Déguignet étudie les sciences naturelles sans les vulgarisateurs charlatans
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- | <big>Cahier n° 7 folios 36-43, Intégrale p. 227-229</big> | + | <big>Cahier n° 7 folios 34-41, Intégrale p. 227-229</big> |
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- | Mon premier et mon unique instituteur m'avait fait comprendre, là-bas, près de Sébastopol, que le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même. Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle. On pouvait même y faire de belles études des mœurs naturelles près des barrières, au quartier des chiffonniers, aux carrières de Belleville et de Montrnartre. Et nous autres soldats, nous avions entrée libre dans tous ces établissements. Et dans les théâtres, nous avions une faveur spéciale et précieuse: pendant que les civils étaient obligés de faire [la] queue et de rester grelotter l'hiver des heures entières pour avoir une place, nous autres, il nous suffisait d'arriver dix minutes avant l'ouverture des portes pour y entrer librement, en passant entre deux haies de civils qui enviaient notre bonheur. Et une fois entrés, nous pouvions choisir les meilleures places. Nous ne nous trouvions pas beaucoup du reste. Bien des soldats demandaient, il était vrai, la permission du théâtre le dimanche, mais c'était pour aller aux bastringues des barrières, ou dans les maisons aux grands numéros rouges. Je ne trouvais jamais aucun collègue pour venir avec moi, ni au théâtre, ni aux cours de sciences naturelles. Tout au plus, quand ils n'étaient pas riches assez pour aller aux barrières, venaient-ils parfois faire un tour aux Arts et Métiers, au Louvre, au Jardin des Plantes, mais sans faire attention à ce qu'ils voyaient. Sinon, au musée, quand ils voyaient une statue ou un tableau représentant le nu, cela les intéressait comme les singes du Jardin des Plantes. Aussi, je préférais être seul, alors je passais des heures entières dans ces musées, où l'on peut étudier - surtout aux Arts et Métiers - le genre humain, par ses instruments, depuis son enfance pour ainsi dire jusqu'à nos jours; comme on peut l'étudier dans ses folies et ses férocités aux musées des costumes, des armes et des instruments de tortures dont il s'est servi à travers les siècles innombrables qui nous séparent de son berceau. On peut aussi y faire des études morales et psychologiques sur ce curieux bipède sans plume, le plus méchant, le plus stupide et le plus malheureux de toutes créatures. Les chercheurs ou les faiseurs d'âmes pourraient les trouver là, dans ces instruments offensifs et défensifs, dans l'outillage de tortures, dans les costumes, l.es statues et les tableaux ; ils verraient là l'âme humaine dans toutes ses manifestations, dans ses chefs-d'œuvre les plus monstrueux comme dans ses conceptions les plus sublimes. Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente. Enfin, dans cette lumière comme on l'appelle, un esprit attentif, scrutateur, avec une bonne mémoire, pourrait en peu de temps devenir un vrai savant. Pour moi c'était un vrai bonheur : tout mon temps disponible était partagé entre ces musées et les cours de chimie, physique et histoire naturelle; et tous les dimanches, quand je n'étais pas de service, et quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre. | + | Mon premier et mon unique instituteur m'avait fait comprendre, là-bas, près de Sébastopol, que le meilleur moyen de s'instruire dans les sciences naturelles, les seules utiles, était d'étudier les choses dans leur nature même. Or, toutes ces choses se trouvent ainsi à Paris, clans les musées du Louvre, du Luxembourg, de Cluny, de la Marine, des Arts et Métiers, du Jardin des Plantes, les théâtres, les cours de physiologie, de physique, de chimie et d'histoire naturelle. On pouvait même y faire de belles études des mœurs naturelles près des barrières, au quartier des chiffonniers, aux carrières de Belleville et de Montmartre. Et nous autres soldats, nous avions entrée libre dans tous ces établissements. Et dans les théâtres, nous avions une faveur spéciale et précieuse: pendant que les civils étaient obligés de faire [la] queue et de rester grelotter l'hiver des heures entières pour avoir une place, nous autres, il nous suffisait d'arriver dix minutes avant l'ouverture des portes pour y entrer librement, en passant entre deux haies de civils qui enviaient notre bonheur. Et une fois entrés, nous pouvions choisir les meilleures places. Nous ne nous trouvions pas beaucoup du reste. Bien des soldats demandaient, il était vrai, la permission du théâtre le dimanche, mais c'était pour aller aux bastringues des barrières, ou dans les maisons aux grands numéros rouges. Je ne trouvais jamais aucun collègue pour venir avec moi, ni au théâtre, ni aux cours de sciences naturelles. Tout au plus, quand ils n'étaient pas riches assez pour aller aux barrières, venaient-ils parfois faire un tour aux Arts et Métiers, au Louvre, au Jardin des Plantes, mais sans faire attention à ce qu'ils voyaient. Sinon, au musée, quand ils voyaient une statue ou un tableau représentant le nu, cela les intéressait comme les singes du Jardin des Plantes. Aussi, je préférais être seul, alors je passais des heures entières dans ces musées, où l'on peut étudier - surtout aux Arts et Métiers - le genre humain, par ses instruments, depuis son enfance pour ainsi dire jusqu'à nos jours; comme on peut l'étudier dans ses folies et ses férocités aux musées des costumes, des armes et des instruments de tortures dont il s'est servi à travers les siècles innombrables qui nous séparent de son berceau. On peut aussi y faire des études morales et psychologiques sur ce curieux bipède sans plume, le plus méchant, le plus stupide et le plus malheureux de toutes créatures. Les chercheurs ou les faiseurs d'âmes pourraient les trouver là, dans ces instruments offensifs et défensifs, dans l'outillage de tortures, dans les costumes, l.es statues et les tableaux ; ils verraient là l'âme humaine dans toutes ses manifestations, dans ses chefs-d'œuvre les plus monstrueux comme dans ses conceptions les plus sublimes. Et [au] Jardin des Plantes, on peut voir et contempler toutes les autres créatures de notre petit globe terrestre, avec tous les végétaux qu'il produit naturellement et artificiellement, et les divers minéraux qui forment sa charpente. Enfin, dans cette lumière comme on l'appelle, un esprit attentif, scrutateur, avec une bonne mémoire, pourrait en peu de temps devenir un vrai savant. Pour moi c'était un vrai bonheur : tout mon temps disponible était partagé entre ces musées et les cours de chimie, physique et histoire naturelle; et tous les dimanches, quand je n'étais pas de service, et quand mes économies le permettaient, j'allais au théâtre. |
Notre service, du reste, n'était pas bien pénible à Paris. Nous autres, les voltigeurs, ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit <ref>180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (RdP, ler février 1905, p. 620-621).</ref> coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini. Puis nous avions aussi la garde du drapeau de notre régiment, et enfin quelques services de planton. Mais nous ne restâmes pas longtemps dans cette vieille caserne de Popincourt. En ce temps-là, on ne laissait pas moisir les soldats longtemps dans la même caserne, ni dans la même garnison. De Popincourt, nous fûmes envoyés à Charenton pour garder les fous, puis, de là, à Ivry et à Bicêtre, autre maison de fous. En ce temps-là, si [les] troupes étaient toujours en mouvement sur les routes, dans les rues et dans les camps, il y avait une autre armée qui ne chômait guère non plus : c'était l'armée des charlatans qui travaillait continuellement sur les places publiques dans toutes les villes, et notamment à Paris. C'était un des moyens employés par Badinguet pour occuper les Français oisifs et révolutionnaires, occuper les politicien · par les extérieurs, faire peur aux révolutionnaires par les armées toujours en mouvement, distraire les autres par les charlatans des places publiques, tels étaient, croyait-il, les meilleurs moyens de régner et de gouverner ces bons Français. | Notre service, du reste, n'était pas bien pénible à Paris. Nous autres, les voltigeurs, ne montions guère la garde qu'à la place Vendôme pour garder la colonne et le grand bandit <ref>180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (RdP, ler février 1905, p. 620-621).</ref> coulé en bronze qui la surmonte, puis au grand Opéra, à la porte duquel Leurs Majestés Impériales faillirent être tuées cette année même, par la bombe d'Orsini. Puis nous avions aussi la garde du drapeau de notre régiment, et enfin quelques services de planton. Mais nous ne restâmes pas longtemps dans cette vieille caserne de Popincourt. En ce temps-là, on ne laissait pas moisir les soldats longtemps dans la même caserne, ni dans la même garnison. De Popincourt, nous fûmes envoyés à Charenton pour garder les fous, puis, de là, à Ivry et à Bicêtre, autre maison de fous. En ce temps-là, si [les] troupes étaient toujours en mouvement sur les routes, dans les rues et dans les camps, il y avait une autre armée qui ne chômait guère non plus : c'était l'armée des charlatans qui travaillait continuellement sur les places publiques dans toutes les villes, et notamment à Paris. C'était un des moyens employés par Badinguet pour occuper les Français oisifs et révolutionnaires, occuper les politicien · par les extérieurs, faire peur aux révolutionnaires par les armées toujours en mouvement, distraire les autres par les charlatans des places publiques, tels étaient, croyait-il, les meilleurs moyens de régner et de gouverner ces bons Français. | ||
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Version du 29 mai ~ mae 2020 à 07:51
Dans ses « Mémoires d'un paysan bas-breton », Jean-Marie Déguignet (1834-1905) donne sa vision critique sur ...
Autres lectures : « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ |
1 Présentation
2 Transcription et manuscrit
Cahier n° 7 folios 34-41, Intégrale p. 227-229
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Suite et fin du Cahier 7 et Intégrale avant Campagne d'Italie
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3 Annotations
- 180. Napoléon Bonaparte. La colonne Vendôme fut érigée à partir de 1 200 canons pris à l'ennemi en 1805 (RdP, ler février 1905, p. 620-621). [Ref.↑]
Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Date de création : Mai 2020 Dernière modification : 29.05.2020 Avancement : [Développé] |