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Déguignet étudie les sciences naturelles sans les vulgarisateurs charlatans

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-|width=60% valign=top|<i>Dans ses « Mémoires d'un paysan bas-breton », Jean-Marie Déguignet (1834-1905) donne sa vision critique sur ...</i>+|width=60% valign=top|<i>Dans ses « Mémoires d'un paysan bas-breton », Jean-Marie Déguignet (1834-1905) donne sa vision de l'importance de s'initier aux sciences naturelles et à la physiologie dans les musées, les cours et même les théâtres. Et il s'insurge sur la nullité des méthodes imprimées produites par des vulgarisateurs qu'il qualifie de charlatans.</i>
-Autres lectures : {{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}{{Tpg|Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet}}+Extrait du Cahier manuscrit n° 7 de ses Mémoires.
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 +Autres lectures : {{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un Paysan Bas-Bretone}}{{Tpg|DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale}}{{Tpg|Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet}}
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-En début d'année 1859, alors qu'il est en congé à Paris après sa campagne de Crimée et avant de repartir servir pour la guerre d'Italie, Déguignet se focalise sur l'apprentissage, ainsi qu'il évoque dans Mémoires : « <i>le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même</i> ».+En début d'année 1859, alors qu'il est en congé à Paris après sa campagne de Crimée, avant de repartir servir Napoléon III dans sa guerre d'Italie, le soldat Déguignet se focalise sur l'apprentissage, ainsi qu'il évoque dans Mémoires : « <i>le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même</i> ».
-Et il multiplie ses visites éducatives gratuites dans la capitale, profitant du fait que les militaires sont prioritaires et ne font pas la queue à l'entrée des musées parisiens : « <i>Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle.</i> » - « <i>Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente.</i> »+Et il multiplie ses visites éducatives gratuites dans les musées de la capitale : « <i>Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle</i> » ; « <i>Et au Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente</i> ».
-Il ne néglige pas non plus quelques sorties culturelles : « <i>quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre</i> », alors que ses collègues voltigeurs <ref name="Voltigeur">{{K-Voltigeur}}</ref>, il préfère aller se distraire dans les « <i>bastringues des barrières</i> » (les guinguettes implantées dans les faubourgs parisiens à l'extérieur de l'enceinte des Fermiers généraux).+Il ne néglige pas non plus quelques sorties culturelles : « <i>quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre</i> », n'ayant pas à faire la queue en tant que militaire, alors que ses collègues voltigeurs <ref name="Voltigeur">{{K-Voltigeur}}</ref> préfèrent aller se distraire dans les « <i>bastringues des barrières</i> » (les guinguettes implantées dans les faubourgs parisiens à l'extérieur de l'enceinte des Fermiers généraux).
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 +Par contre, il note dans son camp retranché d'Ivry, l'intrusion commanditée de pédagogues se disant les apôtres de l'instruction et de l'éducation moderne : « <i>Ces charlatans, dont le célèbre Mangin était le roi, venaient jusque dans nos casernes nous donner des séances de somnambulisme et de prestidigitation</i> ». Arthur Mangin (1824-1887) est un écrivain et vulgarisateur, auteur de nombreux ouvrages soi-disant scientifiques, notamment « <i>Les phénomènes de l'air</i> » ou « <i>Voyage scientifique autour de ma chambre</i> ».
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 +La scène, dont Déguignet est le témoin direct, est celle de Jules Radu (1810-1899) faisant une opération de promotion de sa méthode de "lecture, écriture, calcul, orthographe, dictionnaire français, agriculture, géographie, histoire" approuvée et autorisée par l'Académie : « <i>Quand il eut terminé son boniment, les sergents-majors passaient devant leurs hommes, demandant qui en voulait, et inscrivant d'autorité certains individus qui secouaient la tête. Enfin, moins d'une heure après, nous recevions presque tous le livre merveilleux, pour le prix de cinq francs qui devait être retenu sur notre petite solde.</i> ».
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 +<br>Le verdict de l'apprenant autodidacte est sans appel : « <i>des modèles d'écriture avec des explications grotesques pour imiter ces modèles ... puis des extraits tronqués et falsifiés de l'histoire de France et de l'histoire sainte; et puis c'était tout, c'est-à-dire rien que des sottises</i> » ; « <i>Si ce grand charlatan breveté et garanti du gouvernement était revenu à la caserne, je crois bien qu'il y aurait passé un mauvais quart d'heure</i> ».
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Mon premier et mon unique instituteur m'avait fait comprendre, là-bas, près de Sébastopol, que le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même. Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle. On pouvait même y faire de belles études des mœurs naturelles près des barrières, au quartier des chiffonniers, aux carrières de Belleville et de Montmartre. Et nous autres soldats, nous avions entrée libre dans tous ces établissements. Et dans les théâtres, nous avions une faveur spéciale et précieuse: pendant que les civils étaient obligés de faire [la] queue et de rester grelotter l'hiver des heures entières pour avoir une place, nous autres, il nous suffisait d'arriver dix minutes avant l'ouverture des portes pour y entrer librement, en passant entre deux haies de civils qui enviaient notre bonheur. Et une fois entrés, nous pouvions choisir les meilleures places. Nous ne nous trouvions pas beaucoup du reste. Bien des soldats demandaient, il était vrai, la permission du théâtre le dimanche, mais c'était pour aller aux bastringues des barrières, ou dans les maisons aux grands numéros rouges. Je ne trouvais jamais aucun collègue pour venir avec moi, ni au théâtre, ni aux cours de sciences naturelles. Tout au plus, quand ils n'étaient pas riches assez pour aller aux barrières, venaient-ils parfois faire un tour aux Arts et Métiers, au Louvre, au Jardin des Plantes, mais sans faire attention à ce qu'ils voyaient. Sinon, au musée, quand ils voyaient une statue ou un tableau représentant le nu, cela les intéressait comme les singes du Jardin des Plantes. Aussi, je préférais être seul, alors je passais des heures entières dans ces musées, où l'on peut étudier - surtout aux Arts et Métiers - le genre humain, par ses instruments, depuis son enfance pour ainsi dire jusqu'à nos jours; comme on peut l'étudier dans ses folies et ses férocités aux musées des costumes, des armes et des instruments de tortures dont il s'est servi à travers les siècles innombrables qui nous séparent de son berceau. On peut aussi y faire des études morales et psychologiques sur ce curieux bipède sans plume, le plus méchant, le plus stupide et le plus malheureux de toutes créatures. Les chercheurs ou les faiseurs d'âmes pourraient les trouver là, dans ces instruments offensifs et défensifs, dans l'outillage de tortures, dans les costumes, les statues et les tableaux ; ils verraient là l'âme humaine dans toutes ses manifestations, dans ses chefs-d'œuvre les plus monstrueux comme dans ses conceptions les plus sublimes. Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente. Enfin, dans cette lumière comme on l'appelle, un esprit attentif, scrutateur, avec une bonne mémoire, pourrait en peu de temps devenir un vrai savant. Pour moi c'était un vrai bonheur : tout mon temps disponible était partagé entre ces musées et les cours de chimie, physique et histoire naturelle; et tous les dimanches, quand je n'étais pas de service, et quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre. Mon premier et mon unique instituteur m'avait fait comprendre, là-bas, près de Sébastopol, que le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même. Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle. On pouvait même y faire de belles études des mœurs naturelles près des barrières, au quartier des chiffonniers, aux carrières de Belleville et de Montmartre. Et nous autres soldats, nous avions entrée libre dans tous ces établissements. Et dans les théâtres, nous avions une faveur spéciale et précieuse: pendant que les civils étaient obligés de faire [la] queue et de rester grelotter l'hiver des heures entières pour avoir une place, nous autres, il nous suffisait d'arriver dix minutes avant l'ouverture des portes pour y entrer librement, en passant entre deux haies de civils qui enviaient notre bonheur. Et une fois entrés, nous pouvions choisir les meilleures places. Nous ne nous trouvions pas beaucoup du reste. Bien des soldats demandaient, il était vrai, la permission du théâtre le dimanche, mais c'était pour aller aux bastringues des barrières, ou dans les maisons aux grands numéros rouges. Je ne trouvais jamais aucun collègue pour venir avec moi, ni au théâtre, ni aux cours de sciences naturelles. Tout au plus, quand ils n'étaient pas riches assez pour aller aux barrières, venaient-ils parfois faire un tour aux Arts et Métiers, au Louvre, au Jardin des Plantes, mais sans faire attention à ce qu'ils voyaient. Sinon, au musée, quand ils voyaient une statue ou un tableau représentant le nu, cela les intéressait comme les singes du Jardin des Plantes. Aussi, je préférais être seul, alors je passais des heures entières dans ces musées, où l'on peut étudier - surtout aux Arts et Métiers - le genre humain, par ses instruments, depuis son enfance pour ainsi dire jusqu'à nos jours; comme on peut l'étudier dans ses folies et ses férocités aux musées des costumes, des armes et des instruments de tortures dont il s'est servi à travers les siècles innombrables qui nous séparent de son berceau. On peut aussi y faire des études morales et psychologiques sur ce curieux bipède sans plume, le plus méchant, le plus stupide et le plus malheureux de toutes créatures. Les chercheurs ou les faiseurs d'âmes pourraient les trouver là, dans ces instruments offensifs et défensifs, dans l'outillage de tortures, dans les costumes, les statues et les tableaux ; ils verraient là l'âme humaine dans toutes ses manifestations, dans ses chefs-d'œuvre les plus monstrueux comme dans ses conceptions les plus sublimes. Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente. Enfin, dans cette lumière comme on l'appelle, un esprit attentif, scrutateur, avec une bonne mémoire, pourrait en peu de temps devenir un vrai savant. Pour moi c'était un vrai bonheur : tout mon temps disponible était partagé entre ces musées et les cours de chimie, physique et histoire naturelle; et tous les dimanches, quand je n'étais pas de service, et quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre.
-Notre service, du reste, n'était pas bien pénible à Paris. Nous autres, les voltigeurs, ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit <ref>180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (1ères édition des Mémoires dans la Revue de Paris en 1905, p. 620-621).</ref> coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini. Puis nous avions aussi la garde du drapeau de notre régiment, et enfin quelques services de planton. Mais nous ne restâmes pas longtemps dans cette vieille caserne de Popincourt. En ce temps-là, on ne laissait pas moisir les soldats longtemps dans la même caserne, ni dans la même garnison. De Popincourt, nous fûmes envoyés à Charenton pour garder les fous, puis, de là, à Ivry et à Bicêtre, autre maison de fous. En ce temps-là, si [les] troupes étaient toujours en mouvement sur les routes, dans les rues et dans les camps, il y avait une autre armée qui ne chômait guère non plus : c'était l'armée des charlatans qui travaillait continuellement sur les places publiques dans toutes les villes, et notamment à Paris. C'était un des moyens employés par Badinguet pour occuper les Français oisifs et révolutionnaires, occuper les politicien · par les extérieurs, faire peur aux révolutionnaires par les armées toujours en mouvement, distraire les autres par les charlatans des places publiques, tels étaient, croyait-il, les meilleurs moyens de régner et de gouverner ces bons Français. +Notre service, du reste, n'était pas bien pénible à Paris. Nous autres, les voltigeurs, ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit <ref>180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (1ères édition des Mémoires dans la Revue de Paris en 1905, p. 620-621).</ref> coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini. Puis nous avions aussi la garde du drapeau de notre régiment, et enfin quelques services de planton. Mais nous ne restâmes pas longtemps dans cette vieille caserne de Popincourt. En ce temps-là, on ne laissait pas moisir les soldats longtemps dans la même caserne, ni dans la même garnison. De Popincourt, nous fûmes envoyés à Charenton pour garder les fous, puis, de là, à Ivry et à Bicêtre, autre maison de fous. En ce temps-là, si [les] troupes étaient toujours en mouvement sur les routes, dans les rues et dans les camps, il y avait une autre armée qui ne chômait guère non plus : c'était l'armée des charlatans qui travaillait continuellement sur les places publiques dans toutes les villes, et notamment à Paris. C'était un des moyens employés par Badinguet pour occuper les Français oisifs et révolutionnaires, occuper les politiciens par les extérieurs, faire peur aux révolutionnaires par les armées toujours en mouvement, distraire les autres par les charlatans des places publiques, tels étaient, croyait-il, les meilleurs moyens de régner et de gouverner ces bons Français.
Ces charlatans, dont le célèbre Mangin était le roi, venaient jusque dans nos casernes nous donner des séances de somnambulisme et de prestidigitation. Quand nous étions au fort d'Ivry, il en vint un d'un genre particulier. Celui-là n'avait pas de boîtes à double fonds, ni de cartes biseautées, et n'avalait ni sabre, ni lapins crus, mais il faisait avaler aux pauvres gogos, avec la complicité des chefs, de bonnes grosses pilules et qui coûtaient cher aux pauvres nigauds. Son truc à lui, était de vendre aux ignorants - si nombreux alors comme aujourd'hui - un certain livre merveilleux, par lequel tout individu pouvait apprendre seul à lire et à écrire, et pouvait même devenir un grand érudit en peu de temps. Ces charlatans, dont le célèbre Mangin était le roi, venaient jusque dans nos casernes nous donner des séances de somnambulisme et de prestidigitation. Quand nous étions au fort d'Ivry, il en vint un d'un genre particulier. Celui-là n'avait pas de boîtes à double fonds, ni de cartes biseautées, et n'avalait ni sabre, ni lapins crus, mais il faisait avaler aux pauvres gogos, avec la complicité des chefs, de bonnes grosses pilules et qui coûtaient cher aux pauvres nigauds. Son truc à lui, était de vendre aux ignorants - si nombreux alors comme aujourd'hui - un certain livre merveilleux, par lequel tout individu pouvait apprendre seul à lire et à écrire, et pouvait même devenir un grand érudit en peu de temps.

Version actuelle

Image:Espacedeguignetter.jpg Dans ses « Mémoires d'un paysan bas-breton », Jean-Marie Déguignet (1834-1905) donne sa vision de l'importance de s'initier aux sciences naturelles et à la physiologie dans les musées, les cours et même les théâtres. Et il s'insurge sur la nullité des méthodes imprimées produites par des vulgarisateurs qu'il qualifie de charlatans.

Extrait du Cahier manuscrit n° 7 de ses Mémoires.

Autres lectures : « DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un Paysan Bas-Bretone » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ 

1 Présentation

En début d'année 1859, alors qu'il est en congé à Paris après sa campagne de Crimée, avant de repartir servir Napoléon III dans sa guerre d'Italie, le soldat Déguignet se focalise sur l'apprentissage, ainsi qu'il évoque dans Mémoires : « le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même ».

Et il multiplie ses visites éducatives gratuites dans les musées de la capitale : « Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle » ; « Et au Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente ».

Il ne néglige pas non plus quelques sorties culturelles : « quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre », n'ayant pas à faire la queue en tant que militaire, alors que ses collègues voltigeurs [1] préfèrent aller se distraire dans les « bastringues des barrières » (les guinguettes implantées dans les faubourgs parisiens à l'extérieur de l'enceinte des Fermiers généraux).

Par contre, il note dans son camp retranché d'Ivry, l'intrusion commanditée de pédagogues se disant les apôtres de l'instruction et de l'éducation moderne : « Ces charlatans, dont le célèbre Mangin était le roi, venaient jusque dans nos casernes nous donner des séances de somnambulisme et de prestidigitation ». Arthur Mangin (1824-1887) est un écrivain et vulgarisateur, auteur de nombreux ouvrages soi-disant scientifiques, notamment « Les phénomènes de l'air » ou « Voyage scientifique autour de ma chambre ».

La scène, dont Déguignet est le témoin direct, est celle de Jules Radu (1810-1899) faisant une opération de promotion de sa méthode de "lecture, écriture, calcul, orthographe, dictionnaire français, agriculture, géographie, histoire" approuvée et autorisée par l'Académie : « Quand il eut terminé son boniment, les sergents-majors passaient devant leurs hommes, demandant qui en voulait, et inscrivant d'autorité certains individus qui secouaient la tête. Enfin, moins d'une heure après, nous recevions presque tous le livre merveilleux, pour le prix de cinq francs qui devait être retenu sur notre petite solde. ».

 


Le verdict de l'apprenant autodidacte est sans appel : « des modèles d'écriture avec des explications grotesques pour imiter ces modèles ... puis des extraits tronqués et falsifiés de l'histoire de France et de l'histoire sainte; et puis c'était tout, c'est-à-dire rien que des sottises » ; « Si ce grand charlatan breveté et garanti du gouvernement était revenu à la caserne, je crois bien qu'il y aurait passé un mauvais quart d'heure ».


2 Transcription et manuscrit

Cahier n° 7 folios 34-41, Intégrale p. 227-229

Mon premier et mon unique instituteur m'avait fait comprendre, là-bas, près de Sébastopol, que le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même. Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle. On pouvait même y faire de belles études des mœurs naturelles près des barrières, au quartier des chiffonniers, aux carrières de Belleville et de Montmartre. Et nous autres soldats, nous avions entrée libre dans tous ces établissements. Et dans les théâtres, nous avions une faveur spéciale et précieuse: pendant que les civils étaient obligés de faire [la] queue et de rester grelotter l'hiver des heures entières pour avoir une place, nous autres, il nous suffisait d'arriver dix minutes avant l'ouverture des portes pour y entrer librement, en passant entre deux haies de civils qui enviaient notre bonheur. Et une fois entrés, nous pouvions choisir les meilleures places. Nous ne nous trouvions pas beaucoup du reste. Bien des soldats demandaient, il était vrai, la permission du théâtre le dimanche, mais c'était pour aller aux bastringues des barrières, ou dans les maisons aux grands numéros rouges. Je ne trouvais jamais aucun collègue pour venir avec moi, ni au théâtre, ni aux cours de sciences naturelles. Tout au plus, quand ils n'étaient pas riches assez pour aller aux barrières, venaient-ils parfois faire un tour aux Arts et Métiers, au Louvre, au Jardin des Plantes, mais sans faire attention à ce qu'ils voyaient. Sinon, au musée, quand ils voyaient une statue ou un tableau représentant le nu, cela les intéressait comme les singes du Jardin des Plantes. Aussi, je préférais être seul, alors je passais des heures entières dans ces musées, où l'on peut étudier - surtout aux Arts et Métiers - le genre humain, par ses instruments, depuis son enfance pour ainsi dire jusqu'à nos jours; comme on peut l'étudier dans ses folies et ses férocités aux musées des costumes, des armes et des instruments de tortures dont il s'est servi à travers les siècles innombrables qui nous séparent de son berceau. On peut aussi y faire des études morales et psychologiques sur ce curieux bipède sans plume, le plus méchant, le plus stupide et le plus malheureux de toutes créatures. Les chercheurs ou les faiseurs d'âmes pourraient les trouver là, dans ces instruments offensifs et défensifs, dans l'outillage de tortures, dans les costumes, les statues et les tableaux ; ils verraient là l'âme humaine dans toutes ses manifestations, dans ses chefs-d'œuvre les plus monstrueux comme dans ses conceptions les plus sublimes. Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente. Enfin, dans cette lumière comme on l'appelle, un esprit attentif, scrutateur, avec une bonne mémoire, pourrait en peu de temps devenir un vrai savant. Pour moi c'était un vrai bonheur : tout mon temps disponible était partagé entre ces musées et les cours de chimie, physique et histoire naturelle; et tous les dimanches, quand je n'étais pas de service, et quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre.

Notre service, du reste, n'était pas bien pénible à Paris. Nous autres, les voltigeurs, ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit [2] coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini. Puis nous avions aussi la garde du drapeau de notre régiment, et enfin quelques services de planton. Mais nous ne restâmes pas longtemps dans cette vieille caserne de Popincourt. En ce temps-là, on ne laissait pas moisir les soldats longtemps dans la même caserne, ni dans la même garnison. De Popincourt, nous fûmes envoyés à Charenton pour garder les fous, puis, de là, à Ivry et à Bicêtre, autre maison de fous. En ce temps-là, si [les] troupes étaient toujours en mouvement sur les routes, dans les rues et dans les camps, il y avait une autre armée qui ne chômait guère non plus : c'était l'armée des charlatans qui travaillait continuellement sur les places publiques dans toutes les villes, et notamment à Paris. C'était un des moyens employés par Badinguet pour occuper les Français oisifs et révolutionnaires, occuper les politiciens par les extérieurs, faire peur aux révolutionnaires par les armées toujours en mouvement, distraire les autres par les charlatans des places publiques, tels étaient, croyait-il, les meilleurs moyens de régner et de gouverner ces bons Français.

Ces charlatans, dont le célèbre Mangin était le roi, venaient jusque dans nos casernes nous donner des séances de somnambulisme et de prestidigitation. Quand nous étions au fort d'Ivry, il en vint un d'un genre particulier. Celui-là n'avait pas de boîtes à double fonds, ni de cartes biseautées, et n'avalait ni sabre, ni lapins crus, mais il faisait avaler aux pauvres gogos, avec la complicité des chefs, de bonnes grosses pilules et qui coûtaient cher aux pauvres nigauds. Son truc à lui, était de vendre aux ignorants - si nombreux alors comme aujourd'hui - un certain livre merveilleux, par lequel tout individu pouvait apprendre seul à lire et à écrire, et pouvait même devenir un grand érudit en peu de temps.

 

Suite et fin du Cahier 7 et Intégrale avant Campagne d'Italie

Ce beau charlatan s'appelait Jules Radu. Il entra au fort avec le colonel et presque tous les officiers du régiment. On nous fit descendre dans la cour, et là, le fripon, se disant l'apôtre de l'instruction et de l'éducation moderne, nous fit un long discours. un vrai boniment de charlatan, montrant ses décorations - car il était décoré de plusieurs croix - se disant approuvé et autorisé par l'Académie, par toutes les sommités littéraires et scientifiques, par Leurs Majestés Impériales, les ministres, les maréchaux et cardinaux, etc., etc. Quand il eut terminé son boniment, les sergents-majors passaient devant leurs hommes, demandant qui en voulait, et inscrivant d'autorité certains individus qui secouaient la tête. Enfin, moins d'une heure après, nous recevions presque tous le livre merveilleux, pour le prix de cinq francs qui devait [être] retenu sur notre petite solde. J'avais alors pour collègue de section un caporal qui avait fait ses classes, comme on dit. Aussitôt qu'il eut feuilleté le volume, il me dit que nous avions été volés. Et en effet, dans ce volume de cinq ou six cent pages, il y [en] avait d'abord une vingtaine consacrées aux nombreux personnages illustres qui avaient approuvé « la belle œuvre » entreprise par Jules Radu, ensuite, il y avait plusieurs sortes d'alphabets, des modèles d'écriture avec des explications grotesques pour imiter ces modèles; des extraits de la grammaire de Lhomond'", de l'arithmétique nouveau genre, puis des extraits tronqués et falsifiés de l'histoire de France et de l'histoire sainte; et puis c'était tout, c'est-à-dire rien que des sottises. Mais la pilule était avalée, et il fallut la payer ! Une heure après, des soldats criaient dans les chambres, offrant à ceux qui n'avaient [pas] reçu le volume pour dix sous, mais personne n'en voulait; et le soir, on voyait les feuilles de ce merveilleux livre allumer les pipes ; la cour de la caserne et les latrines en étaient remplies. Si ce grand charlatan breveté et garanti du gouvernement était revenu à la caserne, je crois bien qu'il y aurait passé un mauvais quart d'heure.


Fac-similé du cahier n° 7



3 Annotations

  1. Voltigeur, s.m. : dans son sens militaire c'est le fantassin porté en première ligne par un cavalier qui le prend en croupe. Plus généralement, le terme désigne les unités d’infanterie légère d’une compagnie d’élite destinée à agir en tirailleur en avant de la ligne d’un bataillon (Wikipedia). [Terme] [Lexique] [Ref.↑]
  2. 180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (1ères édition des Mémoires dans la Revue de Paris en 1905, p. 620-621). [Ref.↑]


Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet

Date de création : Mai 2020    Dernière modification : 30.05.2020    Avancement : Image:Bullorange.gif [Développé]