je m'embête surtout de vous voir tant inquiets à mon sujet et de perdre mon temps d'une telle façon. Heureusement que l'on a laissé passer les livres d'électricité. Il y a les 2 petits livres, trop élémentaires évidemment mais qui ont bien des côtés intéressants par exemple la législation des installations électriques. Je n'aurai jamais eu tant de loisirs pour travailler, et la Croix Rouge rétablie va me permettre de lire un peu plus, car question de s'être serré la ceinture, on a pu percer de nouveaux trous!
Je suis toujours avec les mêmes camarades, Jo l'électricien, Ange, le forain et le benjamin: Alain, le philosophe. Nous nous entendons naturellement très bien et avons toute notre vie à raconter. Depuis qu'on est ensemble, on commence à entrer dans les détails.
J'ai reçu, il y a quelques jours, vos lettres des 14 et 19 mai. Et je suis bien ennuyé de vous voir tant vous tracasser. Évidemment, ici c'est tout ce qu'il y a d'éloigné du paradis et il est certain que je préférerais être auprès de vous. Mais je vais bien, je mange, je dors, je peux même travailler et j'espère bien ne plus en avoir pour longtemps. Et pas de danger que je mette des oiseaux en cage en sortant! Mais d'ici peu je serai parmi vous, j'en suis certain.
En attendant, je vous envoie toute mon affection et mes bons baisers pour ceux de Colombes, pour ma chère soeur, mon beau-frère et ma petite nièce et pour grand-mère. Mes amitiés aux copains et rassurez-les pour moi. A bientôt, j'en suis sûr, le plaisir de vous retrouver. Bons baisers.
René Fauvel
Inutile de mettre un timbre sur les lettres que vous m'adressez, simplement F.M.

En plus de ces six lettres, deux autres vont partir clandestinement de la prison. La première est écrite au crayon au verso d'un papier déjà utilisé:

Fauvel - Connan
Ne pas envoyer du butun* en boîte d'ici nouvel avis: danger pour l'instant. Espérons ces jours-ci faire un tour en ville pour la désinfection. Pierre M. demande coton et alcool pour un petit bouton qu'il a. René a été victime de la lotion contre les poux et sortira doré comme les épis (ou presque). Sommes sceptiques pour l'autorisation de colis à Alain. Si ça pouvait être vrai! Sommes heureux de savoir que Georges peut en recevoir de toutes façons par codétenu.
A bientôt - Alain - René - Envoyer papier hygiénique Q.S.

Précisons pour les non-bretonnants que "butun" veut dire tabac...

L'allusion à une réaction cutanée de René, due à la poudre de pyrèthre permet de dater ce mot du mois de mai. Comment cette lettre a-t-elle pu quitter la prison? Jeannot Le Bris, qui occupait la cellule voisine de celle de Fauvel, nous l'a expliqué: "Nous devions tenir notre pièce dans un état impeccable. Miettes et poussières étaient emportées chaque matin par un détenu préposé à la corvée de nettoyage. On l'appelait Jo-Bus. Jo, parce que c'était son prénom, Bus parce qu'avant son arrestation il conduisait, dans la presqu'île de Crozon, un bus parisien que l'Organisation Todt avait réquisitionné pour le transport de ses travailleurs.

Jobus en avait profité pour détourner de l'essence (dont une partie était destinée à la Résistance, ce qu'il n'avait bien entendu pas avoué à la Feldgendarmerie). Il était en conséquence incarcéré pour vol et marché noir, et partageait la cellule n°4 avec Antoine et quelques autres.

Devenu le factotum de la prison, c'est par lui que nos amis se tenaient en relation. C'est encore lui qui faisait "sortir" les messages clandestins en même temps que le linge sale qu'il remettait aux familles, après la fouille des gardiens.

Antoine avait même réussi par Jobus à faire parvenir à la Résistance des renseignements précis pour l'attaque de Mesgloaguen. Le coup de main échoua de peu, mais ceci est une autre histoire...

VIII - Une visite à la prison

(Septembre 1990)

Le passé revivait, tandis que Jeannot retrouvait la prison où il avait été détenu 46 ans auparavant. Pierrot Pichavant avait réussi à obtenir les autorisations indispensables pour rouvrir les portes de Mesgloaguen, récemment désaffectée, et déjà tellement oubliée qu'on avait eu du mal à en retrouver les clefs.

Le dernier directeur de la maison d'arrêt, Jacques Constancin, précédait un groupe formé du maire de Quimper, Bernard Poignant, de Jeannot Le Bris accompagné de son épouse Elisabeth, de Pierrot Pichavant et de quelques anciens de la T.A. Des journalistes suivaient également le douloureux pèlerinage de Jeannot.

C'est ici, dit Elisabeth, que je déposais tous les vendredis du linge propre, et que je reprenais les chemises couvertes de traces de puces. Il était difficile de ne pas pleurer en faisant la lessive...
...Un vendredi d'avril, un gardien allemand a consenti à prendre mon fils pour le montrer à Jeannot. A peine était-il parti avec mon petit Yves sur les bras que je regrettais d'avoir eu cette idée... je n'aurais jamais dû... il n'avait que quatre mois...
Il me l'a laissé 10 minutes, continue Jeannot. Je ne savais pas qu'un bébé pût avoir de si petits doigts. Mes copains de cellule lui faisaient des grimaces, essayaient d'attirer son attention. J'en étais malade. Mon fils était à moi, pas à eux. J'ai été presque soulagé quand le petit est reparti, la tête sur l'épaule du gardien.

Et Jeannot redécouvre sa cellule, où des W-C. ont remplacé le seau malodorant. Les doubles barreaux existent toujours. Le plancher est le même. Il montre du doigt l'endroit où la plinthe écartée servait de cachette au jeu de cartes qu'il avait fabriqué, le coin du plafond qu'il avait sondé avec une cuiller aiguisée, en quête d'une possibilité d'évasion.

L'évasion? C'était son souci constant.

Combien de projets plus irréalisables les uns que les autres ont été échafaudés ici?

Il se rappelle la surprise d'un des prisonniers, entendant dans la cour un soldat de la Wehrmacht chantonner la "Marseillaise de Pologne". Il nous raconte les contacts avec ce Polonais qui purgeait une peine de prison pour insubordination, les espoirs qui naissaient... Et si on pouvait se procurer une arme? une échelle? Et si on feignait d'être assez malade pour être transféré à l'hôpital militaire du Lycée Brizeux? Et si... Et si... Il faudrait un livre entier pour transcrire tout ce que Jeannot nous a raconté. Peut-être l'écrira-t-il un jour...

La visite continue: la chambre du gardien-chef qu'on appelait "le curé", le réduit sans lumière, sous l'escalier, qui servait de cachot, la cour où les prisonniers tournaient en rond, l'un derrière l'autre, sans parler. De temps en temps, la voix de Jeannot s'étrangle. L'émotion est trop forte. Il faut faire un effort pour changer de sujet, et Jeannot repart dans son passé, et repense à l'oeil du gardien qui espionnait par le judas de la porte. Il croit entendre encore les bruits de bottes le matin, les verrous de la cellule voisine qu'on ouvre. Il revit l'attente, les interrogations, les humiliations, son désespoir au souvenir du paradis perdu... Et la voix lui manque à nouveau.

- Tu ne m'avais jamais raconté tout ça. Dit doucement Zabeth.

Et Jeannot se demande lui aussi pourquoi il le raconte aujourd'hui...

Quand nous quittons la prison, deux heures plus tard, on se surprend à respirer plus profondément, à regarder d'un oeil nouveau le ciel où, très haut, des vols de martinets passent en sifflant...

IX - La lettre aux copains

Jobus était vraiment un homme de confiance, et le premier message clandestin de René Fauvel arriva à destination: les feuilles de papier hygiénique réclamées vont servir à la lettre du 27.Mai.1944, adressée à "Mademoiselle Anne Guilloux, Place du Baron, à Gouarec, Côtes du Nord".

C'est cette lettre qui nous a poussé à vous raconter toute cette histoire, avec la permission de "Tit'Anne", devenue l'épouse de notre ami Léon Tual.

27 Mai 1944
Très chère Tit'Anne
Ce n'est pas pour faire de la réclame pour un plasma quelconque que je t'écris, mais on n'a pas pensé mettre sur mon bureau du papier à lettres assez joli. Lettre clandestine évidemment, autrement une lettre toutes les trois semaines. Je pense que tu as appris nos arrestations, Loulou 14 Janvier et moi 14 Février. Je pensais bien vous écrire un de ces quatre, histoire de vous rassurer mais ce n'est guère pratique. Et après à qui écrire? Marthe mariée sans doute, Suzanne aussi peut-être ou presque, les copains dispersés, restaient Annick Scudon et toi. J'ai tiré au sort, tu as gagné. J'en profite pour écrire à tous par ton intermédiaire. Embrasse les demoiselles et les "dames" de ma part et serre les cognes des copains en leur disant naturellement à bientôt de notre part.
Je n'ai pas vu Loulou depuis plus de 3 mois. Le lendemain de mon arrestation en allant vider les seaux dans la cour je l'ai aperçu. Clin d'oeil d'amitié bien sûr. Il avait maigri, et ses cheveux pâli je crois (et d'autres qui l'ont vu depuis m'ont confirmé cela) attitude martiale comme tout le monde, quand on va vider son seau hygiénique dans une prison militaire... Et le lendemain, j'ai changé de prison. Depuis, quelques nouvelles de lui par les copains qui descendent. Car il y a ici 2 prisons: à Kerfeunteun, St-Charles où tout le monde passe d'abord et où l'on est enregistré, et ici, Mesgloaguen, à toucher la prison française, 2 bâtiments, une centaine de prisonniers, des gardiens et bien armés, des murs bien sûr et au-dessus du fil de fer barbelé pour bien montrer que l'on veut nous éviter les écorchures de fesses sur les tessons de bouteilles du haut. Dans ces bâtiments, d'ailleurs bien jolis du dehors, style vieillot sympathique, une jolie aquarelle, après un sacré nombre de portes tout ce qu'il y a de résistant avec verrous et serrures bien grinçantes comme dans un château hanté, se trouvent nos appartements. J'habite avec 3 autres types (nous avons été cinq mais un d'entre nous est parti, sans doute pour le poteau le pauvre vieux) la cellule 24. 1m60 x 4m50, murs d'1m50 environ avec ajustage de béton. 2 couches de barreaux et hors d'atteinte un verre dépoli pour empêcher de voir un morceau de toit du Lycée. En haut du verre un petit rectangle de ciel bleu (je parle pour aujourd'hui mais c'est à peu près général) où aucun arbre ne berce évidemment sa palme. Comme j'aime Verlaine ici et Baudelaire!. Alain, le frère de Georges Connan, un étudiant de Rennes aussi que tu connais, 17 ans, en philo au Lycée, fort astucieux et sympa en connaît heureusement un peu que j'ignorais, dit bien et chante juste.
Le règlement entre autres choses dit "le parquet ne doit pas être mouillé" "chaque détenu tient sa cellule en état propre et bien en ordre". Aussi le parquet brille autant que chez Doudou (lui dire bonjour S.T.P. de ma part si tu es à Rennes). Il est teint et les culs de bouteilles astucieusement manoeuvrés remplacent la cire et la brosse. Dans un coin de la cellule, le seau, la bassine, la pelle. Au dessus, une étagère où s'empilent les vêtements, les gamelles, les ustensiles de toilette (ceci près de la porte). Dans le coin côté fenêtre 2 couchettes en lattes superposées avec paillasses par terre. La table se rabat du mur. Un escabeau. Quand je t'aurai dit que la paille n'a pas été changée des paillasses depuis environ 6 mois, et que les puces y cavalent, que quelques poux également s'y démènent, tu comprendras qu'au début on trouve ça gênant. Mais au bout de trois mois on s'étonne de voir des gars s'en indigner.
Emploi du temps: réveil vers 6 heures - 6 1/2, on descend aux lavabos, une cellule aménagée où l'on est enfermé 5 minutes environ, à moins que l'on aille dans la cour. Vers 10 heures, théoriquement tous les jours, pratiquement 2 fois tous les 3 jours, 10 minutes de promenade en rond dans la cour, file indienne, pas les mains dans les poches, défense de parler comme partout ailleurs sauf dans la cellule. Dans chaque coin de la cour un soldat + sergents, caporaux ou même chef (adjudant), fusils, revolvers, mitraillettes, grenades, somme toute assez refroidissant pour l'amateur de 100 m. ou de promenades à la campagne. Vers 11 heures 1/2 sans doute (défense d'avoir des montres, comme d'ailleurs couteaux, crayons, papier, etc... défense de fumer, de chanter, parler haut en cellule, siffler, etc...) la soupe que l'on va prendre cellule après cellule, sous garde, dans le couloir. La soupe est bonne mais il n'y en a pas lourd. Je m'aperçois que j'ai oublié de citer le "café" du matin, sans pain évidemment. Vers 1 heure les seaux sont vidés par une corvée. Vers quatre heures café et pain allemand (2 tartines et souvent du beurre). Après cela, on doit encore attendre 8 heures pour se coucher. Heureusement que la Croix Rouge améliore l'ordinaire d'un casse-croûte tous les jours et que quelques types ont droit aux colis (ni Loulou, ni moi car nous sommes arrêtés par la Gestapo). Ces jours-ci d'ailleurs sont jours d'abondance: Alain a droit aux colis. je t'ai dit que c'était le frère de Georges Connan. Georges est ici aussi, arrêté en même temps qu'Alain.
Mais je t'ai donné un tableau assez noir de la vie ici. Les poux sont rares. Le règlement n'est qu'idéal, et souvent on chante, on rit, et puissamment, on fume même parfois: Pour Pâques, 2 cigarettes: une le Dimanche, une autre le Lundi à la promenade, sacré souvenir pendant quelque temps. Les gardiens en général sont chics, toujours polis. Nous avons eu un mois dur après une attaque de St. Charles, car la Croix Rouge était supprimée et les colis ne parvenaient pas dans le coin. 2 gamelles de café, une gamelle de soupe et 2 tartines de pain et sec à ce moment. Je te prie de croire que nous faisions vilaine gueule. Ça n'empêche pas de vivre tout ça, et heureusement: la tristesse n'est pas de mise. Surtout chasser la peur et taire les plaintes. Le temps passe, naturellement les barreaux servent d'aiguilles de cadran solaire. On bavarde, on discute, on s'engueule parfois, mais on s'arrange toujours. Ça crée l'amitié de mélanger ses puces et de s'accroupir dans le même coin, devant les autres. On se raconte des souvenirs, on développe ses projets, on lit ses lettres, on montre ses photos (car cela on peut en recevoir).
J'ai eu quelques bons copains parmi mes codétenus. Les uns sont partis, libérés, ou pour un camp, ou l'Allemagne. D'autres ne sont plus, je crois.
Il me reste 3 amis dans ma cellule. Il y a Jo l'électricien, coureur cycliste, aime Tino Rossi et le sérieux; Ange le forain, de Guingamp, ici pour être copain-de-types-qui-ont-acheté-à-un-inconnu-8-paires-de-chaussettes volées aux Allemands, un "marrant", homme à slogans paillards, et pour moi souvent nouveaux, tandis que Jo serait l'homme aux proverbes; Alain, un type très bien et pourri de qualités.
Pourquoi nous sommes arrêtés? Tu as dû le savoir en apprenant mon arrestation, et avant, celle de Loulou: le S.T.O a été vidé de ses dossiers un soir et on nous accuse de cela.
L'enquête est paraît-il terminée. Bientôt le jugement ou le départ pour un camp de concentration ou l'Allemagne. C'est sans doute ce qui arrivera, à moins que ce soit l'acquittement. J'ai toujours nié avoir participé en quoi que ce soit à cette histoire. Attendons le verdict.
Mais nous avons passé il y a deux jours (quelques copains arrêtés pour le même motif que moi) une visite médicale annonciatrice souvent de changement de longitude.
On verra bien. En tous cas le moral est on ne peut meilleur et la santé est excellente. Et j'espère bien être parmi vous bientôt.
Mais le temps a passé vite tandis que je t'écrivais. La nuit arrive, on va étaler les paillasses après avoir chassé les puces dans nos couvertures. Je t'ai parlé beaucoup de moi, ce n'est pas que mon manque de modestie se soit hypertrophié, mais plutôt parce qu'ici on est obligé, faute d'autres occupations, à s'accorder davantage d'importance. Mais on est tellement heureux d'avoir des souvenirs à remuer, et les copains y ont large place. Et des rêves à faire.
On se rend compte qu'il y a des choses bien belles dont on ne profite jamais assez. On arrive à retrouver des sensations anciennes, que l'on ressent davantage que jadis. Je crois qu'on ne profite pas assez des occasions offertes de plaisir.
L'autre jour le lilas du gardien chef que l'on aperçoit de la promenade était fleuri, blanc. On aurait cru le respirer et le bouffer du nez. La couleur aussi des vieilles ardoises de la prison. Les larges traits brillants de la bouteille sur le plancher, comme des touches de peintre impressionniste.
Hypertrophie de l'imagination et des sens, assez lamentable, d'ailleurs, car c'est se recroqueviller. Mais une fois dehors je ne tarderais pas j'espère, à reprendre l'équilibre.
Avec certainement pas mal de résolutions prises, et assez changé. Moins d'importance à la crainte (d'être embêté, ou mal jugé), et davantage à la sincérité (dans l'action). Plus de réalisme, peut-être, mais ça date déjà cette résolution là. Surtout le sentiment d'apprécier mieux. Mais peut-être promesses d'ivrognes que tout cela.
Je pense souvent à ces dernières années et aux puissantes amitiés rennaises dont je reçois ici quelques manifestations dans les bafouilles paternelles. Bonjour de Jim m'a-t-on écrit. Je pense que Marthe et Jean sont mariés. Du plujadur plein la poche sans doute à la noce. Je regrette de n'avoir pu leur chanter "Charlot mon costaud", mais j'étais empêché. Transmets-leur naturellement toutes les vigoureuses tapes dans le dos qui s'imposent, comme à tous mes amitiés.
Suzanne doit bientôt se marier sans doute aussi. Je me figure que La Bousse va mieux, et j'espère vachement le trouver guéri en sortant. Vous venez tous me rendre souvent visite la nuit. Scudon doit bosser sec à cause des examens, naturellement elle sera reçue et j'espère bien être là pour l'en féliciter: embrassades, coups de rouge.
Et toi, très chère, j'espère bien que tu as tout le bonheur qu'il se doit. Pour moi, je ne suis guère malheureux. Ce qui m'embête, c'est de sentir par leurs lettres les parents se frapper inutilement. Et leurs épreuves ne sont pas terminées, sans doute.
Comme je te l'ai déjà dit, je crois, il se peut très bien que nous soyons envoyés en Allemagne. Mais cela nous permettrait sans doute d'être réunis, Loulou, Antoine, son frère et moi, et ça sera déjà ça.
Quelques nouvelles quelquefois vraies nous parviennent, et naturellement nous espérons tous être bientôt libres. Mais cette guerre ne se terminera pas sans casse et sans pas mal de trucs lamentables, sans doute.
Puissiez-vous être épargnés tous! On se retrouvera tous autour des bouteilles (finis les cafés du Glacier) et je crois déjà t'entendre raconter les potins de Rennes. Et j'éprouve le plaisir de votre amitié.
A tous baisers et serrements de cognes.
Chers tous et toutes, je suis pressé de vous revoir.
René et Loulou par procuration

Oublions les fautes de style ou de grammaire des lettres de René Fauvel. Nous n'avons pas voulu les corriger. Elles sont les traces de l'inquiétude permanente de sa détention, de la crainte supplémentaire d'être surpris dans sa correspondance clandestine. Comme les répétitions, elles témoignent de la précipitation de l'écriture, sans alinéas ni ratures, et de l'impossibilité de se relire. On pourrait faire des commentaires sur chaque paragraphe, sur la précaution qu'il prend de proclamer son innocence, au cas où sa lettre serait interceptée; ou bien sur l'importance de la Croix Rouge, sur l'attaque de Saint-Charles...

Bornons-nous à signaler que la plupart des noms, prénoms ou surnoms évoqués étaient ceux de ses amis étudiants de Rennes, qu'il retrouvait au Glacier, le café de la place de la mairie, pour déguster une tasse d'orge à la saccharine, quand il faisait trop froid pour arpenter la rue Le Bastard.

"Doudou" (page 33), c'était Mademoiselle Lardoux, propriétaire indulgente et généreuse du magasin de tissus "Aux Laborieux", place St-Michel, chez qui plusieurs Quimpérois, parmi lesquels René, avaient leur chambre d'étudiant.

Le nom d'Ange Le Lay, le forain, se retrouve dans le récit de Pierre Maillet "Mon évasion": évadé avec lui le 11 juin 44 du train qui les déportait en Allemagne, Ange Le Lay fut repris et fusillé quelques jours plus tard.

Notons encore la signature "René et Loulou par procuration". René n'avait fait qu'entrevoir Loulou le 15 février. Jeannot Le Bris nous a confirmé qu'il n'y a jamais eu de confrontation générale de ceux qu'on soupçonnait du cambriolage du STO et de la destruction de ses 44000 dossiers. Loulou et Antoine furent martyrisés l'un devant l'autre, et simultanément, au cours des interrogatoires plus que musclés de la Gestapo.

Remarquons enfin que dans les 8 dernières lignes il emploie 6 fois "tous" ou "toutes". Combien devait lui peser sa solitude, même partagée!...

X - Le départ

Quelques jours après cette lettre, nos amis étaient regroupés à la prison Saint-Charles. Jeannot Le Bris - qui avait simulé des crises d'épilepsie pour provoquer une hospitalisation en vue d'une évasion - y avait été conduit dans la voiture de la Gestapo, avec tous les égards dus à un grand malade.

Mais le 4 juin, il faisait partie de la douzaine de prisonniers qui descendaient à pied de Kerfeunteun. Avec lui, son frère Antoine, René Fauvel, Louis Kernéis, Jean Le Corre, Hervé Bénéat et Laurent Jacq. Menottes aux mains, reliés trois par trois par des cordes, ils étaient entourés de soldats, fusil à la main.

Le voyage, de la gare de Quimper jusqu'à Rennes, se fit en wagon cellulaire.... On leur avait rendu leurs affaires personnelles. Antoine avait même récupéré le reliquat de sa paye au S.T.O. Ils se croyaient sauvés: puisqu'ils n'avaient pas été fusillés comme tant d'autres pour sabotage, c'est que la police allemande n'avait pu réunir de preuves contre eux.

A Rennes, ils furent dirigés sur la prison Jacques Cartier, où ils apprirent la nouvelle du débarquement allié, puis au camp Margueritte. Une dernière lettre de Fauvel, datée du 13 juin, arrive chez ses parents, et se termine par des paroles d'espoir.


Fin juin, nos amis sont dirigés sur Compiègne, où ils arrivent après un difficile voyage de huit jours. Ils y restent du 6 au 28 juillet, et c'est la déportation en Allemagne: le 31 juillet, ils entrent au camp de Neuengamme.

Quarante six ans après, les mots manquent à Jeannot pour décrire son étonnement à la vue des premiers déportés rencontrés, son incrédulité devant l'avenir qui les attend.

Les portes de l'enfer se referment sur eux.

* *
*



Le 8 août, Quimper est libéré. Quinze jours après, Paris, libre, est en fête. En novembre, l'Alsace presqu'entière est délivrée, et les Alliés repoussent les Allemands jusqu'au Rhin.

* *
*



Le 3 décembre 1944, dans la banlieue de Hambourg soumise à des bombardements incessants, un groupe de prisonniers français du Stalag BB 29 travaille sans grand enthousiasme au déblaiement d'une rue. Les territoriaux de la Wehrmacht qui les gardent leur ont interdit, sous peine des sanctions les plus sévères, d'entrer en contact avec les bagnards en loques rayées qui travaillent aussi sous la surveillance de S.S. au dégagement des ruines, à quelques dizaines de mètres d'eux: ce sont des déportés du Kommando "Dessauer Ufer", dépendant du camp de concentration de Neuengamme.

En dépit des menaces, le P.G. Isidore Nicolas, du Guilvinec, fait signe que sous un pavé il laisse un bout de crayon et quelques feuilles de papier. Le lendemain, il reprend au même endroit la Postkarte et la lettre que l'un des déportés a réussi à écrire pendant une alerte...

Quelques semaines plus tard, Elisabeth Le Bris reçoit une carte postale de Hamburg. Elle reconnaît immédiatement l'écriture de Jeannot. Ce n'est pas facile de lire à travers les larmes... Elle ne comprend pas bien ce qu'Isidore vient faire dans toute cette histoire. Elle lit et relit les quelques lignes qui lui apprennent que son mari est vivant. En bonne santé, puisqu'il travaille et qu'il peut écrire: pourquoi mentirait-il? Il est probablement en semi-liberté... Il reviendra... Elle en est sûre.

La lettre arrivera plus tard, datée du même jour, "ouverte par l'autorité militaire". Elle ne donnait aucun détail supplémentaire, sinon que le temps était très doux. "C'est le temps de chez nous" écrivait Jeannot.

Il n'y aura plus d'autres nouvelles.

Les mois passaient. L'hiver n'en finissait pas. Rappelez-vous: il neigeait encore à Paris le 1er mai 1945. L'angoisse était revenue dans les familles de nos déportés. Et pourtant, personne ne pouvait imaginer les conditions dans lesquelles ils essayaient de survivre.

XI - La libération de Jeannot

Le camp de Sand Bostel (Hanovre) fut libéré le dimanche 29 avril 1945 par les soldats anglais, et Jeannot, déporté F. 39631, pouvait écrire:

Mesdames Le Bris, rue Jean Jaurès, N° 13,
Quimper, Finistère, France
"Zabeth chérie, chers Maman et petit Yves.
Enfin sauvés!
Nous sommes délivrés par nos amis les Anglais depuis dimanche. Moment tant attendu. Je suis en parfaite santé, il me manque malgré tout quelques kilos, mais aucune inquiétude à avoir, je me porte à merveille et maintenant nous ne manquons de rien. Je serai bientôt parmi vous car nous serons rapatriés très vite. Je ne sais pas du tout où est Antoine, j'ai été séparé de lui mais je crois qu'il se trouverait dans la région non encore libérée donc si vous n'avez pas encore de nouvelles de lui ne vous inquiétez pas. Je crois que René et Loulou sont avec lui. Lolo allait très bien il y a un mois. J'ai eu de ses nouvelles, je ne sais où il est maintenant. J'espère que pour vous la santé est bonne et que tout va bien. Commencez à préparer la bassine à frites et le plat à Couing Amman. Vous ne pouvez vous imaginer avec quelle impatience on attend notre retour parmi vous car voici 15 mois qui m'ont paru longs. Donc plus aucune inquiétude à mon sujet - tout est fini maintenant. Le bonjour de ma part à toutes nos connaissances. Bons baisers à la famille et à vous trois mes chéris, toutes mes grosses bises de 15 mois réunis.
A très bientôt.
Votre Jean qui vous aime".

Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'il ne pesait plus que 38 kilogrammes et que le typhus exanthématique, propagé par les poux, faisait des ravages parmi les déportés squelettiques...

Les dernières semaines avaient été épouvantables: Jeannot va vous les raconter, "sans la foule des détails. Je ne suis pas sûr que tout soit publiable", nous a-t-il écrit.

Les déportés sentaient venir la fin de leur calvaire. Étonnés d'être encore en vie, ils se reprenaient à espérer. C'est alors qu'on leur apprend que Neuengamme va être complètement évacué.

Écoutons Jeannot:

"Dans les derniers jours de mars, un intense remue-ménage saisit le camp dont la population a encore augmenté dans les précédentes semaines par l'afflux des malades rentrés des Kommandos extérieurs, ombres maigres et décharnées qu'on entasse dans les blocks spéciaux appelés "Schonung" Venant du Kommando Dessauer Ufer, près d'Hambourg, je suis revenu à Neuengamme, complètement épuisé, réduit moi aussi à l'état de "Musulman".
Le plan pour l'évacuation du camp est simple: les bien portants (si l'on peut dire) partiront à pied, les autres seront transportés par chemin de fer.
J'ai tenu jusqu'à la limite de mes forces, évitant le Revier, qui est plus un mouroir qu'une infirmerie. Je voudrais rester avec les valides: c'est à mon avis ma meilleure chance d'éviter le massacre que je crois possible.
Mais l'ordre arrive: mon block partira par fer. Preuve, s'il en était besoin, que nous sommes considérés comme des morts en sursis. Avec obstination, j'essaie de persuader Marcel Prenant, professeur à la Sorbonne devenu infirmier du block, de me faire passer dans la colonne de ceux qui peuvent marcher. Ses arguments, sa logique, sa gentillesse n'arrivent pas à me convaincre. Mais quand il me promet qu'il sera du même convoi que nous, je me résigne.
Nous embarquons alors, tant bien que mal, je suis l'un des 76 occupants d'un petit wagon de marchandises. Le voyage durera 8 jours et 8 nuits au cours desquels nous ne toucherons pratiquement pas de nourriture. A boire seulement, 2 à 3 fois. Enfermés dans ces wagons, nous connaissons une situation infernale: la faim, la dysenterie avec toutes ses conséquences, les poux et surtout, surtout, la soif.
Au cours des premiers jours, les morts du convoi sont groupés sur un wagon plat situé derrière la locomotive, mais ensuite, faute de place, il faut les conserver dans les wagons, et nous n'avons d'autres solutions que de les étendre sur le plancher. J'ai ainsi passé trois jours assis sur le visage de l'un d'eux. Nous nous comportons comme des bêtes, seul l'instinct de conservation nous guide.
Ne sommes-nous pas tous devenus fous?
Nous apprendrons par la suite que nous devions être dirigés sur Bergen-Belsen, où les "Musulmans" devaient être liquidés. C'était aussi la destination du convoi venant de Wilhelmshafen, auquel appartenaient Antoine, René et Loulou.
Les valides, eux, seront dirigés quelques jours plus tard sur Lübeck, et seront embarqués comme Laurent Jacq, sur des cargos immobilisés dans la baie.
Revenons à notre convoi à l'itinéraire aléatoire.
Stoppé, repartant, refoulé à plusieurs reprises en raison des bombardements, il n'avait pas pu atteindre Bergen- Belsen. Les autres convois provenant des Kommandos du nord (Hambourg et Brême en particulier) sont dans la même situation. Ils encombrent les voies. Finalement ils reçoivent l'ordre d'atteindre les gares de Brilitt et de Bremenworde qui desservent un grand camp de prisonniers de guerre, le Stalag XB, implanté à Sand Bostel, dans la plaine, au nord de la route Brême-Hambourg.
Nous avons mis tout ce temps, huit jours et huit nuits, pour parcourir les 70 kilomètres qui séparent à vol d'oiseau Sand Bostel de Neuengamme.
Le camp de Sand Bostel est très important, constitué de véritables quartiers, sur un plan orthogonal, regroupant les P.G. par nationalité.
L'un de ces quartiers a été évacué sur l'ordre des S.S. et nous sommes déversés au hasard de l'arrivée des convois dans cet espace où les baraques n'ont plus aucun équipement. Il fait froid à la mi-avril. Les plus valides allument des feux, cassant les restes des châlits et des fenêtres pour les alimenter.
Une espèce de mare occupe la partie centrale du camp. Très probablement la réserve "incendie". Elle reçoit les rejets et détritus. Çà et là, des corps à demi immergés de camarades venus s'abreuver et qui n'ont pas pu aller plus loin... C'est là cependant que nous assouvirons notre soif. Chacun s'installe comme il peut. C'est toujours et peut-être plus que jamais le règne des plus forts sur les plus faibles.
Les Kapos, les chefs de blocks et leurs sbires se sont regroupés. Les médecins et infirmiers - qui ne disposent d'aucun médicament - ont aussi leur baraque. Le reste du camp vit dans l'anarchie la plus complète. C'est la loi de la jungle. Nous connaîtrons dans cet enfer des cas de cannibalisme. Pierrot Pichavant a vu comme moi des corps ouverts auxquels il manque le coeur, le foie, les reins...
Cet enfer a duré une dizaine de jours environ, et nous avons vu mourir là de nombreux compagnons. Le typhus fait son apparition. C'est l'hécatombe.
Dans ce dénuement le plus complet, les plus valides attaquent les cuisines, de nuit. Les S.S. tirent dans le tas.
Les corps décharnés, empilés devant les façades des blocks atteignent bientôt le niveau des toitures.
Enfin, nous apprenons que les S.S se sont enfuis à l'approche des troupes alliées. Ce sont les prisonniers de guerre, nos "voisins", sous le commandement d'un colonel français, doyen du Stalag XB, qui assurent maintenant, en armes, la police de notre quartier. Le Stalag est encore gardé par la Wehrmacht, dont les soldats occupent les miradors, mais se désintéressent totalement de ce qui se passe à l'intérieur du camp.
Nous sommes donc toujours enfermés, et sous bonne garde: nous sommes contagieux - le typhus - et probablement jugés dangereux car affamés et anarchiques. Certains camarades se sont approchés des barbelés qui nous séparent des P. G. Quelques vivres sont lancés par dessus les clôtures. Ce sera l'occasion de bagarres sans merci.
Je ne sais comment il s'y est pris, mais Pierrot, pourtant épuisé et se traînant avec difficulté, a "organisé" une boîte de lait en poudre. Au camp, il a fait preuve de courage; ici il sera d'une générosité admirable: dans ma mémoire est gravée à jamais l'image de Pierre serrant la boîte contre sa poitrine, me donnant une cuillerée de son précieux butin, et continuant à distribuer ce reste de nourriture, cuillerée par cuillerée, aux moribonds qui l'entouraient...
Cette situation durera quelques jours pendant lesquels les P.G., patiemment, baraque par baraque, nous prennent en charge. Après nous avoir débarrassés de nos habits de bagnards en loques, ils nous passent aux douches, à la désinfection, et après une dernière "boule à zéro", nous habillent proprement et nous regroupent par nationalité dans des baraques nettoyées. Nous retrouvons enfin un semblant de vie humaine. Nous dormons toujours sur le sol, la nourriture reste très insuffisante, l'épidémie de typhus se poursuit et continue à faire des ravages, mais nous sommes sortis du régime concentrationnaire et de l'anarchie de ces dernières semaines.
Le 29 avril, dès le matin, des coups de feu se font entendre. Les grabataires se lèvent. Nous sommes accoudés aux fenêtres de nos baraques. Le crépitement des armes automatiques se fait plus précis. Malgré les conseils des plus prudents qui craignent les balles perdues, nous ne voulons rien manquer... Et soudain, dans cette région de plaine marécageuse où les chars ne sont pas opérationnels, vers midi, je vois venant de ma gauche, au loin, des Allemands en retraite qui courent dans les champs vers le petit bois à droite du camp, poursuivis par des soldats en battledress kaki...
Je n'en crois pas mes yeux.
Ce moment tant attendu, tant espéré est extraordinaire, et je m'entends répéter interminablement: "Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu..."
Grande joie, bonheur fou, on va bientôt retrouver la famille... Oui, mais aussi grande angoisse: où sont les autres, perdus de vue depuis 8 mois. Sont-ils encore vivants? Dans quel état?
Nos épreuves n'étaient pas terminées. Les Canadiens nous gardent en quarantaine. Ils craignent l'épidémie pour leurs armées en campagne, ils nous nourrissent avec parcimonie. Les camarades autour de nous continuent à tomber comme des mouches, et puis c'est pour moi le grand trou noir... le typhus...
Plus tard, bien plus tard, j'émerge du coma. Quand je refais surface, on m'apprend que je vais m'en sortir, que je n'ai plus qu'une pneumonie. Et une phlébite. Et que je suis tuberculeux... Les jeunes étudiants en médecine venus d'Angleterre pour nous soigner sont d'un dévouement et d'une gentillesse à toute épreuve. Nombre d'entre eux mourront aussi à Sand Bostel, à 20 ans, victimes de l'épidémie.
Sans nouvelles depuis ma carte du 1er mai, ma famille apprend enfin, le 8 juin, que je suis revenu en convoi sanitaire, par avion, et que je suis hospitalisé à Paris à l'hôpital Tenon.
Lorsque ma mère et Zabeth arrivent de Quimper, je me suis assoupi dans mon lit d'hôpital. Elles font le tour de la salle commune, examinant avec l'attention que l'on imagine chacun des malheureux parmi lesquels elles me cherchent. Elles retournent au bureau de l'infirmière lui dire qu'il y a sans doute une erreur, que je ne suis pas dans cette salle. Et même avec le numéro du lit, il leur faudra mon sourire pour me reconnaître...
Après les premières embrassades, je demande angoissé:
- Et les autres?
- Rien. On espère avoir des nouvelles tous les jours.
J'avais compris...
46 années ont passé.
Je porte en moi leur souvenir, comme au premier jour".

XII - Et les autres ?

Les autres ?

Jeannette Cras avait été libérée en avril 44, au moment de Pâques, aucune charge n'ayant été retenue contre elle. Elle reprit donc son travail au S.T.O, mais sous surveillance particulière: tout déplacement lui était interdit, elle était à la merci du moindre soupçon.

La libération de Quimper fit cesser son cauchemar.

François Balès trouva une mort héroïque près de Plomodiern le 29 Août 1944 pendant les combats de la presqu'île de Crozon, en cherchant à récupérer une arme automatique restée dans le no man's land sous le feu de l'ennemi.

Hervé Bénéat, à bout de forces, meurt le 24 Avril 1945. Il n'avait pas 22 ans.

René Fauvel est mort d'épuisement peu avant Lunebourg, au cours de l'évacuation du Kommando de Wilhelmshafen.

On croit qu'Antoine Le Bris, qui faisait partie du même convoi, a été abattu par les S.S. après la destruction du train qui les emportait, sans itinéraire précis vers Bergen-Belsen, à travers ce qui restait d'Allemagne.

Louis Kernéis a échappé au massacre de Lunebourg. Il faisait partie des 78 rescapés évacués par camions. Arrivé à Bergen-Belsen, il est mort du typhus quelques jours après la libération du camp. Ses derniers mots nous ont été rapportés: "je pense à ma mère, et à son chagrin".

Laurent Jacq, lors de l'évacuation des camps, faisait partie de ceux qui furent embarqués sur des bateaux, au large du port de Neustadt. Seraient-ils dirigés sur la Suède, en échange de la vie et de la liberté de certains dignitaires nazis? Quelques déportés l'imaginaient déjà. La réalité fut tout autre: le 3 mai 1945, des chasseurs bombardiers britanniques mitraillent, bombardent et coulent quatre navires battant pavillon à croix gammée, à l'ancre dans la baie de Lübeck.: Laurent Jacq et 7 300 déportés trouvent la mort ce jour-là au cours de l'attaque aérienne ou dans les eaux glacées de la Baltique...

De tous ceux qui étaient partis de St-Charles le 4 juin 44, deux seulement sont revenus, Jeannot Le Bris et Jean Le Corre, le seul rescapé du groupe d'Ergué-Gabéric.

*
**



Ici se termine l'histoire de nos amis, telle que nous l'avons connue et telle que nous l'a racontée Jeannot Le Bris, une journée d'Août, à Pen-an-Veur, en Loctudy, alors que la mer faisait danser mille facettes éblouissantes entre les pins, et que tout près de nous s'élevaient les cris joyeux des petits neveux de Pierrot Pichavant...

Pourquoi ne pas laisser le dernier mot à Pierrot ?

La libération du camp de Sand Bostel aurait pu être un des plus beaux jours de sa vie. Mais, terrassé par le typhus, il avait été transporté, totalement inconscient, dans un coin de la baraque réservé aux mourants.
Je suis incapable de savoir combien de temps je suis resté dans cet état comateux, incapable de la moindre réaction, isolé, effondré, sans aucun espoir de survie. Pour la première fois j'avais renoncé à cet espoir tenace de revenir en France, qui seul nous a permis de supporter les souffrances de la déportation.
Je suis revenu à moi grâce aux soins de mon ami le Commandant Clère (nous l'appelions toujours "Commandant") dont j'avais apprécié le courage et l'affection au camp, car j'avais travaillé dans un kommando voisin du sien.
Il m'a retrouvé, moribond. Il m'a réveillé en m'annonçant la libération du Camp. Il m'a secouru en me faisant boire une boîte de lait chaud qu'il avait apportée: "Tu vas guérir, m'a-t-il répété, car tu es jeune et tu as le devoir de vivre et de témoigner. Moi, je suis vieux, je peux m'en aller"!
Le lait et ses quelques mots m'ont redonné courage et espoir et quelques temps après, les brancardiers certainement guidés par lui sont venus me prendre en charge pour me transporter dans un hôpital militaire où je me suis réveillé propre, en pyjama, et où j'ai été remarquablement soigné par des Médecins canadiens et des infirmières allemandes.
Après une convalescence qui m'a paru très longue, j'ai voulu reprendre contact avec mon ami Clère mais personne n'a pu fournir la moindre nouvelle. Depuis sa libération à Sand Bostel, il a disparu dans la nuit et le brouillard de cette fin du monde.
Je suis le seul lien qui existe entre cet homme valeureux, modèle de courage et de patriotisme, et sa famille. Ses deux fils, officiers de la France Libre, sont décédés. Mais je suis très proche de sa fille, de sa belle-fille et de ses petits enfants dont le plus jeune est un éminent spécialiste en cardiologie spatiale. C'est mon filleul et j'en suis très fier.

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    Thème de l'article : Fiche bibliographique d'un livre ou article couvrant un aspect du passé d'Ergué-Gabéric

    Date de création : Août 2007    Dernière modification : 13.06.2014    Avancement : Image:Bullgreen.gif [Fignolé]