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[modifier] Coups mortels à Kerfréis 2/2

Billet du 22.08.2020 - Une affaire de coups mortels portée en Cour d'assises. Une liasse de 29 documents conservée aux Archives départementales du Finistère sous la cote 4U2-305, découverte et communiquée par Pierrick Chuto (*) + arrêts d'acquittement et dommages-intérêts classés en 4U1-73.

Il s'agit d'un dossier complet de prévention dont les pièces ont été entièrement retranscrites ci-après. Les rapports d'auditions, et de dépositions par les domestiques et membres de la famille, organisées sur place sur les lieux du crime de Kerfrez, « en l'endroit », donnent une sorte de reconstitution d'un huis-clos villageois du fin de 19e siècle. L'ambiance y est telle qu'on pourrait en tourner un téléfilm à la manière des romans policiers de Georges Simenon.
Cela commence chronologiquement par une scène digne de « La guerre des boutons » de Louis Pergaud, avec une bagarre d'enfants sur le chemin de retour de l'école : « j'ai entendu ma sœur qui venait également de l'école, qui me disait que Moysan voulait la frapper. J'ai couru après celui-ci et l'ai atteint au moment où il montait sur un talus pour rejoindre ma sœur. Je l'ai saisi par les effets et l'ai fait tomber à terre ... ».

S'ensuit la visite matinale dominicale du père René-Jean Moysan venant se plaindre auprès de sa voisine de Kerfrès, mère du sacripant et sa belle-sœur, et qui, chassé de la maison à coup de balai, revient et se fait de nouveau repousser par cette « femme Feunteun » par le moyen d'un râteau. Tout l'enjeu des premiers interrogatoires par les gendarmes est de savoir si les coups ont été portés par le manche en bois, le dos de la partie métallique ou carrément les piques de fer.

Le souci pour le juge d'instruction et les forces de l'ordre pour pouvoir appréhender les faits est d'interroger des témoins qui ne parlent que le breton ; pour ce faire un « interprète de la langue bretonne » les accompagne systématiquement, et le texte transcrit par le greffier conserve des bretonnismes ou expression orales autochtones.

Ainsi des insultes en breton par la victime des coups à l'encontre de l'inculpée sont évoquées de façon lapidaire : « mon beau frère Moysan est venu dans ma maison m'insulter, me traitant de P. et de G. ». Et un peu plus loin dans la déposition : « il est revenu sur le seuil de ma porte, m'insultant encore de (Pot Lourd) en français Lourdeau ». Les initiales P. et G. pourraient signifier en français Putain et Garce, mais en breton le mot « Gast » recouvre en principe la double connotation. La précision « (Pot Lourd) », quant à elle, est sans doute la déformation de « Paotrez lourd », où la féminisation de Paotr signifiant gars est insultante, et l'expression entière veut tout simplement dire Grosse Garce.

D'autres scènes sont marquantes dans les témoignages : le cidre doux demandé par la victime à sa femme « pour le faire vomir pensant qu'il irait mieux », l'autopsie organisée sur le lieu de décès à Kerfrez entraînant l’enlèvement du cadavre enlevé du lit clos pour raison d'insuffisance d'éclairage et d'espace.

 

Bien qu'accusée de coups mortels, l'inculpée bénéficie d'un acquittement par le jury qui répond négativement aux deux questions posées :

  • « est-elle coupable d'avoir volontairement porté des coups et fait des blessures ? »
  • « ces coups portés et ces blessures faites volontairement ont-ils occasionné la mort de la victime ? »

Le jury a certainement considéré qu'elle s'est défendue contre un agresseur, et qu'il y avait un doute quant à l'explication du médecin de la mort survenue 36 heures par hémorragie cérébrale. En tout état de cause, la personnalité de la femme Feunteun est clivante : d'un côté elle est qualifiée de « caractère vif et emporté », et de l'autre elle sait le français (elle n'a pas recours à l'interprète lors de ses interrogatoires), elle signe ses dépositions, elle est « cultivatrice » et non « ménagère », elle fait preuve d'une certaine mansuétude vis-à-vis de son agresseur. Son mari Alain Feunteun semble tenir un rôle secondaire dans l'exploitation familiale, il n'intervient qu'à la fin du procès comme proposant à titre solidaire de son épouse une rente à vie à la veuve de René-Jean Moysan.

Ce dernier, par ailleurs, bien qu'« honnête cultivateur », est enclin à la boisson, cherche querelles quand il est ivre, a un casier judiciaire pour avoir écopé de 8 jours de prison pour « Coups et blessures volontaires », s'est fait congédier de son emploi de domestique ...

Les journaux se sont étonnés à la lecture du verdict d'acquittement, ont mis cela sur le compte de la plaidoirie de l'avocat Chamaillard au nom prédestiné, mais la vérité est sans doute plus prosaïquement autour de circonstances où une femme a dû se défendre contre les agressions répétées d'un beau-frère éméché et querelleur.


En savoir plus : « 1887-1888 - Enquête, instruction et procès en assises pour un drame familial à Kerfréis »

(*) Pierrick Chuto, passionné d'histoire régionale, est l'auteur de nombreux articles (Le Lien du CGF, La Gazette d'Histoire-Genealogie.com ... ) et de livres sur les pays de Quimper et de Plobannalec. Sa dernière parution est la réédition des Les exposés de Créac'h-Euzen dans une version réactualisée et très enrichie.